La revanche de Keynes.

jeudi 6 novembre 2008.
 

Dans leurs rêves les plus fous, ils n’auraient jamais cru cela possible. George W. Bush, leur antihéros américain, tentant d’injecter des centaines de milliards d’argent public... Les gouvernements européens nationalisant des institutions bancaires... Nicolas Sarkozy, qu’ils croyaient acquis aux apôtres du laisser-faire, assénant : "L’idée que les marchés ont toujours raison est une idée folle." Comme cela sonne doux à leurs oreilles ! Si l’économie mondiale n’était en crise, ils en bondiraient de joie, les keynésiens.

"J’ai souri en écoutant le président de la République. Si j’avais dit la même chose, on m’aurait traité de bolchevik." Edwin Le Héron, 52 ans, est maître de conférences à Sciences Po Bordeaux et président de l’Association pour le développement des études keynésiennes (ADEK) qui revendique 80 membres. Il est fatigué qu’on le qualifie de "marxiste" chaque fois qu’il prononce le mot "Etat". Sa référence intellectuelle n’est-elle pas un grand bourgeois britannique (1883-1946), ayant fait fortune en Bourse et ne partageant avec Lénine que le goût des costumes trois pièces ? "Les keynésiens, assure-t-il, disent simplement que les gens gagneraient plus d’argent s’il y avait plus de régulation."

La crise actuelle leur donne raison, hélas !, feignent-ils de déplorer. "L’immobilier, c’était n’importe quoi. L’endettement des ménages, c’était n’importe quoi, résume Philippe Martin, 42 ans, professeur à Paris-I. On disait depuis longtemps que cela ne pouvait pas durer. Depuis trop longtemps peut-être. On avait sous-estimé le temps que pouvait durer cette bulle. Du coup, on ne nous écoutait plus."

Actuellement, leurs actions sont à la hausse. Ils sont très demandés, sur les plateaux de télévision et dans les coulisses des ministères. La secrétaire de Jean-Paul Fitoussi, 66 ans, professeur à Sciences Po Paris et président de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), peine à gérer l’agenda de ce dernier. L’économiste figurait déjà parmi les "visiteurs du soir" à l’Elysée. Aujourd’hui, c’est un conseiller écouté, prônant plus de régulation, mais qui doit partager la banquette avec des collègues qui ne goûtent guère ses analyses. Il triomphe. Modestement : "Je bénéficie d’un effet d’aubaine." Il se murmure que l’économiste a directement inspiré les récents discours de Nicolas Sarkozy. "On m’a demandé mon opinion", tempère-t-il.

Keynésiens. Jean-Paul Fitoussi n’aime guère cette volonté de classer à tout prix. "C’est une typologie spécifiquement européenne, constate-t-il. Elle n’a plus cours ailleurs." En France s’ajoutent les inévitables querelles de chapelles où se perdrait John Maynard Keynes lui-même.

Keynésiens "fondamentalistes", école de la régulation, postkeynésiens, néokeynésiens (à ne pas confondre avec la nouvelle école keynésienne...), forment une nébuleuse féconde, disparate et parfois antagoniste.

Reste que ces économistes ont un dogme fédérateur que définit a minima Jean-Paul Fitoussi : "Il y a besoin d’Etat." "Les keynésiens ont toujours pensé que le capitalisme donnait le meilleur de lui-même quand il était encadré", assure Franck Van De Velde, 60 ans, maître de conférences à Lille-I, qui a traduit un recueil de textes de Keynes, La Pauvreté dans l’abondance (Gallimard, 2005). "Les marchés fonctionnent mal de manière structurelle. Ils ont besoin de mécanismes externes de gouvernance", confirme Franck Portier, 44 ans, professeur à Toulouse-I et chercheur à l’Institut d’économie industrielle (IDEI). Les disciples, avoués ou non, encartés ou sympathisants, se définissent aussi, et peut-être surtout, par leurs adversaires. Ils ont les mêmes contradicteurs et parfois les mêmes bêtes noires. Jean-Paul Fitoussi les appelle pudiquement les adeptes de "l’autorégulation spontanée". Des confrères plus directs préfèrent dire Jacques Marseille ou Nicolas Baverez...

Ceux-là ne les ont pas épargnés ces dernières années, les ont taxés d’archaïsme. Même s’ils s’en défendent, bien sûr, la crise sonne comme une revanche face à ces promoteurs de la déréglementation, à ces contempteurs d’un Etat incapable, et soudain appelé au secours.

"Les néoclassiques, ceux qui disaient : "Tout problème a une solution, c’est le marché", sont plus en difficulté aujourd’hui", note Philippe Martin. Membre d’Attac, Franck Van de Velde se délecte de certains silences embarrassés : "Cela met incontestablement du baume au coeur." Et d’ajouter un rien provocateur : "J’ai toujours considéré que les keynésiens étaient les seuls qui essayaient de comprendre quelque chose au capitalisme."

Aujourd’hui, il n’est plus que quelques braves pour relever le gant, comme Jean-Marc Daniel, enseignant à l’Ecole supérieure des mines. "Le keynésianisme n’est pas la solution à la crise, c’est son origine, martèle cet économiste se revendiquant libéral. Ce sont les recettes de 1929, toujours appliquées aujourd’hui, qui ont entraîné la crise. Il faut au contraire moins de régulation par l’Etat et plus de régulation par la monnaie."

Mais de tels bretteurs se font plus rares et plus difficiles à entendre par l’opinion publique. Alors, sur fond de système financier en capilotade, les keynésiens déroulent leurs concepts, comme à la parade. "Les théories sur l’irrationalité des marchés trouvent une application concrète, constate Philippe Martin. Il y a eu par exemple cette évidente volonté de ne pas voir la crise. On est là typiquement dans la finance comportementale."

Michel Aglietta, 70 ans, pionnier de l’école de la régulation, rappelle ses travaux trentenaires sur l’effet de contagion, sur le mimétisme, qui expliquaient comment la défaillance d’un seul peut provoquer l’effondrement de tous. Les Bourses lui offrent une preuve à 1 000 milliards de dollars. "Devant l’euphorie des marchés, il aurait fallu se souvenir des cycles keynésiens", ajoute-t-il. Le polytechnicien se réjouit qu’on sollicite son école de pensée pour "donner un sens au phénomène, pour aller vers une réflexion plus profonde du système". "Il y a un changement de paradigme", constate-t-il avec gourmandise.

Edwin Le Héron se souvient des années difficiles qu’ont traversées les purs et durs qui, comme lui, plaidaient l’interventionnisme de l’Etat. "S’ils sont restés très présents dans le monde politique français, les keynésiens ont été exterminés dans le milieu universitaire", raconte l’ancien élève en Sorbonne. A écouter l’universitaire, ils avaient tout des derniers des Mohicans. L’ADEK a longtemps eu son adresse derrière la gare du Nord, loin des think tanks libéraux installés dans les beaux quartiers parisiens. C’était encore trop cher. Le siège est aujourd’hui à Bordeaux, au domicile du président...

Tandis que les plus récalcitrants au libéralisme ambiant prenaient le maquis, d’autres chercheurs d’inspiration keynésienne mitigeaient leur discours et tentaient la synthèse avec l’école classique, suivant le cheminement de Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie. "La révolution néoclassique des années 1970 et 1980 nous a obligés à resserrer les boulons de la théorie", reconnaît fair-play Philippe Martin.

Les nouveaux keynésiens étaient déjà très présents au sein des banques centrales et des autorités financières, notamment aux Etats-Unis. Philippe Martin, qui a travaillé à la Réserve fédérale de New York, se souvient avoir évolué en terrain ami. La crise a aujourd’hui propulsé ces gourous à la manoeuvre pour sauver le système financier.

Selon Edwin Le Héron, il reste aux keynésiens une inaccessible Olympe : Bruxelles. "Nous restons à la porte de la Commission européenne", assure l’universitaire. Pour Alain Lipietz, 61 ans, économiste de l’école de la régulation, reconverti à la politique, la donne serait en train de changer. "La Commission est visiblement dans le blues", constate le député européen (Verts). Le Parlement donne de la voix pour plus de régulation. "Il y a maintenant l’idée qu’il faut que l’autorité politique impose une certaine direction", constate l’écologiste.

Venues de la droite se développent même, horreur !, des théories néoplanistes, impensables il y a peu.

Ignorés hier, courtisés dans l’immédiat, les keynésiens profitent de leur regain mais sans naïveté. "A chaque crise, ça ressort", constate Edwin Le Héron. Ces économistes s’inquiètent surtout d’un dévoiement de leurs idées. "Le risque face au ralentissement, c’est la relance à tout-va", constate Alain Lipietz. "Je redoute qu’on y aille à la massue en matière de régulation", assure Michel Aglietta qui, après avoir écouté les saillies guerrières de Nicolas Sarkozy contre les grands pécheurs des marchés, craint "l’emporte-pièce". Les interventionnistes s’effraient surtout qu’on endosse comme keynésienne l’idée honnie de privatiser les profits et de socialiser les pertes.

Revanche des régulationnistes sur les néoclassiques, de Keynes sur Friedman, de l’école de la demande sur celle de l’offre, la crise boursière marque aussi celle des macroéconomistes de l’université, appliqués aux grands équilibres, sur les microéconomistes du privé, les yeux rivés sur les résultats à court terme des entreprises. Etudiants, les premiers ont choisi la recherche, quand les seconds ont opté pour les écoles de mathématiques qui ouvraient les portes de la City. "Ils ont aujourd’hui des jolies maisons de campagne", explique Franck Portier sans regret. Philipe Martin a vu revenir à lui un étudiant qui était parti tenter sa chance à Londres, la veille de la déconfiture. Le fugueur a décidé de reprendre son doctorat à Paris.


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