Funérailles de Victor Hugo : Peuple, artistes et républicains... (31 mai et 1er juin 1885)

lundi 18 mars 2024.
 

Obligé de s’exiler sous le Second Empire, Victor Hugo est revenu vivre en France à partir de septembre 1870. Dès 1872, la rue où il habite, prend son nom par décision du conseil municipal de Paris. Après la victoire politique de la gauche sur les monarchistes, il apparaît comme un symbole national de la République.

De 1878 à 1885, il jouit d’une réputation considérable ; les enfants apprennent ses poèmes à l’école ; ses anniversaires sont célébrés comme de grandes fêtes républicaines et littéraires.

Cependant, son état de santé précaire se détériore.

L’Eglise catholique, principale force d’opposition au régime républicain, commence plusieurs mois avant la mort du poète une bataille politique sur ses funérailles.

1) Funérailles civiles ou religieuses pour Victor Hugo

Le testament du poète est parfaitement clair « Je donne cinquante mille francs aux pauvres. Je désire être porté au cimetière dans leur corbillard. Je refuse l’oraison de toutes les églises, je demande une prière à toutes les âmes. Je crois en Dieu. »

Dès le 21 février, le cardinal Guibert, archevêque de Paris, propose d’accompagner religieusement "l’illustre malade... s’il avait le désir de voir un ministre de notre sainte religion". La famille répond qu’Hugo "a déclaré ces jours-ci encore qu’il ne voulait être assisté, pendant sa maladie, par aucun prêtre d’aucun culte".

Aussitôt, la presse cléricale tonne contre les républicains de "garde autour du lit de mort de Monsieur Victor Hugo, dans la crainte qu’au souvenir d’une foi ancienne il ne retrouvât la volonté d’exprimer publiquement un désir de retour à Dieu" (L’Univers). Depuis son échec dans la restauration de la monarchie, l’Eglise a besoin de sujets concrets sur lesquels déverser sa haine des nouvelles institutions républicaines, grâce auxquels maintenir en alerte ses fidèles.

Des républicains assument aussi un combat politique autour de ces funérailles "Si Victor Hugo était entré à Notre Dame, c’eût été pour le clergé ce que pour Louis XVI eût été la reprise de la Bastille".

Dans l’après-midi du 22 mai 1885, l’auteur des Misérables décède d’une congestion pulmonaire. Des drapeaux tricolores portant un crêpe noir apparaissent aux fenêtres. Plusieurs dizaines de milliers de personnes défilent devant le registre mortuaire installé dans une petite pièce à l’entrée de sa maison.

"Depuis hier matin, le n° 50 de l’avenue Victor Hugo est assiégé de visiteurs de tous rangs et de toutes notoriétés. Un énorme cahier est placé dans la petite pièce à gauche de l’entrée pour recueillir les signatures. A l’entrée, à côté de noms obscurs, on pouvait y lire, dès les premières heures, les noms du Tout-Paris politique, artistique et littéraire" (L’Echo de Paris du 23 mai 1885)

Le samedi 23, dix-sept journaux sont édités avec un cadre noir en première page.

Seule la presse cléricale :

* s’en prend aux "derviches hurleurs" républicains (Eugène Veuillot)

* s’en prend à l’écrivain Hugo qui "n’a cessé, pour se rendre populaire, de caresser les plus mauvais instincts"

* s’en prend aux funérailles "pas seulement civiles, elles sont démagogiques" (L’Univers) "prétexte à une infernale manifestation" qui ne peut que "glorifier le mal" (La Croix)

2) Quel lieu d’inhumation pour Victor Hugo ? Le Panthéon ?

La Révolution française avait transformé l’église Sainte Geneviève, symbole de la royauté absolue et du christianisme (reliques de Sainte Geneviève) en nécropole républicaine. Ainsi, Rousseau, Voltaire, Marat, Bara, Viala, Le Peletier ont bénéficié des honneurs du Panthéon.

Les locaux redeviennent une église en 1806 puis sont rendus au culte catholique en 1851.

Durant tout le 19ème siècle, le mouvement républicain garde l’objectif de reprendre le Panthéon dans l’esprit de la Révolution. Victor Hugo lui-même s’en fait le chantre :

"C’est pour ces morts, dont l’ombre est ici bienvenue

Que le haut Panthéon s’élève dans la rue."

En 1881, le projet de restauration républicaine du Panthéon est battu au Sénat.

Arrive le printemps 1885 et la mort du créateur de Gavroche et Cosette. Le Conseil municipal de Paris, marqué à gauche, émet "le voeu que le Panthéon soit rendu à sa destination primitive et que le corps de Hugo y soit inhumé". La presse républicaine radicale et d’extrême gauche soutient généralement cette proposition. Cependant, le gouvernement républicain modéré n’y tient pas car il souhaite éviter l’affrontement avec l’Eglise sur ce sujet ; il ajourne donc le projet sous prétexte de responsabilité première de la famille quant au choix du lieu d’inhumation.

Pourtant, l’idée du Panthéon gagne du terrain dans l’opinion publique.

Comme l’écrit Avner Ben Amos, "la possibilité d’une inhumation dans un Panthéon laïcisé redoubla l’enjeu des funérailles : il ne s’agissait pas seulement d’honorer la mémoire du poète mais aussi de renouer de manière spectaculaire avec le culte des Grands hommes inauguré en 1791 par l’Assemblée nationale. Confrontés à cette menace, les catholiques multiplièrent les attaques. Le périodique L’Univers lança un appel à une "manifestation qui serait à la fois une prière, une protestation et une expiation" au Panthéon et demanda au Congrès catholique qui se déroulait de prendre l’initiative et de mobiliser les "consciences chrétiennes" contre le blasphème des "libres penseurs" qui voudraient "affranchir la France de la religion pour cette apothéose du génie laïcisé" et ainsi laisser libre cours "aux folies du paganisme".

Suite à la forte mobilisation des étudiants parisiens et informé de l’audience acquise par l’extrême gauche républicaine sur le sujet, le gouvernement fait paraître deux décrets au Journal Officiel le 27 mai 1885, cinq jours après le décès :

* " Le Panthéon est rendu à sa destination primitive et légale. Les restes des grands hommes qui ont mérité la reconnaissance nationale y seront déposés."

* "Le corps de Victor Hugo sera déposé au Panthéon."

La presse catholique fulmine : "Satan triomphe" "On chassera Dieu pour faire place à M Hugo (L’Univers). Ces funérailles symboliseront "la désaffection de la France arrachée à l’Eglise et vouée au culte maçonnique" (La Croix).

Le 29 mai, des ouvriers montent sur le fronton de l’église, scient la croix et déracinent son montant. Du 29 au 31, plusieurs bagarres éclatent sur la place entre catholiques et républicains.

3) L’immense cortège du peuple : 3 millions ?

Le gouvernement s’étant vu obligé de prendre une décision déplaisant à l’Eglise catholique, craint à présent de voir les funérailles de Victor Hugo se transformer en journée révolutionnaire.

Pour limiter l’ampleur du cortège et canaliser les éléments d’extrême gauche, le gouvernement déplace les funérailles du dimanche 31 mai au lundi 1er juin, jour non chômé. Pour limiter l’ampleur et l’impact du cortège, il déplace l’itinéraire du Paris populaire au Boulevard saint Germain "On va conduire Victor Hugo au Panthéon par les sentiers de la réaction" tonne La Bataille.

Pour contrôler le processus jusque dans ses moindres détails, chaque délégation est obligée de s’inscrire préalablement auprès des services administratifs. 1168 groupes accomplissent ces démarches : 185 délégations communales, 161 sociétés artistiques,141 chambres syndicales et sociétés ouvrières, 128 organisations de gauche (socialistes, radicaux…), 122 écoles et sociétés d’éducation, 107 sociétés sportives, 76 délégations étrangères, 72 coopératives de prévoyance et secours mutuels, 61 groupes de la Libre Pensée, 46 sociétés militaires et patriotiques, 40 loges maçonniques…

L’histoire réelle ne se canalise pas en faisant compléter des imprimés, ni en spéculant sur les moments propices pour limiter la foule lors d’un enterrement. Heureusement.

Ainsi, le transport du corps de Hugo, de sa maison sous l’Arc de Triomphe, prévu pour s’opérer de nuit dans la discrétion, se transforme déjà en manifestation publique nombreuse, à nouveau violemment dénoncée par les journaux catholiques (« honteuses bacchanales », « danse macabre » dans La Croix, « orgie funèbre » dans La Lorraine, « fêtes des fous » dans Le Gaulois).

C’est ainsi que les funérailles du poète engagé commencent le 31 mai vers 6 heures du matin lorsqu’une foule se forme derrière le corbillard des pauvres pour accompagner le défunt. De sa rue à l’Arc de Triomphe, les présents scandent sans cesse « Vive Victor Hugo ». « Un fleuve de peuple… coulait toujours plus dense vers l’Arc de l’Etoile « (par Fernand Gregh, un témoin).

Pendant 36 heures, le corps sera ainsi exposé à l’Arc de Triomphe couvert de longs draps noirs dans une ambiance de « véritable fête foraine », au coeur d’une foule gigantesque, entre marchands de vin et marchands de victuailles, auréolé par une montagne de fleurs (1 million de francs dépensés pour cela par des groupes et des anonymes).

Lundi 1er juin, à 10h30, vingt et une salves sont tirées des Invalides, salves qui vont se poursuivre toutes les trente minutes, toute la journée. La procession civile débute à 11 heures pour se terminer seulement vers 19 heures au Panthéon, tellement le défilé n’en finit pas.

Combien de personnes ont assisté à cette cérémonie ? 1 million pour certaines sources, deux millions pour d’autres, trois millions pour le site victor-hugo.info. « Cette foule en blouse, en casquette, en bourgeron, en pantalon de travail, c’était bien le vrai peuple de Paris qui venait décerner son ultime hommage au grand poète » (Le Cri du Peuple). André Bellesort retient qu’il n’a « jamais été le témoin de funérailles où l’idée de la mort fût aussi absente. »

Les journalistes formulent quelques appréciations qui complètent bien la description de la journée :

* " On sentait dans cette foule le profond sentiment d’un avenir nouveau avec un nouvel idéal" (La République française).

* " Cette incroyable manifestation républicaine a été une apothéose philosophique " ( Le Télégraphe)

Manifestement, La Croix n’a pas compris qu’il s’agissait d’une journée annonciatrice du 20eme siècle " Défilé sans âme, cohue sans esprit, mise en scène vulgaire et décoration d’un paganisme inintelligent".

Jacques Serieys

Bibliographie et sitographie :

* Les funérailles de Victor Hugo Apothéose de l’évènement spectacle Article d’Avner Ben Amos in Les lieux de mémoire Tome 1 Gallimard

* Une fête funèbre (par Alain Barbé, professeur d’histoire à l’IUFM de Versailles). Article in nrp-college.com

A) Le contexte

La République orpheline

Le 22 mai 1885, l’annonce de la mort de Hugo, bien qu’attendue depuis plusieurs jours, provoque un véritable choc. Depuis son retour triomphal à Paris, le 5 septembre 1870, le poète est devenu le grand homme de la République. Après sa victoire définitive en 1879, le régime le salue chaque année à l’occasion de son anniversaire. En 1881, l’avenue d’Eylau où il habite depuis 1872 prend même son nom, de son vivant, par décision du conseil municipal de Paris !

La République a déjà connu des deuils. En 1876, la disparition de Thiers a été saluée par des funérailles nationales, tout comme celle de Gambetta en 1882. Les obsèques d’écrivains républicains mobilisent les masses, comme l’imposant cortège qui accompagne Michelet au Père-Lachaise en 1876. En février 1885, l’enterrement de Jules Vallès, toujours au Père-Lachaise, donne lieu à des affrontements violents. Mais les funérailles de Victor Hugo ne sont pas comme les autres, elles vont constituer un moment fondateur de la symbolique républicaine1.

Des funérailles laïques

En 1883, Hugo ajoute un codicille à son testament rédigé deux ans plus tôt : « Je donne cinquante mille francs aux pauvres. Je désire être porté au cimetière dans leur corbillard. Je refuse l’oraison de toutes les églises, je demande une prière à toutes les âmes. Je crois en Dieu. » Le déisme hugolien s’harmonise parfaitement avec la philosophie des républicains. Ferry vient de laïciser les programmes de l’école, mais prône la tolérance religieuse et ménage le repos hebdomadaire du jeudi pour permettre le catéchisme. Les obsèques seront donc laïques ; mais le corbillard des pauvres croulera sous le faste républicain. Exposé sous l’Arc de triomphe voilé de noir, le cercueil trône au sommet d’un gigantesque catafalque construit par Charles Garnier, l’architecte de l’Opéra de Paris. La presse catholique fulmine contre ces funérailles « démagogiques », comme l’écrit L’Univers, qui souligne la place importante des symboles maçonniques lors de la cérémonie. À l’extrême gauche, le « corbillard des pauvres » fait grincer des dents. Paul Lafargue, gendre de Marx, dénonce dans un pamphlet2 la fortune de l’écrivain, « bourgeois jusque dans la moindre de ses actions ». Cependant, dès l’annonce du décès, l’émotion populaire est réelle.

Le Panthéon reconquis

Le gouvernement opte pour des obsèques nationales et en confie l’organisation à un comité. Il comprend d’illustres noms, comme Renan, Garnier, Auguste Vacquerie, ami proche du défunt, et Michelin, président du conseil municipal de Paris (ville sans maire jusqu’en 1977). Ce conseil, alors dominé par la gauche radicale3, propose le premier d’inhumer Hugo non pas au Père-Lachaise, mais au Panthéon. En 1791, la Révolution avait transformé l’église Sainte-Geneviève, œuvre de Soufflot, en nécropole nationale des grands hommes. Après bien des vicissitudes, Napoléon III la rendit au culte en 1851. Depuis 1876, les républicains rêvent de rétablir sa destination laïque4. Le projet voté par la chambre, en 1881, est repoussé par le Sénat. Seule la célébrité de l’auteur des Misérables l’imposera brutalement. Le jeudi 28 mai, l’église est fermée aux fidèles. Le lendemain, au petit matin, on enlève les symboles religieux du fronton. Malgré les protestations des catholiques, la transformation sera cette fois irréversible.

La peur de l’émeute

La crainte de l’insurrection a pu jouer un rôle dans ce choix du Panthéon. Le Père-Lachaise est hanté par les souvenirs de la Commune5. À chaque inhumation politique les drapeaux rouges fleurissent. L’État veut éviter de transformer ce jour de deuil national en journée révolutionnaire. Il modifie également le parcours du défilé mortuaire. Initialement, le corbillard devait, après la Concorde, se diriger vers les grands boulevards, puis, passant par l’Île de la Cité, aboutir au boulevard Saint-Michel et à la rue Soufflot. Victor Hugo aurait ainsi traversé le Paris populaire des Misérables et salué Notre-Dame de Paris. Las, par peur des classes dangereuses, le cortège empruntera le boulevard Saint-Germain et la rive gauche aristocratique6. « On va conduire Victor Hugo au Panthéon par les sentiers de la réaction », proteste le journal La Bataille. Par souci d’une trop grande affluence populaire, la cérémonie est déplacée du dimanche 31 mai au lundi 1er juin, qui n’était pas chômé, à l’exception des écoles, fermées ce jour de deuil national. Enfin, la manifestation est placée sous haute surveillance policière, et l’armée mobilisée occupe les points stratégiques...

Source : www.nrp-college.com

1. A. Ben-Amos, « Les funérailles de Victor Hugo », in P. Nora, Les Lieux de mémoire, tome I : La République, Gallimard, 1984.

2. P. Lafargue, L’Autre Victor Hugo, réédition Actes Sud, 2000. Sur la fortune de V. Hugo, voir H. Guillemin, Victor Hugo par lui-même, Le Seuil, 1951, réédition, 1994.

3. Y. Combeau, Paris et les élections municipales sous la Troisième République, L’Harmattan, 1998.

4. M. Ozouf, Le Panthéon, in P. Nora, op. cit.

5. C. Charlet, Le Père-Lachaise, au cœur du Paris des vivants et des morts, Gallimard Découvertes, 2003.

6. C. Georgel, Les funérailles de Victor Hugo : un parcours « républicain », in Les Traversées de Paris, Éditions du Moniteur, 1989.


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