Bernard Guetta - Francis Wurtz. Face à la crise et à la récession, quels défis pour les gauches européennes ?

mardi 28 octobre 2008.
 

Bernard Guetta est journaliste, spécialiste des questions européennes et internationales qui alimentent sa chronique quotidienne

sur France Inter. Il est un observateur engagé et convaincu de la construction européenne.

Francis Wurtz est député européen et a été élu sans interruption depuis que cette Assemblée est désignée au suffrage universel, en 1979. Membre de la direction du PCF, il préside le groupe parlementaire de la Gauche unitaire européenne (GUE-GVN).

Premier thème de l’échange : la nature de la crise et l’appréciation sur les réponses apportées par l’Union européenne. La mobilisation de 2 000 milliards d’euros pour les banques, en l’absence de tout plan de relance économique et de réformes structurelles, est-ce à la hauteur ?

Francis Wurtz La crise n’est pas spécifiquement américaine. Les États-Unis ont poussé jusqu’au bout la logique du capitalisme financier, mais l’Union européenne a épousé les fondements de cette « modernisation » du capitalisme depuis une vingtaine d’années. Les dirigeants européens ont des comptes à rendre. Nous vivons les effets de « l’économie de marché ouverte où la concurrence est libre » et de l’interdiction de toute entrave à la libre circulation des capitaux édictée par les traités européens. Nous vivons les effets de la compétitivité fondée sur la baisse des coûts salariaux, entraînant le dumping social, la précarisation de l’emploi, la désindustrialisation. Cela a contribué à cet « excès de liquidités » qui est à la source de l’explosion actuelle. Ce n’est pas du tout une crise accidentelle, mais la conséquence de la financiarisation excessive de l’économie.

Fallait-il tout faire pour sauver les banques ? Oui. Mais il faut mesurer ce que représentent 2 000 milliards d’euros ! C’est plus que le PIB de la France. Et même en France, les 320 milliards équivalent à 1/6e des richesses produites ! Et ce sont les contribuables qui vont payer. Si cette mobilisation financière gigantesque n’est pas conditionnée par un type d’investissements, de critères de gestion, ce sera le tonneau des Danaïdes.

Il est donc essentiel que des réformes de structure garantissent que cet argent ira bien à la création d’emplois qualifiés et bien rémunérés, à la recherche-développement, aux services publics et non pas à la croissance financière. Aujourd’hui, sur 100 transactions monétaires, seulement 2 concernent la production de biens ou de services et 98 ont trait à la finance.

Bernard Guetta À des nuances près, il n’y pas là de désaccord entre nous. La plupart des dirigeants nationaux des pays européens s’étaient ralliés à une libéralisation effrénée, au recul de l’État, à la liberté du renard dans le poulailler. Nous étions entrés, depuis la seconde moitié des années 1970, dans un grand retournement de l’histoire, totalement détestable, qui avait consisté à tenter de revenir sur l’État providence et le rôle économique de l’État.

Aujourd’hui, la réponse des dirigeants européens à la crise n’est pas encore à la hauteur, car le Conseil européen n’a pas trouvé le consensus nécessaire au lancement d’un plan de relance économique. En termes d’évolution, en revanche, il ne s’est passé que des choses positives au cours des dernières semaines. On a, enfin, assisté à une concertation des dirigeants politiques de la zone euro sur les problèmes économiques et financiers. Les politiques ont, enfin, commencé à reprendre la main. Le président de la BCE a, enfin, accepté un dialogue avec les politiques et il a été admis que les critères de l’euro devaient être mis entre parenthèses en raison de « circonstances exceptionnelles », d’ailleurs prévues par les traités.

Les dogmes commencent à voler en éclats. Le paysage idéologique change et il devient possible, nécessaire et vital que les différents courants de la gauche s’unissent, à l’échelle de l’Union, autour de propositions prioritaires afin de remporter ensemble les élections européennes de 2009 et de prendre, ainsi, le pouvoir à la Commission de Bruxelles. Il n’est plus tolérable - et je le dis ici dans le quotidien des communistes français - que l’ensemble des forces de gauche européennes, bien au-delà de leurs divergences, ne se mettent pas d’accord pour constituer un bloc au Parlement européen.

Francis Wurtz Le retour du politique sur la scène européenne est très positif. Mais il faut s’occuper du contenu de la politique. Je suis en désaccord avec les orientations de Nicolas Sarkozy. Il ne veut pas toucher aux fondements du modèle de développement en cause, mais seulement accroître la surveillance contre les excès. Les dogmes volent en éclats, dites-vous. Je suis d’accord, mais ils restent bien ancrés dans les têtes des dirigeants européens. Jean-Claude Trichet, président de la BCE, martèle qu’il faut appliquer les dispositions du pacte de stabilité. Le président de la Commission, José Manuel Barroso, dans une interview au Figaro, salue le rôle « extrêmement positif de la BCE » dont « il n’est pas opportun de changer le mandat », il fustige la « tentation protectionniste » et appelle à la poursuite des réformes pour gagner en flexibilité. Le président de l’Eurogroupe, Jean-Claude Juncker, s’est opposé à tout plan de relance en avançant un argument irrecevable : « On vient de décider de consacrer 2 000 milliards à la restauration de la situation des banques, donc nous n’avons pas d’argent pour un plan de relance. »

À propos des gauches européennes, je suis d’accord avec votre interpellation, mais je n’y apporte pas entièrement la même réponse. Je pense qu’il est effectivement vital que les forces de gauche européennes se mobilisent autour de quatre ou cinq axes structurants, mais, bien sûr, ces axes doivent être en rupture avec les orientations libérales et changent la finalité de la construction européenne. Il est aujourd’hui beaucoup plus imaginable de rassembler des sensibilités différentes de la gauche autour d’axes de ce type qu’il y a quelques mois.

Bernard Guetta C’est, en effet, beaucoup plus imaginable si l’on considère que c’est en Grande-Bretagne, pays libéral depuis trois décennies, que le gouvernement travailliste a été le premier à procéder à des nationalisations de fait. Il y a des évolutions si spectaculaires que ce qui semblait impossible hier devient, de jour en jour, moins difficile. Dans leur diversité, les forces de gauche européennes n’arriveraient bien sûr pas à s’accorder sur un programme commun, mais, sur des axes prioritaires, oui, cela devient possible. Alors essayons de rêver ensemble. Les gauches européennes pourraient aller aux élections de 2009 en se prononçant, ensemble, pour un plan de relance qui pourrait passer par des emprunts européens, permettant de développer les infrastructures de demain. On pourrait développer les liaisons ferroviaires à grande vitesse en en maillant le continent. Pourquoi ne pas créer quatre ou cinq grandes universités européennes d’exception auxquelles seraient accrochés des pôles de recherche ? Les gauches européennes pourraient dire, ensemble, qu’il doit exister, dans chaque pays membre, un socle commun de protection sociale et que ceux des États qui ne pourraient pas l’assurer aujourd’hui devraient y tendre dans un délai donné. Pourquoi ne pas imaginer un coup d’accélérateur à une politique de défense européenne qui permettrait d’affirmer l’Union sur la scène internationale ? Et il va de soi que la relance européenne proposée par la gauche devrait s’appuyer sur des évolutions industrielles permettant de protéger notre planète.

Francis Wurtz Parmi les propositions que vous avancez, certaines me conviennent, d’autres non. Sur les grands travaux, j’ajouterai un grand programme de ferroutage qui serait très bénéfique pour l’emploi et l’écologie. Sur la Défense européenne, j’ai une forte objection. Je suis pour des missions de paix à dimension militaire à trois conditions : sur la base d’un accord de paix, sous l’égide de l’ONU et sans participation de l’OTAN, et enfin, une fois la mission remplie, les soldats retournent dans leurs pays respectifs. Mais actuellement, la tentation est grande chez les principaux dirigeants d’aller dans une dérive militariste. Il y a un autre axe absolument fondamental : le Sud, qui va être le très grand perdant d’une crise à laquelle il n’a absolument pas contribué.

Rôle de la BCE, liberté de circulation des capitaux, primauté à la concurrence, autant de sujets de critiques aujourd’hui qui étaient développées par la gauche du « non » avant de convaincre la majorité des Français lors du référendum de 2005. La crise aujourd’hui ne confirme-t-elle pas que les militants du « non » avaient raison ? Les avis divergent…

Bernard Guetta Je crois au contraire que les évolutions en cours donnent totalement raison aux gens de gauche qui, comme moi, avaient désespérément défendu le « oui ». Nous avions vainement fait valoir, à l’époque, que si les traités, fruits de compromis entre gouvernements de couleurs différentes, faisaient la part bien trop belle au libéralisme, cela ne résisterait pas longtemps aux réalités.

Laurent Fabius disait, lui, que la reprise de ces traités dans un traité constitutionnel « graverait le libéralisme dans le marbre ». C’est cette crainte qui a assuré la victoire du « non », alors même qu’il n’était besoin d’aucune prescience pour savoir que, tôt ou tard, le libéralisme mènerait à une crise qui appellerait un retour de l’État et que les dogmes des traités tomberaient d’eux-mêmes. C’est exactement ce qui se produit aujourd’hui. Traités ou pas, on en revient à Keynes, mais, à cause du « non », les réformes institutionnelles dont nous aurions tant besoin font défaut. Cela étant dit, les critères de Maastricht ne sont pas mauvais en eux-mêmes. L’endettement de l’État n’est pas souhaitable, sauf en période de crise ou lorsqu’il sert des investissements d’avenir et non pas le laxisme budgétaire.

Francis Wurtz L’évolution récente valide spectaculairement les exigences de changement de la campagne de gauche en - faveur du « non ». Est-ce que le retour de - l’État, tel qu’il se fait, règle les problèmes que nous avions pointés en 2005 ? Je ne pense absolument pas. La nationalisation selon Gordon Brown n’est pas du tout la solution. Elle n’est explicitement pas durable, vise à créer les conditions du retrait de l’État le plus vite possible. Elle ne touche absolument pas aux critères de gestion des entreprises. Elle ne prévoit pas les mécanismes de contrôle impliquant les représentants des salariés. La vision alternative, sociale de la construction européenne nécessite des changements structurels. Je ne dis pas qu’il faille attendre que les conditions soient réunies par le changement des traités, mais je suis convaincu que nous nous heurterons à des contradictions lourdes avec les traités existants.

Chaque fois qu’il est possible, entre gens de gauche, de se mettre d’accord sur des objectifs communs, c’est tant mieux. Comme président de groupe, je ne cesse de travailler dans ce sens vis-à-vis des groupes socialiste et des Verts. Il faut aussi définir les moyens à mettre en oeuvre pour atteindre ces objectifs : réorienter l’argent, autre gestion des entreprises et droits nouveaux. Il faut impliquer beaucoup plus les citoyens. Une Union de 27 pays ne peut pas fonctionner dans l’indifférence, voire l’hostilité, d’une majorité de citoyens. Si on tient ces trois volets, le rassemblement est possible

Bernard Guetta Vous voyez… Vous êtes communiste, je ne le suis pas, mais nous convergeons sur les priorités que les gauches devraient donner à l’Union. Ce qui nous sépare, en revanche, c’est l’attitude psychologique que vous avez, comme tant de gens de gauche, communistes ou pas, devant la dynamique de la construction européenne. Je vous trouve incroyablement frileux devant la force des idées de gauche. Vous dites qu’il faudrait, avant toute chose, que les traités soient changés. Non ! Il ne faut pas attendre que les forces dominantes, économiques et politiques, nous servent sur un plateau l’Europe dont nous rêvons. Je n’ai aucune envie d’attendre que les traités évoluent pour prendre le contrôle de la Commission et faire évoluer l’Union. Les gauches européennes ont tous les moyens de prendre le pouvoir à Bruxelles, par la démocratie, et c’est sans attendre qu’il faut le faire.

Un exemple : pendant la campagne référendaire, l’un des arguments les plus pertinents des nonistes était que les traités interdisent à l’Union d’emprunter. C’est vrai et c’est absurde. Bien sûr que l’Union devrait pouvoir emprunter, mais, même dans le cadre des traités existants, rien n’empêcherait les 27 de décider d’un - commun accord que l’Union va emprunter et que cela se fera par l’addition d’emprunts nationaux, décidés et coordonnés au niveau européen. Il ne faut pas s’accrocher à la lettre des traités, mais penser aux batailles politiques et sociales qui infléchissent règles et rapports de forces. Vous n’avez pas assez confiance dans ce que nous disons, vous et moi, des méfaits du libéralisme. Ne vous embarrassez pas des marqueurs idéologiques libéraux qui existent en bien trop grand nombre dans les traités. Avancez ! Prenons le pouvoir dans l’Union et faisons bouger ses politiques.

Francis Wurtz Dans le rapport que j’ai présenté sur les enjeux européens le 5 septembre dernier devant le Conseil national du Parti communiste, je vous lis une phrase : « Certes, il faudra arriver à un nouveau traité pour codifier les nouvelles finalités, les nouvelles règles, les nouvelles institutions d’une Europe refondée, mais gare à une présentation des choses qui enfermerait aujourd’hui les gens dans un paralysant tout ou rien : ou on obtient la refonte préalable des institutions libérales ou on ne peut rien changer. Aujourd’hui, nous devons aider à l’exigence de changements de fond sans nous soucier de la non-compatibilité de ces demandes avec les traités existants. Si de telles demandes deviennent des exigences de masse, le rapport des forces sera bien meilleur qu’aujourd’hui pour arracher des changements institutionnels… » C’est ma ligne fondamentale.

Bernard Guetta Bravo ! Mais c’est votre ligne, car vous êtes député européen. Ce n’est malheureusement pas l’attitude psychologique de trop de gens de gauche, notamment dans votre parti. Il y a une effarante frilosité des gauches d’aujourd’hui vis-à-vis de l’idée que les choses ne s’obtiennent qu’à travers les luttes. Il est frappant que les syndicats européens, en première ligne du combat social, soient tellement en avance, vis-à-vis de l’Europe, sur les partis de la gauche européenne. Sans complexe, intelligemment, les syndicats sont favorables à une intégration économique et politique de plus en plus poussée afin de pouvoir faire face à un patronat qui a su, depuis longtemps, s’unir au niveau européen.

Francis Wurtz Il est possible de gagner des acquis tout de suite. Comme exemple d’axe de lutte commune possible, je voudrais évoquer une proposition qu’on peut faire avancer dans le cadre actuel et qui s’inscrit dans une optique de transformation : le crédit sélectif. Qu’est-ce qui empêcherait la BCE, même avec son mandat actuel, de refinancer dans des conditions très favorables et à long terme des investissements créateurs d’emplois, de valeur ajoutée pour la société et en - revanche de refinancer dans des conditions très dissuasives les investissements destinés à des opérations financières ? Cette idée - avancée de longue date par nos économistes -, je l’ai récemment défendue en plénière au Parlement européen. Elle est très bien passée chez des collègues qui auparavant l’auraient jetée aux orties.

En guise de conclusions…

Bernard Guetta Une chose, en conclusion. Malgré tous les reculs sociaux enregistrés depuis quelque trente ans, l’Union européenne, l’ensemble de ses pays membres, reste le bastion de la protection sociale dans un monde qui l’ignore toujours plus. Plaider en faveur de l’Europe politique, c’est vouloir affirmer la force de ce bastion dans le monde, en faire un exemple et un barrage contre l’ignorance ou le démantèlement des droits sociaux.

Francis Wurtz Quand on voyage dans le monde, on voit, en effet, par exemple des situations terrifiantes comme celle des 40 millions d’Américains en bas de l’échelle. Mais cela ne rend ni plus supportable ni plus acceptable que des acquis importants du modèle social en Europe soient, l’un après l’autre, remis en cause. C’est la raison du désamour des Européens vis-à-vis de lUnion européenne. La récession qui menace toute l’Europe aggraverait encore la crise de confiance. Certes, il y a pire. Cela ne doit pas nous satisfaire.

Bernard Guetta D’accord avec vous, bien sûr, mais nous ne devons jamais oublier que, dans l’actuel rapport de forces mondial entre le capital et le travail, aucun État européen ne pourra défendre la protection sociale à lui seul. Pour se défendre, le travail a besoin d’une puissance publique de taille continentale.

Débat organisé par Jean-Paul Piérot Photos : Pierre Trovel


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