« Les nouveaux chemins des inégalités à l’école : état des lieux » ( Contribution de Louis Weber, président de l’Institut de recherches de la FSU au colloque Pour une école globale)

lundi 4 septembre 2006.
 

A l’occasion de la rentrée scolaire, nous allons mettre en ligne quelques articles concernant l’enseignement. Nous commençons par ce texte très intéressant sur les inégalités scolaires présenté par Louis Weber dans le cadre d’un colloque auquel avaient participé nombre d’animateurs nationaux de PRS.

Existe-t-il de nouveaux chemins des inégalités à l’école, comme le propose le titre de cette table ronde ?

Un fait au moins est avéré par toutes les recherches actuelles : le système éducatif français, pour nous en tenir à celui-là, reste profondément inégalitaire. A partir de ce constat, il y a me semble-t-il deux écueils à éviter, qui relèvent d’ailleurs le plus souvent de la même démarche. Le premier consiste, pour le dire vite, à noircir le tableau, en l’occurrence à ne voir que les inégalités importantes qui subsistent, qui parfois continuent à se creuser, et non pas le fait qu’il y a eu, depuis une vingtaine d’années, une élévation moyenne non négligeable du niveau de formation à la sortie de la scolarité.

Il est vrai qu’il y a depuis quelques années un arrêt du processus, un grippage de la démocratisation [1] . En témoigne par exemple le fait que le pourcentage de jeunes passant le baccalauréat chaque année ne progresse plus. La deuxième difficulté consiste à enjoliver le passé, comme s’il y avait eu un âge d’or de la démocratie scolaire. On sait depuis les travaux fondateurs de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, puis ceux de Jacques Baudelot et Robert Establet dans les années 1960 et 1970 que l’école traditionnelle était en fait une double école : une filière primaire - enseignement technique court d’une part, une filière secondaire (souvent à partir des classes primaires existant dans les lycées à cette époque) - supérieur d’autre part. Et que ces filières étaient relativement étanches l’une à l’autre, avec un recrutement socialement très marqué.

Cela étant dit, je voudrais aborder la question des nouvelles formes d’inégalités à partir de deux exemples : celui, très discriminant, de certaines formes de financement liées à la décentralisation des systèmes éducatifs ; celui de l’émergence, ou plutôt du rapide développement de divers systèmes de soutien scolaire, extra-scolaire et payant pour les élèves.

Dans un article [2] publié par Le Monde Diplomatique en 1997, Françoise Burgess, professeur à l’université de la ville de New York (New York City University) notait le paradoxe d’un pays, les États-Unis, consacrant alors plus de 7 % de son produit national brut à l’éducation, possédant, personne ne le conteste, quelques-unes des meilleures universités du monde et ne se classant que très modestement dans les évaluations internationales. Depuis lors, ce paradoxe a été confirmé par l’évaluation PISA [3] de l’OCDE.

Pour l’auteur, l’explication est relativement simple. Dans la tradition américaine, mais dans d’autres pays aussi, on confond très facilement l’égalité formelle des droits avec les inégalités profondes dans les faits, inégalités où les déterminations sociales jouent un rôle très important, comme les études des chercheurs ne cessent de le confirmer.

Mais cela ne suffit pas pour expliquer le paradoxe relevé par Françoise Burgess. Elle y ajoute la traduction dans le domaine de l’éducation, selon elle désastreuse, de certains piliers idéologiques - je reprends ses termes - de l’Amérique : l’individualisme, l’importance attachée à la propriété individuelle privée, le primat du marché et de la concurrence.

Or ce sont précisément ces piliers, j’y reviendrai, qui constituent l’armature des tendances néolibérales qui caractérisent aujourd’hui les politiques éducatives dans la plupart des pays développés, y compris le nôtre.

Certes, la situation des États-Unis est particulière : il n’y existe ni programme national, ni système uniforme de diplômes et de certification, ni financement fédéral important de l’éducation, ni même égalité des salaires des enseignants, sans même parler de leur statut.

Ce caractère très décentralisé est accentué aujourd’hui par la structure du financement global de l’éducation. Pour l’enseignement primaire et secondaire, la part du budget fédéral n’est que de 6 %, celle des États d’un peu plus de 50 % et le reste, c’est-à-dire plus de 40 %, est fourni par les districts scolaires, ce qui veut dire des entités administratives nettement plus petites. Chaque État et même chaque district est à peu près libre d’organiser les programmes scolaires à sa guise et même de délivrer des diplômes selon ses propres critères.

Le résultat est celui que l’on pouvait attendre : comme ce sont les impôts locaux et surtout les taxes foncières qui fournissent l’essentiel des ressources au plan local, et comme il y a des districts riches et d’autres qui le sont moins, les premiers disposent en général de bonnes écoles alors que dans les ghettos, elles sont plutôt mauvaises.

Dans le secondaire, cela donne les résultats suivants, toujours d’après Françoise Burgess : dans le Mississippi, État pauvre et rural avec, soit dit au passage, une forte population noire, le coût moyen dépensé par an et par écolier est de 4 000 dollars. A New York, il est de 7 000 euros mais peut atteindre 18 000 dollars dans certaines banlieues riches - on sait qu’aux États-Unis, ce sont les banlieues qui sont riches - des grandes villes américaines.

Certes, ne nous trompons pas d’échelle. Ces écarts, quoique importants, paraîtront cependant faibles si on les compare à ceux qui existent entre un pays développé et un pays de l’Afrique sub-saharienne par exemple. Ils expliquent cependant pourquoi la qualité et l’excellence - maîtres-mots des politiques éducatives libérales d’aujourd’hui - pour quelques-unes et quelques-uns peuvent coexister avec des résultats moyens relativement médiocres. Et, par conséquent, avec l’existence de profondes inégalités devant la formation. !

Comment s’étonner alors, dernière référence à Françoise Burgess, qu’une université publique comme celle de Washington soit conduite à ouvrir plusieurs classes ... d’apprentissage de la lecture pour corriger les effets de l’analphabétisme fonctionnel qui concerne aujourd’hui de nombreux lycéens américains, plus souvent ceux du Mississippi que ceux des banlieues riches, bien entendu ! Effort que les universités privées - là où les frais de scolarité sont souvent de l’ordre de 25 000 dollars par an - n’ont évidemment pas besoin de faire. L’importance même de ces sommes constitue en effet un filtre efficace pour dissuader les étudiants de milieux les plus modestes, qui sont aussi ceux qui souffrent le plus des discriminations et des inégalités devant l’école.

Quelques mots maintenant d’une autre forme, elle aussi en partie nouvelle, d’inégalité à l’école et devant l’école. Pour la présenter, je prendrai l’exemple de la Corée. Dans ce pays, ce ne sont pas d’abord les résultats scolaires qui sont en cause. Tout récemment s’est tenu à Séoul un Forum international sur l’éducation. L’objectif premier de cette initiative réunissant les syndicats de l’enseignement affiliés à la KCTU [4] et diverses associations était de convaincre le nouveau gouvernement de ne pas ouvrir le secteur de l’éducation à la concurrence internationale dans le cadre des négociations en cours à l’Organisation mondiale du commerce sur l’Accord général sur le commerce des services (AGCS).

Les documents diffusés à l’occasion de ce Forum insistent surtout sur l’importance numérique, considérable, de l’enseignement privé. Il est très largement dominant au niveau du lycée (59 % des lycées) et surtout au niveau de l’enseignement supérieur (84 % des universités). Ce qui est déjà une source potentielle d’inégalités, compte tenu du fait qu’il s’agit le plus souvent d’établissements à but ouvertement lucratif, pratiquant par conséquent des frais de scolarité élevés. Ce qui est, il faut le noter au passage un peu différent de notre enseignement privé sous contrat.

S’ajoute à ce phénomène le fait que, depuis une décennie, le gouvernement coréen a fortement mis l’accent sur l’excellence et sur l’efficacité en prônant ouvertement la concurrence entre les élèves ou les étudiants et la sélection, et en favorisant une approche consumériste du rapport à l’école (consumer oriented approach).

Dans le contexte coréen, qui est ici comme en d’autres domaines assez spécifique, en tout cas difficile à transposer en dehors du contexte régional, celui des tigres asiatiques comme on le résume parfois, cela s’est traduit par ce que le syndicat coréen de l’éducation appelle le harcèlement des élèves (pupils harassment). L’aspect le plus connu, que la Corée partage avec le Japon et de plus en plus d’autres pays avec la montée de la compétition scolaire, est la double journée scolaire imposée à la jeunesse. J’ai eu l’occasion d’en parler avec de jeunes étudiantes qui venaient tout juste de quitter le lycée. Je vous laisse juges : lever à six heures du matin, le lycée à sept jusqu’en début d’après-midi, ensuite cours particuliers, les Hak-won, en fait une deuxième journée scolaire et retour à la maison à 22 heures. On comprend qu’elles soient particulièrement soulagées d’être sorties de là. On connaît la cause de cette compétition exacerbée : ce qui en jeu, y compris dans un pays où 80 % des jeunes entrent aujourd’hui dans l’enseignement supérieur, c’est la possibilité de réussir les concours les plus sélectifs pour entrer dans les universités les plus huppées. Ce sont aussi les plus chères, ce qui fait que la sélection par l’argent continue de plus belle. Ou alors pour aller étudier à l’étranger, ce qui a été le cas de 83 % des professeurs actuels de l’université de Séoul !

Mais, ce qui est plus déterminant par rapport à notre réflexion sur les nouvelles formes des inégalités, la seconde journée scolaire, qui se passe « à l’ombre du système éducatif » pour reprendre le titre particulièrement évocateur d’un rapport que l’Institut International de Planification de l’Éducation de l’Unesco [5] a consacré à la question en 1999, implique des coûts supplémentaires importants, donc particulièrement discriminants. Mark Bray, l’auteur de ce rapport, chiffre ainsi pour la Corée les sommes que les parents consacrent au soutien scolaire privé à une fois et demie les sommes que l’État investit dans le système éducatif. Certes, de l’aveu même de l’auteur de cette étude, la Corée constitue un cas extrême. Il faut aussi, pour être complet, mettre cette proportion, une fois et demie, en relation avec le fait que le financement public de l’éducation est plutôt faible en Corée. Il contribue donc à expliquer pourquoi la Corée présente la particularité remarquable au sein des pays de l’OCDE de voir les parents participer aux coûts de l’éducation à hauteur de 42 %, là où même aux États-Unis et au Japon, ils ne le font que pour 25 %, ce qui est déjà considérable, et pour 14 % en moyenne dans les pays de l’OCDE (ces chiffres sont de 1998).

Ce qui peut cependant être affirmé sans beaucoup de risques de se tromper, c’est d’une part que nous sommes devant un cercle vicieux : plus nombreux seront les élèves ayant recours au soutien scolaire privé, plus difficile il sera pour les autres de lutter à armes égales dans les concours et autres examens. Et si le climat général dans la société est à la compétition entre les individus et à la compétition scolaire, ce qui est le cas en Corée mais aussi ailleurs, le mécanisme s’auto-alimente jusqu’à la quasi généralisation. Ce qui est tout bon pour les marchands de formation. Mais pas pour les familles qui sont conduites à se saigner aux quatre veines pour la scolarité de leur progéniture. Et c’est franchement mauvais pour celles qui, même en se privant, n’y arriveront pas.

Dans tous les cas, c’est le bachotage qui est au bout du chemin, au détriment des apprentissages réellement créatifs et formateurs. Ce qui permet de dire que ce sont les objectifs mêmes d’une éducation de qualité au sens où nous l’entendons qui sont mis en péril. Et comme ces cours ne sont pas financièrement accessibles à tous, le soutien scolaire privé à grande échelle va aggraver les inégalités sociales.

Arrivé à ce point de cette contribution, une double question peut légitimement être posée :

1) les deux exemples choisis pour montrer que de nouveaux chemins s’ouvrent aux inégalités à l’école, celui de l’extrême décentralisation des financements aux États-Unis et de la prolifération de ce qu’on pourrait appeler des services éducatifs annexes et payants en Corée, sont-ils des phénomènes circonscrits à ces deux pays, éventuellement liés à leur histoire scolaire particulière, où s’agit-il de révélateurs de tendances plus générales, plus précisément d’une tendance à la diffusion du néolibéralisme dans les systèmes éducatifs et leur organisation ?

2) corollaire de cette première question, ces exemples ont-ils quelque pertinence ou quelque actualité dans le système éducatif français ?

Pour une réponse plus complète à la première de ces deux questions, je renvoie à un récent ouvrage [6] publié par l’Institut de recherches de la FSU. En fait, au-delà des particularités réelles des deux exemples cités, il faut bien noter aujourd’hui ce que nous avons appelé dans cet ouvrage un bruit de fond commun. Il témoigne de l’émergence progressive de ce que nous analysons comme un nouvel ordre éducatif mondial, sous forte influence néolibérale.

Je m’en tiens ici à l’aspect gestion du système éducatif et, pour le dire plus crûment, à l’introduction progressive en son sein des techniques du management, souvent directement inspirées de l’entreprise.

Le pays le plus souvent cité à cet égard n’est pas l’un de ceux qu’on reconnaît en général comme un précurseur dans l’introduction des idées néolibérales dans la réflexion sur l’éducation, je veux dire les États-Unis de Ronald Reagan ou l’Angleterre de Margaret Thatcher. C’est la Nouvelle-Zélande, avec une caractéristique que les fonctionnaires internationaux oublient rarement de rappeler, non sans arrière-pensée bien entendu : le pays avait à l’époque, en 1984, un gouvernement travailliste.

Pour varier les sources, je me contenterai de citer un passage d’un rapport parlementaire du Sénat français, datant de 1998. Ce passage me semble résumer parfaitement quelques-uns des ingrédients qui contribuent à faire, de mon point de vue, que les systèmes éducatifs contemporains restent aussi inégaux et socialement discriminants qu’au cours de la période précédente.

« Traditionnellement, en Nouvelle-Zélande, le système scolaire reposait sur une administration centrale, le "Department of Education", à travers un réseau de comités éducatifs locaux qui contrôlaient les établissements d’enseignement. La carte scolaire ayant un caractère contraignant, les élèves étaient obligatoirement inscrits dans l’école de leur lieu de résidence. Les parents n’étaient d’aucune façon associés au fonctionnement des établissements.

La réforme du système commence à la fin des années 1980. La carte scolaire disparaît. Les dotations publiques versées à chaque école sont calculées per capita en fonction du nombre d’élèves qui les choisissent. Un conseil élu de parents d’élèves assume la gestion de l’établissement mais, en raison de l’opposition résolue des syndicats d’enseignants, n’a pas autorité sur les personnels qui continuent à dépendre de l’administration centrale.

Néanmoins, en 1990, après le changement de majorité, la loi ouvre la possibilité que de nouvelles écoles soient ouvertes par des groupes de parents. En outre, quoique les fonds d’État soient prioritairement alloués aux établissements publics, les écoles privées sont habilitées à bénéficier de soutiens publics.

Surtout, en 1992, les universités d’État voient leur autonomie renforcée - à Wellington on utilise l’expression "quasi-corporatization" [7] - et elles se trouvent de facto incitées à se concurrencer. Dans le droit fil de cette orientation, les droits d’inscription et les frais de scolarité acquittés par les étudiants sont significativement relevés. [8] »

Ce texte est un condensé de quelques-uns des grands thèmes des réformes de caractère libéral de ces dernières décennies : fin de « l’administration centrale » des systèmes éducatifs, abandon de la carte scolaire là où elle existait, irruption des parents dans la gestion du système éducatif mais surtout dans la gestion des établissements, création d’écoles à l’initiative des parents ou d’autres groupes pour susciter la concurrence, banalisation du financement public, accordé aussi aux écoles privées, augmentation considérable des frais de scolarité à l’université mais aussi, de plus en plus, dans le secondaire, en tout cas dans l’enseignement après l’éducation de base (qui s’arrête en principe à 15 ou 16 ans). On peut y voir notamment un retournement complet de ce que nous appellerions en France le mode d’organisation de l’école de la République, surtout après 1990 et le retour des conservateurs au pouvoir en Nouvelle-Zélande. Au lieu d’une institution créée par le pouvoirs publics et chargée de mettre en œuvre le droit à l’éducation considéré comme un droit universel, on incite aujourd’hui des groupes de parents, évidemment homogènes socialement du fait des nouvelles répartitions de la population dans les villes, à ouvrir des écoles et à les gérer eux-mêmes, avec le soutien de l’argent public, éventuellement à travers des chèques-éducation remis aux familles et censés permettre à celles-ci d’exercer librement leur choix.

On crée ainsi un marché interne à l’éducation, où les écoles sont largement autonomes mais en situation de concurrence. Pour les universités on va même plus loin : l’autonomie renforcée va de pair avec l’incitation à l’autofinancement, notamment en contraignant les usagers, devenant de ce fait même des clients, à payer leur formation.

Le problème, et cela ramène à celui des inégalités devant l’école, c’est que les politiques éducatives conduites dans cet esprit ont toujours un caractère mystificateur, qu’il faut nécessairement élucider afin de pouvoir les combattre. Elles prennent appui sur l’aspiration légitime à davantage de liberté, notamment de liberté de choix, pour au bout du compte produire comme le remarquait de façon imagée Yves Careil dans un livre publié en 1998 [9] , De l’école publique à l’école libérale, « de nouveaux marchés, de nouveaux classements sociaux et de nouvelles disqualifications, au niveau de pratiques ayant à l’origine un parfum libérateur ».

Tout montre aujourd’hui que la véritable dérégulation du jeu scolaire au cours de ces vingt dernières années a abouti à une école où l’élévation réelle et non contestable, et bien sûr tout à fait positive, du niveau général de formation va malheureusement de pair avec l’accentuation des inégalités sociales et géographiques.

Comme le remarquait Béatrice Gurrey dans un article du journal Le Monde en janvier 2000 [10] , « Certes la dégradation des conditions économiques et sociales y est pour beaucoup [dans l’accentuation des inégalités]. Mais nul ne s’étonne que, dans un système qui a absorbé un flot grandissant d’élèves jusqu’au milieu des années 90, de nouvelles règles se soient installées - décentralisation, déconcentration, territorialisation des politiques - sans qu’aucun véritable bilan soit tiré. Ni la gauche ni la droite ne se sont sérieusement inquiétées de l’extrême diversification d’un système dans lequel le délit d’initié de ceux qui connaissent les bonnes filières, les bons établissements et les bonnes classes peut tranquillement prospérer. Et pour cause, ce délit est la chose du monde la mieux partagée dans les deux camps. »

Il est donc assez clair que les exemples choisis au départ, aux États-Unis et en Corée, présentent peut-être des traits extrêmes mais qu’on ne peut pas les considérer comme isolés. Ce qui précède immédiatement indique en outre que la France est tout à fait concernée elle aussi [11] .

Pour autant, je ne partage pas tout à fait le point de vue - même si on l’entend affirmé ici ou là - selon lequel l’école française pourrait d’ores et déjà être qualifiée sans nuance d’école libérale. Certes le danger menace, comme on l’a vu. Il est vrai aussi que les défenseurs de l’école publique ont parfois du mal à lui garder les qualités qui faisaient et qui font toujours l’école de la République, qui avait d’ailleurs et qui a toujours ses défauts, ne l’oublions pas. Mais, globalement, je crois qu’il ne fait pas lâcher la proie pour l’ombre. Notre école n’est ni l’école anglaise, ni l’école américaine, encore moins celle de Nouvelle-Zélande évoquée plus haut. Il serait trop long d’analyser ici les raisons, au demeurant complexes, qui font qu’on n’en est pas là !

Mais il ne faut pour autant pas être aveugle aux tendances négatives qui travaillent aujourd’hui l’école. On peut essayer de l’illustrer rapidement en reprenant les deux points de vue initiaux : celui de l’ombre, c’est-à-dire des coulisses du système, et celui des phénomènes plus visibles.

Commençons par l’ombre. Si la part des familles reste globalement assez faible dans la dépense totale d’éducation dans notre pays (moins de 10 %), le soutien scolaire privé et payant prend par contre de l’ampleur. Certes, il a toujours existé, notamment sous la forme relativement informelle des cours particuliers. Mais, pour les familles qui y avaient recours et qui pouvaient par conséquent se le permettre, parfois au prix de sacrifices, l’objectif était d’abord de rattraper des retards apparus et accumulés pour une raison ou une autre. Ce qui bien sûr était générateur d’inégalités.

Mais, aujourd’hui, de nombreux indices montrent qu’on est passé dans un autre registre, aussi bien en termes qualitatifs qu’en termes quantitatifs. En témoigne l’abondance de la publicité pour ce qui apparaît pour le moins comme de véritables entreprises, aux moyens financiers certainement très supérieurs à ceux d’une ordinaire PME. Comment expliquer autrement que Acadomia, c’est l’une de ces officines, et d’autres, puissent se permettre des spots télévisés dont on connaît le prix. Le contribuable y met de sa poche d’ailleurs : ces cours bénéficient des dispositions fiscales inaugurées par Édouard Balladur pour le rétribution des personnels de maison !

Cette publicité est omniprésente, signe que c’est sur l’angoisse des familles devant l’âpreté de la compétition scolaire que l’on joue. Faites le test : cherchez avec Google ou un autre moteur de recherches des documents sur les inégalités scolaires. Vous verrez apparaître sur la colonne de droite, celle des annonces payantes, de nombreux sites, avec liens, proposant du soutien scolaire.

Le changement est probablement qualitatif aussi : on a recours à ces cours non plus seulement pour rattraper un retard mais pour se mettre en meilleure position, grâce à une mention au baccalauréat par exemple, pour accéder à une classe préparatoire réputée ou entrer dans une filière sélective.

Dans tous les cas, c’est bien une source d’inégalité devant l’école qui est en train de prendre naissance ou, plus exactement, de se développer.

Reste la dernière question : qu’en est-il aujourd’hui des effets de la décentralisation sur, pour le dire vite, l’égalité devant l’école. La question est d’autant plus actuelle que le gouvernement met en œuvre une nouvelle étape, selon lui, du processus engagé au début des années 1980. Il est évidemment trop tôt pour porter une appréciation sérieuse sur ces mesures dont on ne connaît pas encore les contours exacts, s’agissant de l’école.

Il est certainement difficile, si tant est que cela ait un sens, de bien mesurer le rapport entre les moyens financiers disponibles à un moment donné et la possibilité pour une institution comme l’école d’assurer réellement l’égalité des chances. Mais quand, comme le note Philippe Meirieu, « les dotations des collectivités locales aux établissements peuvent varier de 1 à 12 et [que] les parents qui le peuvent n’hésitent pas à déménager en raison de ces inégalités », il y a de quoi être inquiet !

Le SNUIPP estime ainsi, à partir de témoignages recueillis dans les écoles, que si chaque élève reçoit en moyenne 239 F de crédits pédagogiques par an selon les chiffres de l’administration, les sommes réelles peuvent varier de 70 à 700 F par élève et par an selon les écoles [12] . On peut donc légitimement s’inquiéter, en termes d’égalité des chances, de l’effet du renvoi de ces questions de financement au « local ». Si la dépendance à l’égard des financements privés ou locaux continuait de croître comme elle le fait depuis quelques années, on irait rapidement vers une polarisation de plus en plus forte entre des écoles pauvres pour les pauvres et des écoles riches pour les riches. Car telle est bien souvent déjà la réalité socio-spatiale dans les grandes agglomérations. Avec à la clé non pas seulement des difficultés matérielles plus ou moins grandes selon les écoles, mais une situation où on n’enseignerait plus la même chose dans un établissement d’une banlieue défavorisée et un établissement situé dans les quartiers socialement plus favorisés.

Deux mots pour conclure : davantage probablement que dans d’autres pays, la question des inégalités devant l’école a fait l’objet de nombreux travaux en France. Ils ont souvent eu pour thèmes les liens entre, par exemple, origine sociale et destin scolaire. Plus rarement, il a été question des effets des contenus de la culture scolaire ou des méthodes d’enseignement sur les inégalités de réussite scolaire. Ces travaux restent évidemment tout à fait pertinents et nécessaires dans la réflexion sur la transformation de l’école souhaitée de tous côtés. Beaucoup reste d’ailleurs à faire pour tenir compte des nouvelles réalités sociales, celle de l’immigration par exemple ou celle de l’accroissement du nombre des familles privées à peu près de tous les droits sociaux élémentaires.

Mais je suis convaincu qu’il faut aujourd’hui accorder davantage d’importance à la structuration même des systèmes éducatifs et à leur financement, au regard de la capacité ou non de l’école à réduire les inégalités. Pour le dire vite : il est commun de dire que les ZEP bénéficient de moyens supplémentaires. Est-ce bien exact ? Ne faut-il pas « rectifier » le regard et dire, ce qui est rigoureusement vrai, que ce sont bien davantage les établissements qui accueillent majoritairement les élèves déjà favorisés qui ont aussi davantage de moyens que les autres ?

Colloque de l’association « Pour une école globale »

Assemblée nationale


[1] Ce phénomène a été mis en évidence par de nombreuses études. On signalera plus particulièrement : Pierre Merle, La démocratisation de l’enseignement, La Découverte 2002

[2] Françoise Burgess, « Une décentralisation qui accentue les inégalités », Le Monde Diplomatique, mai 1997

[3] PISA (Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves) est une évaluation internationale mise sur pied par l’OCDE, qui vise à tester les compétences des élèves de 15 ans.

[4] Confédération coréenne des syndicats, reconnue après une longue bataille nationale et internationale pour contraindre le gouvernement autoritaire coréen d’alors à légaliser ce syndicat, aujourd’hui membre de la Confédération internationale des syndicats libres (CISL)

[5] Mark Bray, A l’ombre du système éducatif, le développement des cours particuliers : conséquences pour la planification de l’éducation, IIEP, Unesco, disponible sur http://unesdoc.unesco.org/images/00...

[6] Ch. Laval, L. Weber, Le nouvel ordre éducatif mondial, Nouveaux regards / Syllepse, novembre 2002.

[7] Corporatization, littéralement : transformation en entreprise

[8] Rapport du Sénat, source http://www.senat.fr/ga/ga-027/ga-02...

[9] Yves Careil, De l’école publique à l’école libérale. Sociologie d’un changement, postface de Bernard Charlot, Presses universitaires de Rennes, 1998

[10] Béatrice Gurrey, « Ecole diversifiée, école inégalitaire », Le Monde, 6 janvier 2000.

[11] On pourra notamment se reporter à un tout récent discours de Luc Ferry devant la Conférence des présidents d’Université (Colloque annuel de la Conférence des présidents d’université, Poitiers, 21 mars 2003). On y apprend que le ministre est partisan, pour l’enseignement supérieur de la « décentralisation fonctionnelle, c’est-à-dire l’autonomie des universités ». Celles-ci doivent être « plus autonomes et moins vulnérables devant la concurrence à laquelle elles vont être confrontées - non seulement en Europe mais dans le monde ». C’est le « défi de la compétitivité » qui doit être relevé ainsi !

[12] Pour de plus amples développements sur ce sujet, voir, Christian Laval, L’école n’est pas une entreprise, La Découverte, 2003.


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