Ecole laïque, nationale et participative (Jean Jaurès le 21 octobre 1886)

lundi 23 octobre 2023.
 

- A) Introduction au Discours de Jaurès sur l’éducation (Brigitte Blang)

- B) Discours de Jean Jaurès devant l’Assemblée nationale (21 octobre 1886)

A) 21 octobre 1886 : Introduction au Discours de Jaurès sur l’éducation (Brigitte Blang)

Jean Jaurès a tout juste 26 ans, et il est député depuis à peine un an lorsqu’il monte à la tribune en ce jour d’octobre 1886 pour prononcer un discours qui fera date. D’abord parce que c’est une première fois pour le jeune élu. Surtout parce qu’il va s’emparer d’un « sujet qui fâche », dirait-on aujourd’hui. Il va parler d’école. Et qui plus est, d’école républicaine, publique, et en un mot laïque. Un premier discours sur ce thème qu’il développera plus tard

Il y défend le droit, le devoir, pour les communes d’ouvrir et d’entretenir des écoles primaires, lieux d’émancipation du peuple s’il en est. Lui aussi se réclame de Condorcet, en rappelant que l’école doit permettre aux enfants de s’extraire de la simple croyance pour accéder à la science. Et ce faisant, étrangement, il s’oppose à Ferry. Car si celui-ci fait appel au respect, au devoir, à l’obéissance, Jaurès, lui, évoque la dignité humaine, la justice, l’égalité, les droits et la citoyenneté. Et il proclame que la République, loin d’être neutre en matière d’enseignement, doit au contraire être le vecteur éclairé de l’universalité des droits humains essentiels qui constituent son socle inébranlable.

D’entrée, il propose son idéal de laïcité scolaire : l’enseignement ne doit faire appel qu’à la raison tout en garantissant la liberté de toutes les croyances, au nom du respect dû aux personnes. Il le répète : chacun est libre de croire. Mais chacun est libre aussi de critiquer les croyances !

Cette école, il la veut libérée des contraintes d’une formation professionnelle précoce, mais bien au contraire propre à donner à chaque élève la culture nécessaire à la pensée vivante, visant à un objectif d’instruction tout au cours de sa vie. Dans une école, Jaurès ne voit pas les visages de futurs travailleurs voués à faire tourner la machine économique. Non ! Il y voit des citoyens en devenir, des cerveaux qui apprennent à penser librement.

Jaurès est novateur. Il incite les communes à encourager les expériences pédagogiques audacieuses et soutient les premières associations de parents d’élèves.

Il insiste aussi sur le rôle des programmes et au-delà, des enseignants. Alors que Ferry voyait dans l’instituteur un « auxiliaire » des parents, Jaurès, lui, refuse que « l’école continue la vie de famille, car elle prépare la vie de la société ». « La démocratie a le devoir d’éduquer l’enfance ; et l’enfance a le droit d’être éduquée selon les principes mêmes qui assureront plus tard la liberté de l’homme. »

Brigitte Blang

B) Discours de Jean Jaurès devant l’Assemblée nationale

L’amendement que j’ai déposé, je crois utile de le défendre en quelques mots, uniquement pour rappeler un point de doctrine républicaine (Très bien ! à gauche.)

Je crois que nous devrons nous préoccuper, lorsque l’heure sera venue, d’assurer et de régler, en matière d’enseignement primaire, le droit des communes. Je me hâte de dire que dans ma proposition, pas plus aujourd’hui que pour l’avenir, il ne se cache aucune arrière-pensée d’hostilité contre la loi ; j’en accepte pleinement, sans réserve aucune, le principe essentiel, qui est la laïcité.

Il est vrai que d’habitude, c’est pour combattre indirectement la laïcité qu’on fait appel aux franchises communales. Mais je crois, après réflexion sérieuse, qu’au fond de cette tactique il y a une erreur de doctrine. Si la commune n’est pas un être fictif, elle n’est pas non plus une personne réelle. Elle a été, il est vrai, faite par l’histoire, mais elle tient son autorité de l’État ; elle tient de l’État le droit sans lequel tous les autres sont vains, le droit de lever l’impôt. Donc, si vous accordiez à la commune la faculté d’avoir des écoles à elle, fondées, entretenues, dirigées par elle seule, la commune, parce qu’elle tient son autorité de l’État, n’aurait pas le droit d’aller contre le principe dominant de l’enseignement public.

Or, ce principe, c’est que la société française repose non plus sur l’idée religieuse transmise et discutable, mais sur l’idée naturelle de justice, acceptée par tous. Et la laïcité n’étant que l’expression de ce principe, non seulement l’école publique, mais l’école exclusivement communale devrait être laïque. Mon vœu est donc bien simple : je demande seulement, lorsque la commune aura pourvu à toutes ses obligations envers l’État, lorsqu’elle aura créé le nombre d’écoles publiques exigé par celle-ci, qu’elle ait encore le droit, à ses frais, et sans sortir de la laïcité, d’instituer des écoles d’expériences où des programmes nouveaux, des méthodes nouvelles puissent être essayés, où des doctrines plus hardies puissent se produire. (Très bien ! très bien ! à gauche.)

M. Le Provost de Launay. — Les communes n’auront plus un centime. Elles seront ruinées par votre loi.

M. Jaurès. — Remarquez, d’ailleurs, messieurs, que sur ce point la loi de 1882 et la loi complémentaire qui vous est soumise aujourd’hui ne sont pas explicites.

J’ai consulté plusieurs de nos collègues, parmi les plus compétents ; la plupart m’ont répondu qu’ils ignoraient si le droit des communes subsistait ou non. Quelques-uns m’ont dit : Oui, il subsiste, mais il est sous-entendu. Prenons garde, n’en parlons pas ; n’avertissons pas les villes qu’elles peuvent faire concurrence à l’État ; n’imitons pas le confesseur qui révèle les fautes au pénitent. (Rires approbatifs à gauche.)

Messieurs, je suis convaincu qu’à l’occasion nos adversaires politiques ne manqueront ni de conseillers ni de directeurs pour les instruire au péché ? Il serait étrange de maintenir obscurément les franchises communales dans la loi pour être libéral, et de ne pas en avertir les communes pour rester pratique.

Nous devons d’autant plus nous préoccuper, au moins dans l’avenir, d’accorder aux municipalités des écoles exclusivement municipales, que tout lien entre les communes et les écoles publiques va être désormais rompu. Nous traversons une période où tout se fait dans l’enseignement primaire, à tous ses degrés, par la collaboration confiante des communes et de l’État. Pourquoi ? Parce que l’État a besoin des communes. Il en a besoin pour l’édification des locaux ; il en a besoin pour la rémunération des maîtres. Ainsi, les communes sont attachées à leurs écoles et par des sacrifices récents et par les droits tout neufs que ces sacrifices leur confèrent.

Il leur semble, lorsqu’elles consacrent une idée, que cette idée sera acceptée aisément, que pour quelques détails on ne rebutera pas leurs conceptions, parce qu’il faudrait en même temps rebuter leurs offres. Mais dans quelques années, quand la plupart des écoles nécessaires auront été construites ; demain, quand les maîtres seront payés par l’État, quand le souvenir des sacrifices consentis par les communes et des droits que ces sacrifices leur conféraient aura disparu, que verrons-nous ? Je le crains : insouciance des communes et arrogante tutelle de l’État. (Très bien ! très bien ! sur plusieurs bancs à gauche.)

Je sais des administrations républicains de nos grandes villes qui voient avec tristesse l’œuvre où depuis bien des jours ils mettent leur pensée sortir définitivement de leurs mains : M. Barodet, en 1882, et M. le comte Albert de Mun, quand ils proposaient de confier aux conseils municipaux, représentant les familles, la nomination des instituteurs, commettaient à mon sens une erreur grave ; l’école ne continue pas la vie de famille, elle inaugure et prépare la vie des sociétés. (Vifs assentiment à gauche.)

Est-ce à dire que les familles, qui sont, après tout, cette partie de la société qui a l’intérêt le plus direct dans l’éducation des enfants, ne doivent pas être entendues ? Est-ce à dire qu’il n’est pas utile, même au point de vue social, de tourner au profit de tous leur sollicitude passionnée pour quelques-uns ? Oui, à condition que dans ce métier d’éducateur, où la tendresse ne suffit pas, elles fassent leur apprentissage et leurs preuves ; or, à l’avenir les programmes seront discutés bien loin des familles, tout contrôle leur échappera, et même jusqu’à la pensée d’en exercer un.

Le peuple sera obligé de subir passivement pour ses fils un enseignement qu’il n’aura pas préparé, comme la bourgeoisie a subi passivement depuis un siècle un enseignement qui avait été réglé sans elle. Laissez, au contraire, à quelques municipalités la gestion de quelques écoles indépendantes, et les municipalités mettront tous les jours les familles en face des problèmes de l’éducation. J’espère bien, lorsque l’école républicaine aura porté ses premiers fruits, que les travailleurs, les vrais, arriveront en grand nombre dans les conseils locaux, et là ils diront, si vous leur en donnez la tentation avec le droit, quelle est la partie de l’enseignement autrefois reçu par eux qui leur a été le plus utile ; ils vous diront ce qui leur a le plus servi, à l’épreuve : ou la connaissance précise de quelques règles techniques, ou la ferme intelligence de certains principes généraux, et ils vous diront dans quelle mesure on peut les associer ; ils vous diront quelle partie de l’histoire a le mieux éclairé pour eux ces problèmes politiques et sociaux qui travaillent notre siècle ; ils vous diront aussi jusqu’où leur esprit peut s’élever sans trouble dans les hautes conceptions générales d’où la science prétend résumer l’univers ; à quelques exemples, à quels récits, à quels accents… (Interruptions sur plusieurs bancs.)

Je serais heureux de saisir le sens de ces interruptions.

Voix à droite. — Ce n’est pas nous qui vous interrompons !

A gauche. — Parlez ! parlez !

M. Jaurès. — Je développe simplement cette pensée, que le jour où les programmes seraient contrôlés par l’expérience même des enfants du peuple, que le jour où les travailleurs pourraient dire ce qui les a le plus soutenus dans les combats de la vie, ce jour-là, nous aurions des programmes mieux adaptés aux exigences, aux nécessités de la vie quotidienne.

Ainsi, vous inspirerez à l’éducation populaire non pas la pensée captive et refroidie de quelques fonctionnaires enclins au repos, mais l’âme ardente et libre du travail humain. (Applaudissements à gauche.)

Messieurs, il y a une autre raison, très haute et très délicate — et je finis par celle-là — il y a une autre raison pour laquelle l’État doit respecter la liberté des communes : c’est qu’en matière d’enseignement philosophique et moral, l’État ne peut approprier son enseignement à la diversité de tous les esprits et de tous les milieux.

Deux forces se disputent aujourd’hui les consciences : la tradition, qui maintient les croyances religieuses et philosophiques du passé ; la critique, aidée de la science, qui s’attaque non seulement aux dogmes religieux, mais aux dogmes philosophiques ; non seulement au christianisme, mais au spiritualisme.

Eh bien, en religion, vous pouviez résoudre la difficulté et vous l’avez résolue : l’enseignement public ne doit faire appel qu’à la raison, et toute doctrine qui ne se réclame pas de la seule raison s’exclut elle-même de l’enseignement primaire. Vous nous dites tous les jours que c’est nous qui avons chassé Dieu de l’école, je vous réponds que c’est votre Dieu qui ne se plaît que dans l’ombre des cathédrales. (Très bien ! très bien ! et applaudissements à gauche. — Interruptions à droite.)

En religion, nous pouvons nous taire sans abdiquer ; nous n’avons qu’un devoir, c’est de ne pas introduire dans l’école nos agressions personnelles, qui peuvent être offensantes et qui sont inutiles, c’est de ne pas les ajouter aux agressions constantes de la vérité scientifique contre vous.

Mais en philosophie, entre toutes les doctrines qui ne se réclament que de la raison, quel choix ferez-vous ?

Vous avez choisi, et vous ne pouviez pas faire autrement, la doctrine qui a le plus de racines dans le pays, je veux parler du spiritualisme traditionnel. (Bruit.)

Messieurs, je sens la difficulté de parler dans ces conditions…

A gauche. — Parlez ! parlez !

M. Jaurès. — Vous êtes l’État, et vous ne pouvez faire qu’une chose : traduire pour l’enfant la conscience moyenne du pays.

J’entends que l’on ne peut guère enseigner dans les écoles de l’État que les opinions les plus généralement répandues dans le pays, mais j’ajoute que le spiritualisme, qui est notre doctrine d’État, est contesté par un très grand nombre d’esprits ; il est répudié par l’élite, — à tort ou à raison, je n’ai pas à me prononcer là-dessus, — par l’élite intellectuelle de l’Europe. (Applaudissements sur divers bancs à gauche. — Exclamations et interrogations à droite.)

M. le comte Albert de Mun. — Qu’est-ce que vous appelez l’élite intellectuelle de l’Europe ?

M. Jaurès. — Messieurs, je ne constate que des faits, je n’y mêle aucune appréciation de doctrine.

M. Lucien de Ferrière. — Que dit M. le ministre de cette manière de voir ?

M. le Président, se tournant vers la droite. — Vous demandez, messieurs, la liberté pour l’école ; laissez-la au moins pour la tribune. (Très bien ! très bien !)

M. le comte Albert de Mun. — Nous voulions savoir ce que l’orateur appelle « l’élite intellectuelle de l’Europe ».

M. Jaurès. — Messieurs, je crois m’être borné à constater un fait, c’est qu’il y a une difficulté très grande pour l’État, une difficulté très sérieuse, une difficulté qui n’a pas préoccupé nos collègues, mais qui éclatera très prochainement sur tous les points de la France, dans les milieux les plus différents ; alors que les doctrines les plus diverses peuvent s’emparer des esprits, dans les campagnes et dans les villes, vous êtes obligé, vous, État, qui avez toute la responsabilité devant la nation, d’enseigner des doctrines qui partout auront pu être acceptées.

Je dis qu’il y a des grandes villes où les travailleurs se sont approprié les résultats généraux de la critique et de la science, et que dans ces grandes villes, le spiritualisme ne peut être la règle exclusive des esprits et le dogme scolaire. J’ajoute que dans l’intérêt même de l’État, qui ne peut pas aller au-delà de l’opinion générale de la nation, vous devez permettre aux municipalités d’interroger, par certaines écoles communales, la conscience populaire, et de proportionner l’enseignement à cet état des esprits. (Applaudissements sur plusieurs bancs à gauche.)

Que viens-je vous demander ? Une seule chose : c’est qu’il y ait partout dans l’enseignement populaire une sincérité et une franchise absolues, que vous ne dissimuliez rien au peuple, que là où le doute est mêlé à la foi, vous laissiez se produire le doute, et que quand la négation domine, elle puisse aussi se produire librement.

Voilà les simples idées que je viens apporter à la tribune. Je crois qu’elles sont conformes à la pure doctrine du parti républicain. Je crois qu’il est impossible à l’État d’assumer à lui tout seul la charge de l’éducation populaire ; je crois qu’il ne peut pas traduire dans cet enseignement tout ce qui dans la conscience humaine peut surgir de neuf et de hardi, et que la loi doit laisser le soin de traduire ces sentiments nouveaux aux représentants élus des grandes villes, aux municipalités. (Applaudissements sur les mêmes bancs à gauche.)

Messieurs, je me rends parfaitement compte qu’il est impossible, pour introduire plus de liberté dans votre loi, d’ajourner les résultats déjà obtenus, et je ne doute pas que dans l’application de la loi, M. le ministre de l’instruction publique, qui est partisan dans une très large mesure de la liberté des communes, ne leur fasse leur juste part. Il a dit, il y a quelques mois, qu’il fallait développer les libertés communales ; je pense qu’il entend par là les libertés budgétaires ; mais comme ces libertés commandent toutes les autres, c’est avec confiance que je lui remets, en retirant mon amendement, le soin de corriger l’excès de centralisation scolaire. (Applaudissements sur plusieurs bancs à gauche et au centre.)

M. le Président. — L’amendement est retiré. (Rires ironiques à droite.)

M. le comte de Kergariou. — C’était bien la peine ! (Bruit.)


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