Espagne Une république juste, juste une république

vendredi 3 octobre 2008.
 

par Denis Fernàndez-Recatalà

Ecrivain.

(fin)

Les conséquences de l’insurrection asturienne d’octobre 1934, vont en quelque sorte tramer la politique espagnole. Le Front populaire en résultera . Un espoir raisonnable se fraie un passage parmi les obstacles dressés par une droite qui cultive les complots et contribue par son incompétence et par la défense d’intérêts égoïstes à aggraver la crise dont l’Espagne est la proie. Les militaires acquièrent une autorité exorbitante. Le gouvernement réprime sans discernement les ouvriers et les mineurs soulevés. [1]

On a vu ou voulu voir avec l’insurrection ouvrière des Asturies et sa répression les prémices de la guerre civile espagnole. Tous les ingrédients semblent s’y mêler. En vérité, il s’agit d’une erreur de parallaxe et d’une manière a posteriori de faire porter le poids du conflit déclenché par les conjurés de juillet 1936 sur les organisations de gauche. Certes, il y a des similitudes, et nous pourrions aisément les recenser. Elles sont réelles, elles sont trompeuses. Il y a surtout des différences de taille. Par exemple, les moyens mis en œuvre par les ennemis du Front populaire. En 1936, les implications internationales, les aides fasciste et nazie, sont décisives . Grâce à elles, les putschistes mèneront leurs opérations à leur terme. Elles leur permettront de surmonter les défaites essuyées les premiers jours . Différence notable aussi, la longue préméditation qui préside à la machination. On est loin de la quasi-improvisation des partis ouvriers de 1934. Les syndicats se concertent à la hâte. Les ouvriers et les mineurs découvrent l’organisation révolutionnaire au fur et à mesure qu’ils l’expérimentent. Leur imaginaire, à défaut de leur pensée, est fourni par une certaine idée qu’ils se font de la révolution bolchevique,une révolution qu’ils interprètent le plus souvent à la lumière de la spontanéité. Leur mouvement se veut d’autant plus foudroyant qu’il négligera des aspects tactiques et se tiendra à des orientations stratégiques, tout à la fois précises et trop vagues, pour l’emporter. Les communistes, rappelons-le, avaient rechigné à s’associer à l’Alliance ouvrière parce qu’elle écartait d’emblée les masses paysannes. Ils ne songeaient pas encore à d’autres alliés indispensables à une éventuelle victoire. L’Alliance ouvrière joue son solo funèbre avec un courage et un héroïsme incontestables. Le soulèvement d’octobre 1934 répondait à une situation créée par un appareil d’État vindicatif qui noyait les conflits sociaux dans des bains de sang. Aux Asturies, l’hémorragie confine au vertig ,et c’est en cela, surtout, que les Asturies préviennent la guerre d’Espagne. Le gouvernement Lerroux-Roblès cogne, et il cogne à tour de bras. L a frousse des classes dirigeantes est telle que le gouvernement n’hésite pas. Il recourt à des procédés superlatifs. Franco, nommé conseiller spécial du gouvernement, fait ses armes et avec lui de futurs commandants du pronun-ciamiento. Après la reddition d’ Oviedo, une chasse à l’homme est menée à l’échelle d’une région, voire au-delà, vers les montagnes frontalières du León, où des groupes communistes continueront une guérilla. Anecdote : les révolutionnaires se rendent, mais ils refusent de se rendre aux Maures .Vieille histoire que celle d’une province rétive à la conquête arabe et qui traduit alors son indépendance en ne se soumettant pas à ceux qu’elle considère, à tort ou à raison, comme l’étranger inconciliable, l’ennemi héréditaire depuis 1492. Les Maures n’étaient jamais parvenus à occuper les Asturies. Le symbole est gros. Curieux de constater par la même occasion que l’on a conservé, par-delà les siècles, une nomination–los moros et non pas los maroquis–qui ne correspond plus à une réalité historique, mais à l’obscur désir d’assujettir les lointains descendants des conquérants du royaume wisigoth de 711, embrigadés désormais dans une légion indigène. L’Espagne ressasse son passé et le corrige à grand-peine. Mais là, aux yeux d’un grand nombre d’Espagnols, Franco est discrédité pour avoir appelé des troupes africaines combattre des compatriotes. Bien sûr, les classes dominantes se réjouissent de ses opérations. On lui décerne le titre de « Sauveur » et, sans le savoir peut-être, on réédite à Madrid une scène dont Thiers a été le héros, après la Commune de 1871.

LA RÉPRESSION SE CHIFFRE. C’est son horreur. Elle se détaille également, et c’est son abomination. Alors que tout est perdu hors l’honneur pour les insurgés, on fusille, au petit malheur la chance, des hommes suspectés d’avoir porté des armes, dans les bassins miniers. On constitue des départements de tortionnaires, dirigés par Duval, commandant de la garde civile, qui restaure les vieilles pratiques de l’Inquisition. La sauvagerie des interrogatoires, de la question, infligée aux prisonniers suscite une réprobation sitôt qu’elle est rendue publique, non sans bravoure, par Alvarez del Vayo, journaliste de la gauche socialiste et futur ministre du Front populaire. Pour le commandant Duval, supplicier à l’ancienne – il révèle les agissements généralisés par la SS et la Gestapo–, c’est, sans aucun doute, sacrifier à une tradition. Le scandale est si grand que le gouvernement ne peut l’assumer. Duval est révoqué et s’exile. On déclare l’état de guerre pour trois mois. On condamne à mort sans discernement. On prononce des peines de prison extravagantes. On exécute le sergent Vazquez, coupable d’avoir rejoint un détachement ouvrier. Manuel Azaña, l’ancien président du Conseil, est incarcéré bien qu’il n’eût pas participé aux événements. Les députés socialistes Gonzalez Peña et Teodomiro Menéndez, sont condamnés à la peine capitale. Largo Caballero, dirigeant de l’UGT, Santiago Carrillo, secrétaire des Jeunesses socialistes, sont incarcérés. Lluis Companys, président de la généralité de Catalogne, est promis à trente ans de bagne. Aucune condamnation à mort ne sera prononcée à la suite des événements survenus en Catalogne. Les Asturies paieront un prix élevé.

Les chiffres ? Leur énoncé est éloquent : trois mille exécutions, plus de sept mille blessés, trente mille emprisonnés. Les corps engagés par le gouvernement comptabilisent deux cent vingt pertes.

JAMAIS, PROBABLEMENT, DEPUIS L’AFFAIRE SACCO ET VANZETTI, LE MONDE PROGRESSISTE NE S’EST TANT MOBILISÉ pour soutenir les vaincus d’un mouvement qui, malgré son échec militaire, poursuit sa lutte. En dépit de divergences, les leçons utiles vont être très vite tirées.

Conséquence immédiate, le président de la République, Alcalá Zamora, sous la poussée de l’opinion publique mondiale, modère des condamnations et commue dix-neuf peines de mort , dont celle de Ramon Gomez Peña, l’un des chefs de l’insurrection, à la prison.

Les communistes, minoritaires, prennent pour ainsi dire la tête du mouvement au moment même où le mouvement semble terrassé. À la différence des responsables socialistes qui rusent afin de tempérer vainement des condamnations en prétendant que l’insurrection a été le fruit d’une impulsion, José Diaz, secrétaire du Parti communiste d’Espagne, en revendique la responsabilité. Il s’agit, non pas de confisquer le mouvement à son profit, mais d’assurer une défense collective des détenus et de ne pas briser une communauté dont les membres ne seraient pas logés à la même enseigne, si leurs cas étaient dispersés, au hasard des greffes et des juridictions d’exceptions. José Diaz ira à la prison Modelo, de Madrid, convaincre Largo Caballero d’accepter sa proposition. Il se heurte à un refus argumenté. Avant l’insurrection, les comités exécutifs du PSOE et de l’UGT avaient décidé qu’en cas de revers ils allégueraient une révolte incontrôlée. À cette occasion, Paris découvre la Pasionaria. Elle vient témoigner. Elle témoigne de l’énergie et de la résolution dont ont fait preuve les Asturiens, elle témoigne aussi de leur détresse comme de leur résistance.

Les anarcho-syndicalistes qui avaient tergiversé pour des motifs compréhensibles–en Catalogne, on leur demandait de s’associer à un mouvement insurrectionnel après que Companys les a désarmés et quelque peu persécutés ; aux Asturies, ils ont boudé la grève insurrectionnelle jugée trop peu révolutionnaire–, les anarcho-syndicalistes, donc, s’unissent à l’élan de solidarité–la nouvelle étape du combat politique qu’empruntent alors les événements. Libérer les prisonniers, recouvrer des libertés, poursuivre l’agitation, reconsidérer la stratégie, examiner le bien-fondé des méthodes sont des thèmes à l’ordre du jour.

Aussi, l’Octobre rouge des Asturies est-il médité. À Moscou, le Komintern, animé par Dimitrov, approfondit la question des alliances que les partis communistes doivent nouer pour battre le fascisme. L e contexte européen, voire mondial, si l’on songe au Japon, n’est guère favorable aux couches populaires. Après la prise de pouvoir par Hitler en Allemagne, l’écrasement de la Commune de Vienne, les journées de Février à Paris, quelque chose se déglingue, et l’URSS risque l’isolement. La France et l’Espagne forment un espoir de solution. La tactique de Front unique progresse. Pour l’instant, elle intéresse avant tout les militants socialistes, leurs dirigeants demeurant décriés. Il faut relire les discours de Dimitrov lui-même, jusqu’au printemps 1935, pour le vérifier. (« Ce sont les chefs réactionnaires de la social-démocratie, l’idéologie et la politique sociales-démocrates de collaboration de classe avec la bourgeoisie qui entravent la constitution du front unique prolétarien », 1er mai 1935.) Quant à l’Internationale socialiste, elle n’est pas très chaude pour réaliser l’unité des deux formations 0uvrières. Seuls, la SFIO, d’une part , et le PSOE de 1’autre, sont disposés à revoir leurs positions. Ils l’ont d’ailleurs déjà démontré.

En Espagne, le PSOE, donc,se ravise. Il a renoncé à la collaboration de classes. Certes, il ne brigue pas la paternité du mouvement asturien, mais il confirme sa vocation subversive, non sans équivoque. Dans ses Mémoires, Largo Caballero rapporte ses réponses à l’interrogatoire auquel le soumet un juge militaire qui lui demande incidemment ce qu’il pense de la révolution : Largo Caballero, bientôt surnommé le Lénine espagnol, élude. « Je suis ici pour répondre de mes actes non de mes pensées… » Toutefois, à gauche, quelque chose évolue dans le paysage politique espagnol. Les laissés-pour-compte de la République, ouvriers, paysans, employés, les sans-travail, les expulsés, les métayers catalans, les pauvres saisis pour dettes s’identifient au sort des insurgés asturiens. Et ce qui n’avait pas été obtenu par les directives de grève générale et d’insurrection va l’être, paradoxalement, par la défaite : une base de masse plus cohérente se constitue et réalise, vaille que vaille, une communauté volontaire. Battre une bourgeoisie qui brigue l’arrogance et massifie le crime, étouffer un fascisme protéiforme, renverser les institutions conservatrices, rétablir une morale civique deviennent des impératifs catégoriques des organisations ouvrières et, plus largement, des partis républicains de la gauche modérée.

À droite, on persévère dans son être. La victoire remportée aux Asturies défoule.

De septembre 1933 à décembre 1935, dix crises ministérielles ont affecté le régime. Alexandre Lerroux tangue, mais tient les rênes du pouvoir. Il les tient de plus en plus faiblement jusqu’à presque les relâcher en mai 1935 au profit de Gil Roblès, le Ch f, nommé ministre de la Guerre. Celui-ci affirme ainsi sa prépondérance. Aux Cortés, on assiste à d’invraisemblables débats sur les indemnités (230 millions de pesetas) à verser aux grands d’Espagne maigrement expropriés. On entend Lamamié de Clairac, un député catholique , déclarer que « si d’aventure les encycliques papales exprimaient, un jour, une inclination pour la réforme agraire, il se ferait schismatique ». La foi ainsi vécue s’identifie à l’ennemi de la propriété. Au partage évangélique des biens Lamamié de Clairac choisit de patronner la sentence : « Il faut rendre à César ce qui appartient à César. » En l’occurrence, folie des grandeurs, et cette folie des grands s’arrime à une manie avaricieuse –César est bien servi. Et ces sessions sont consacrées à la réforme agraire…

L’instabilité régnante, les troubles, l’incertitude, les égarements, l’inconscience, l’ « égoïsme suicidaire » évoqué des années plus tard par Gil Roblès pour se disculper auraient requérer des classes possédantes une sagesse que seul Sancho Pança eût été capable de dispenser quand il gouvernait son île. Là, au contraire, on se lâche…

Le 5 novembre, Gil Roblès, qui n’a rien appris parce qu’il n’a encore rien compris, lance lors de la séance de réouverture des Cortés : « Il faut revenir sur ce qui a été fait depuis le 14 avril » (1931, date de la proclamation de la République ). Le lendemain, Calvo Sotelo, le leader monarchiste à tendance fascisante, tranche devant l’Assemblée : « La possibilité d’un dialogue parlementaire a disparu à jamais. » Puis il dépeint l’armée « en colonne vertébrale de la Patrie » , quand Gil Roblès ne la considère que comme « son bras armé », tout en signalant : « Nous ferons ce que l’armée décidera. »

On promeut les généraux s’étant illustrés lors de l’affaire asturienne. Tous , sans exception, conduiront le coup d’État de 1936.Franco devient chef d’état-major de l’armée ; Fanjul, sous-secrétaire d’État à la Guerre ; Goded, inspecteur général de l’armée ; Mola, commandant en chef des troupes du Maro c ;et Yagüe, qui s’était particulièrement distingué sur le terrain, reçoit le commandement de la 2e légion du Tercio. Cela ne suffisant pas à amadouer une armée qui exulte, le gouvernement procède à la nomination de quatre-vingts officiers supérieurs, dont seule une vingtaine présente ses respects à Alcalá Zamora, comme le stipule le protocole.

Les soixante autres se livrent à un putsch larvé ou plutôt rentré ou ravalé. La situation est si tendue dans le pays que l’armée considère qu’il est de son devoir de comploter. À cet instant précis, le gouvernement Lerroux-Roblès, qui s’était durci au point de dériver vers une espèce de dictature teintée de fascisme et de militarisme, jette l’éponge. Alcalá Zamora somme Lerroux de démissionner –il est impliqué dans le scandale du straperlo, la roulette truquée du casino de Saint-Sébastien. Roblès prétend le remplacer au poste de Premier ministre.Alcalá Zamora, qui l’a déjà assez vu, lui préfère Portela Valladares, assez falot, pour n’être pas même Chef de son ombre. Alcalá Zamora vise de nouvelle sélections. Il craint les intrigues de Gil Roblès, lié à l’armée, à l’Église et aux monarchistes, et il redoute l’armée qui ne fait pas mystère de résoudre la crise par les armes, d’autant que les droites l’y incitent. Elle vient de prouver ce dont elle est capable. Fanjul et Goded bavardent. Ils se répandent dans les cercles, les cafés, ils s’ouvrent à des journalistes. Franco, plus prudent et de toute manière plus fin, estime le moment prématuré. La gauche rassemble des meetings considérables, semblables à ceux de 1931. Les directions des partis et des syndicats se consultent. Alors, le futur caudillo approche le secrétaire d’Alcalá Zamora, Rafael Sanchez Guerra , afin de lui glisser, parlant de lui à la troisième personne : « Le général Franco est un militaire discipliné, un homme loyal, qui n’a jamais pensé à se soulever. » Il parle en étranger à ses propos. Quant à Alcalá Zamora, il caresse le rêve d’une troisième force, la formation d’un marais, qui comprendrait et compromettrait les socialistes, dominés par les centristes . Dans les rues retentit le slogan asturien clamé par des milliers, des dizaines de milliers et un demi-million de personnes à Madrid : UHP ! Unidos hermanos proletarios. Le Front populaire est en marche, et aucun replâtrage parlementaire ne paraît digne de considération. Les Asturies ont cimenté les gauches espagnoles. On assiste à ce double paradoxe : d’une part , la droite unie au centre et appuyée par l’armée se révèle incapable de gérer sa victoire et ses lendemains encombrants ; de l’autre, la gauche ne baisse pas les bras. Elle sublime sa défaite et se revitalise. Elle adopte une stratégie d’ensemble susceptible de dynamiser ses forces . Il faut préciser qu’elle obéit à un imaginaire espagnol où le martyre appelle moins la compassion que le sursaut. Incidence, peut-être explicative : le récit national français se nourrit des héros vaincus, tel Roland. L’équivalent espagnol, El cantar del mio Cid, promeut un héros qui vainc ses ennemis après sa mort . On attache le Cid sur Babieca, sa monture, pour qu’il conduise, à titre posthume, les armées qui dérouteront les Maures. En Espagne, on n’encense pas la charge inutile des cuirassés à Reichshoffen.

DEPUIS 1931, LES COMMUNISTES ESPAGNOLS, SOUS L’IMPULSION DU KOMIN-TERN, ONT PARCOURU UN CHEMIN CONSIDÉRABLE : lors de l’avènement de la IIe République, à Madrid, ils réclamaient un gouvernement de soviets. Ils étaient quelques centaines. Deux ans plus tard, ils proposent un pacte au PSOE et aux républicains de gauche pour une consultation législative à Malagá. C’est une amorce, limitée, circonstancielle, qui permet l’élection du premier député communiste, le Dr Cayetano Bolívar. Il s’agit d’empêcher l’accession d’un proto-fasciste. Aucun programme n’est discuté.

Le PSOE, on le sait, a repris, tant bien que mal, sa partition révolutionnaire. Sa gauche, il est utile de le souligner, est séduite, puis acquise aux thèses unitaires comme le Komintern les définit. D’ailleurs, on comprendrait mal comment ces conceptions auraient pu l’emporter en Espagne si l’Internationale communiste n’avait pas travaillé au corps certains des éléments du PSOE, des dirigeants des Jeunesses socialistes, étant donné le peu de poids que pèse encore le Parti communiste sur la scène politique ibérique.

Les Jeunesses socialistes, soutenues par Largo Caballero, de plus en plus autonomes et de plus en plus captivées, réclament, à travers Carlos Hernández Zancajo, un programme qualifié de bolchevique, dans une brochure intitulée Octobre, la deuxième étape. Il y est écrit : « Aujourd’hui, il est évident qu’il est nécessaire de réhabiliter le contenu révolutionnaire du parti socialiste, ce que nous nommons sa bolchevisation. Elle s’impose à tous. » Par ailleurs , les Jeunes socialistes se réfèrent explicitement au modèle soviétique. Ils marchent sur les brisées du PCE, un PCE d’avant le discours de Dimitrov au VIIe Congrès du Komintern qui privilégie la lutte antifasciste et ajourne la révolution. Les Jeunes socialistes, eux, sont convertis au choc frontal, à la guerre de mouvement, « à la défaite de la bourgeoisie et au triomphe de la révolution grâce à la dictature du prolétariat ». Dans ce contexte, et dans les périodes suivantes, les communistes apparaîtront, peu à peu, comme des modérés. Le Front populaire deviendra leur doctrine. À la lecture de cette prose incendiaire, Indalecio Prieto, qui avait révélé par une lettre adressée au comité exécutif de l’Internationale socialiste l’existence d’un projet de Bloc populaire dès mars 1935, publie à son tour une brochure, Positions socialistes, aux allures existentielles où il est dit : « La vie est bien plus grande que le marxisme. » Mais Indelacio Pietro est battu. Il est inaudible. Ses considérations philosophiques sont méprisées, quand elles ne sont pas raillées par les militants et au-delà par le peuple.

La situation sociale empire. Le pauvre ministre de l’Agriculture, Gimenéz Fernández, est révoqué. Gil Roblès lui reproche de vouloir, malgré tout, poursuivre la réforme agraire. Dans ce pays catholique, la droite est en prise à des contradictions quasi convulsives : l’idéologie chrétienne l’incline au partage, à une justice mesurée que son ancrage social, féodal et capitaliste, conteste. Cela se traduit par la formule employée par Gil Roblès quand il limoge Gimenéz Fernández : « Je n’ai pas osé le maintenir à son poste. » Et, de surcroît, 1935 se solde par de mauvaises récoltes. La disette apparaît dans les campagnes. Elle touche 3 millions d’individus, un dixième de la population espagnole . On relève sept cent mille chômeurs. Le gouvernement tente de colmater les brèches en suggérant le lancement d’un « grand plan de petits travaux » . Au ministère des Finances, on méconnaît, de bonne foi, c’est-à-dire par ignorance, la relance par la consommation, l’intervention de l’État, le jeu de l’inflation. Joaquin Chapaprieta, le ministre, vient, si l’on peut dire, de la société civile. C’est un financier et il réagit en financier empêtré dans de vieilles recettes. Les échos du New Deal ne sont pas arrivés à ses 0reilles. Certes, il allège l’État, ses dépenses, puisqu’ il l’ampute de trois ministères, entre autres institutions, et de trois cents voitures officielles. Résultat pernicieux : il met sur la paille des milliers de fonctionnaires et asphyxie des couches moyennes qui se demandent bien pourquoi on les spolie quand on sacrifie de fait les dépossédés. Les socialistes se radicalisent. Les communistes s’enhardissent. Ils pénètrent l’armée. Ils contribuent à la création de l’Union militaire républicaine antifasciste. Leur influence est la plus forte dans la marine, l’Armada. Le général Mola, avant de rejoindre son contingent au Maroc, se livre à une chasse aux sorcières dans la troupe. Franco, chargé de réorganiser et de moderniser l’armée, confie : « Jamais 1’armée ne s’est sentie aussi bien commandée. » Et Gil Roblès, qui vacille et approche de la confusion mentale, d’un côté, prétend que « la Chambre a réalisé un immense travail » et, de l’autre, il soutient que les Cortès de 1935 « ont à peine agi au cours de cette étape » . L’armée est renforcée. Les grandes for tunes sont confortées. La répression contre les grévistes et les insurgés de 1934 s’est prolongée au-delà de l’envisageable. La clémence a été proscrite du dictionnaire. La gauche, quant à elle, s’élargit et se soude. Les partis républicains rejoignent l’embryon d’un Front populaire qui ne déploie pas encore son ambition. Pour l’instant, l’union s’opère par la défensive. On réclame l’amnistie. Manuel Azaña veut, maintenant, restaurer la République, une République que les droites ont éviscérée et endeuillée : « L’ heure du bilan a sonné », avance-t-il à Mestalla, près de Valence.

La gauche cherche une issue politique plus ou moins à tâtons. Elle s’oriente vers deux directions, qui finiront par converger. Le 2 juin 1935, les communistes convoquent une réunion au cinéma Monumental de Madrid. José Diaz, secrétaire du Parti, y dessine une alliance, désignée sous le nom de Bloc populaire. Dans son discours , il demande « la libération des peuples 0pprimés par l’impérialisme espagnol ». Le Parti communiste d’Espagne se défait de son jacobinisme. Outre les territoires d’Afrique, on songe aux nations opprimées dans la Péninsule par la Castille, le centre héritier de la monarchie. Le Bloc populaire, dont il est alors question, concerne avant tout le PSOE et l’UGT. Par ailleurs, sous l’impulsion d’Azaña et de Felipe Sanchez Roman, plusieurs partis et formations petits-bourgeois entreprennent un Front républicain, composé de la gauche républicaine et de l’Union républicaine en guise de soubassement. Le Parti national républicain et les socialistes d’Indalecio Prieto y seront associés. Seule condition, les communistes doivent en être exclus. Ceux-ci ont déjà des soutiens : les Jeunesses socialistes et Largo Caballero. Les communistes ne désarment pas. Georges Dimitrov a infléchi les direct ives du Front unique. Les alliances se noueront au sommet. Le Kominterna approfondi sa réflexion. L’Espagne comme la France expérimenteront la nouvelle politique. Le PCE renonce à diriger un mouvement au nom de la classe ouvrière. À l’instigation du Komintern, il accepte de collaborer avec des part i s « bourgeois ». Il participera à un gouvernement qu’il ne contrôlera pas. En l’espace de deux mois, il révise sa position. Il ne s’agit plus de s’accrocher à un illusoire gouvernement ouvrier. Palmiro Togliatti, Ercoli, chapeaute sa direction. Pour l’heure, et en dépit de leur agitation, en dépit de leur toute nouvelle audience, les communistes ne comptent que vingt mille adhérents. On leur conseille de surseoir à leurs aspirations foncières , de composer, de se concilier des couches que leurs sommations déconcertent ou alarment. Il s’agit de rassurer, avant tout de rassure r , y compris par un 1yrisme national et démocratique. Georges Dimitrov leur dit que l’Espagne est mûre pour une « révolution bourgeoise », pas plus, et qu’il ne s’agit pas d’emballer la machine. Le plus loin que l’on puisse aller, c’est d’unifier les Jeunesses socialistes et communistes et de se préparer à conclure un programme élémentaire. On le verra quelques mois plus tard, lors d’un entretien accordé à un journal américain, Staline pressent une guerre qui ne se bornera pas à l’Espagne et dont l’union, la patrie des travailleurs, risque de faire les frais.

ALORS QUE GIL ROBLÈS S’EMPLOIE À ATTIRER LES PHALANGISTES, ceux-ci, sous la direction de José Antonio Primo de Rivera, prennent, au contraire, leurs distances avec un gouvernement et des partis rongés par l’incompétence, e t donc le programme se résume grosso modo à un désir de revanche sociale.

Au parador de Gredos, où la junte de la Phalange s’est rassemblée le 15 juin 1935, Primo de Rivera conclut : « Il ne nous reste que l’insurrection . » « Par conséquent, et en toute conséquence, nous devons aller à la guerre civile. » Les droites n’en reviennent pas. Elles sont prises de court . José Antonio de Rivera les déborde. Il jette de l’huile sur le feu. Pour expliquer ses outrances, on recourt à la presse du cœur. À Gredos, il se serait heurté à Pilar, duchesse de Luna, son ex-fiancée qui vient de le quitter pour se marier. N’empêche qu’il insiste : « La monarchie a fait son temps, et elle est tombée comme une coquille vide le 14 avril. » Quant à la République, elle n’est pas sa tasse de thé.

Gil Roblès se fait du mouron. Un scandale chasse l’autre. Le straperlo cède la place à l’« affaire Tayà » , qui mouille une fois de plus le parti radical de Lerroux. Là, c’est une sale affaire de trafic d’influences relatif à des concessions navales. Gil Roblès entraîné par Lerroux ne s’en relèvera pas. Il traîne encore ses guêtres tout en convoitant le poste de Premier ministre. Et comme don Niceto Alcalá Zamora le voue aux calendes grecques, il sonde les généraux Fanjul et Varela pour savoir de quoi ils sont capables. Ces derniers, pour ne pas changer, lui proposent un coup d’État. À chacun ses manies. Auparavant , ils en réfèrent à Franco qui, mesurant la division de l’armée, diffère sa décision. Décidément, la République s’apparente à une proie qu’il faut crever. Le 7 janvier 1936, Alcalá Zamora convoque des élections afin de déjouer le putsch que l’on dit imminent. « Le spectre de la guerre civile se profilait à l’horizon » , écrira Gil Roblès. À droite, Calvo Sotelo, qui en a marre de la démocratie, exprime le souhait que ces élections soient les dernières. La veille,le 6, le quotidien communiste Mundo obrero reparaît. Son interdiction a été levée.

AU SEIN DE CE TUMULTE QUI RESSEMBLE À UNE VEILLÉE D’ARMES POUR LES DROITES, LES PARTIS DE GAUCHE PROGRESSENT. Les socialistes de Largo Caballero ont obtenu des partis républicains (envers lesquels ils ont été longtemps réticents) qu’ils négocient avec les communistes, qui, eux-mêmes, Front populaire oblige, ont mis de l’eau dans leur vin. Les uns et les autres ont palabré pendant des mois. Mais ce n’est que le 15 janvier, après des débats acharnés, qu’un accord est conclu. Il concerne le PSOE et l’UGT, les Jeunesses socialistes, la Gauche républicaine, l’Union républicaine, le minuscule Parti syndicaliste d’Angel Pestaña, le Parti communiste d’Espagne, affilié à l’Internationale, le POUM, Parti communiste dissident nouvellement créé, c’est probable, par Andrés Nin, ancien délégué du PCE à Moscou, et Joaquin Maurin pour l’occasion. Incident, le POUM comprend des trotskistes, il n’est pas un parti trotskiste. Trotski se défie du Front populaire. Et plus encore, il le condamne et dans un article qui paraîtra en France en juin 1936, il accusera « la politique de Front populaire d’être une politique de trahison » , produite par les staliniens. Par ailleurs, en tant qu’organisateur de l’Armée rouge, il observera d’un œil circonspect les milices du POUM. Le Parti national républicain, en revanche, se désiste. Au cours de la guerre civile, ses membres se répartiront entre les deux camps.

LE PROGRAMME A ÉTÉ DIFFICILE À ÉTABLIR. Il s’agit d’ailleurs d’un manifeste qui minore la question agraire. Les petits propriétaires présents dans les partis républicains refusent de la traiter. Les communistes s’inclinent, les socialistes aussi. Les élections se déroulent dans un climat d’effroi et de haine. On espère que le scrutin pacifiera les esprits.

Que revendique le Bloc populaire ? L’amnistie des trente mille prisonniers ayant participé à l’insurrection de l’Octobre asturien, le rétablissement des libertés démocratiques, la restauration du statut de la Catalogne, l’adhésion de l’Espagne à la politique de sécurité collective prônée par la Société des Nations, des mesures fiscales favorables à la petite-bourgeoisie, l’augmentation des salaires et la mise en œuvre de grands travaux publics. Et, audace si ce n’est sacrilège, le manifeste se prononce pour l’intervention de l’État dans la Banque d’Espagne.

Le 17 janvier, comme à titre préventif, le gouvernement ordonne la libération de prisonniers politiques. La campagne emprunte une tournure agressive. Les droites accusent leur division. Toutes ses variantes, à des degrés divers, décident que l’armée est la vertu théologale qui assurera le destin de l’Espagne, fût-il tragique, qu’elle sanctifiera la nation par la force. À droite, l’armée est omniprésente. Elle est un tout, qui pourrait tout et auquel on demande tout, jusqu’à la dévotion.

À gauche, Manuel Azaña se démène. Sa république, il ne la conçoit qu’élargie et responsable : « Sans discipline, impossible de la restaurer. » Il engage à l’apaisement, rejetant « toute politique d’exaspération ». Il ne prêche pas dans le désert . Ce ne sont pas ses auditoire s qu’il cherche à convaincre, il essaie de persuader ses adversaires de tempérer leurs réactions.

Les droites remâchent leurs divergences. Chacune campe sur ses positions, car chacune se croit plus apte que d’autres à conquérir le pouvoir ou à le conserver. Chacune milite de son côté. Chacune fourbit des arguments homicides. Et toutes, incrustées dans leurs tranchées, conjuguent leurs efforts sans se concerter vraiment, bien qu’elles dirigent leurs tirs vers l’ennemi commun, le Bloc populaire.

Gil Roblès se la joue. Il se prend pour le caïd d’une Espagne prête à succomber à ses charmes superlatifs. Il croit posséder tous les atouts. Il mesure sa puissance à la surf ace de son effigie de 185 m2, placardée sur quatre étages d’un immeuble de Madrid, à la Puerta del Sol. Ses portraits sont distribués dans presque toutes les agglomérations d’Espagne. Une apostrophe les légende : « Tels sont mes pouvoirs ! » Un slogan les couronne : « Donnez-moi la majorité absolue et je vous rendrai la grande Espagne. »

Gil Roblès est sûr de lui. Le Chef ne peut manquer de l’emporter. Il est sûr de son triomphe et, avec lui, les industriels miniers qui le financent. Il perçoit 1 million de pesetas pour couvrir les frais d’une campagne grandiloquente. Bientôt, il est en proie au vertige d’une apothéose annoncée. Il se croit tout permis et il en vient à mépriser les suffrages qu’il brigue : « Les droites accéderont au pouvoir par les urnes et si elles ne gagnent pas les élections, elles s’en empareront d’une autre manière. » Le ton est donné. Et ce ton est le diapason de la droite. Il est entendu que la victoire lui est échue. Le 11 février, moins d’une semaine avant le vote, Gil Roblès martèle : « Oser affronter l’Accion popular (son parti), c’est défier l’Espagne ! Nous nous dirigeons, je vous le dis, vers un triomphe irrésistible et écrasant ! »

Les autres formations de droite partagent son optimisme. Le haut clergé est mis à contribution. Le cardinal Gomáy Tomas, primat d’Espagne et archevêque de Tolède, appelle par une lettre pastorale datée du 28 janvier « les catholiques à s’unir, à tout prix » et à voter pour le Bloc national antirévolutionnaire « dans l’intérêt de Dieu et de la Patrie » . Le 3 février, l’évêque d’Almería abonde dans le même sens. Du haut des chaires, on ser monne les ouailles. On sonne le tocsin, on flétrit les athées « ennemis du Christ et de l’Espagne ».

Des militants communistes et socialistes sont poignardés ou exécutés à coups de feu. Gil Roblès et la CEDA sont certains de remporter les élections. La Phalange et Primo de Rivera, écartés du Bloc national, car jugés trop avides, estiment qu’un éventuel succès de la gauche ne pose pas de problème sérieux, puisque : « Nous nous retrouverions tous unis comme en octobre (1934) pour sauver l’Espagne. » Calvo Sotelo en rajoute : « Alors que les hordes du communisme avancent, le seul frein qu’on puisse leur opposer, c’est la force de l’État, le transfert à la société tout entière des vertus militaires, comme l’obéissance, la discipline, la hiérarchie qui auront raison du ferment maladif du marxisme. Et c’est pourquoi je demande à l’armée d’assurer cette mission. »

Par miracle, la situation ne dégénère pas en affrontements de masse. Les organisations ouvrières contiennent la riposte de leurs partisans.

Les anarcho-syndicalistes restent à l’écart . Le 6 janvier, Buenaventura Durutti professe une leçon libertaire. Il entonne un thème récurrent de l’anarchie, façon Stirner : « Tout individu qui vote détruit la confiance qu’il lui revient, il délègue sa personnalité… ». Le 17 janvier, le Comité national de la CNT enfonce le clou et préconise l’abstention. Il se vante de n’avoir pas paraphé le manifeste du Bloc populaire : « Ce manifeste est une honte pour ceux qui prétendent représenter la classe ouvrière. » Fin janvier, les anarcho-syndicalistes s’activent. Ils s’acharnent à disqualifier les élections : « Non au vote ! La Révolution maintenant ! » Puis la Confédération flotte. On ne sait et elle ne sait trop où elle veut en venir. Elle laisse à ses adhérents la liberté de vote et, le 25 janvier, elle s’adresse à l’UGT pour dissuader ses militants de se rendre aux urnes. Elle s’attire une double réplique, dont l’une provient du syndicat socialiste. Il s’interroge sur le bien-fondé d’une démarche qui feint d’oublier qu’un des blocs rassemble les partis ouvriers. L’autre, issue de Mundo Obrero, invite « les camarades de la CNT à occuper leur poste près des socialistes et des communistes ». Les anarchistes sont une force, et, plus qu’une force, une puissance dont le Bloc populaire ne peut se priver. Mais le débat, si c’est un débat, s’envenime un peu plus. Le 4 février, Solidar idad obrera , organe de la Confédération, exprime des sentiments réfractaires à la consultation : « Le prolétariat doit s’abstenir dans la bataille électorale. » Le 12, la direction anarcho-syndicaliste précise, de crainte de n’avoir pas été comprise, sans doute : « Le destin du peuple espagnol ne se décidera pas dans les urnes, mais dans la rue. » Le 13, elle remet le couvert. Puis, le 14, elle opère un retournement. Le comité national de la CNT diffuse un manifeste : « Nous qui ne sommes pas des défenseurs de la République, nous mobiliserons toutes nos forces disponibles pour anéantir les ennemis historiques du prolétariat. Il vaut mieux prévenir courageusement les événements, même si, ce faisant, nous nous trompons, que d’avoir à se lamenter après coup de sa propre négligence. »

En avril 1931, les anarchistes déjà s’étaient fait désirer. Pour les droites, leur ralliement in extremis au Front populaire est une vilaine surprise. Toute la journée du dimanche 16 février, elles crurent toucher au bu t . Dans leurs rangs, on se partageait les dépouilles avant même que l’ours n’eût été tué. Pourtant, en dépit d’une campagne forcenée aux forts accents fascistes, en dépit des démonstrations de force, en dépit d’une propagande spectaculaire, en dépit des intimidations, le Front populaire l’emporte.

Vers midi, on voit affluer vers les bureaux de vote les électeurs anarchistes. Grâce à eux, à leur dévouement raisonné, la balance penche du bon côté. La coalition ouvrière conquiert 283 sièges sur les 473 des Cortés. Comme en 1931, les foules envahissent les rues. Les « masses » ont récupéré la République. Madrid est embouteillé par des groupes de manifestants. On n’avance plus, on s’agglutine.

Le fascisme, le plus évident, le plus ostensible, le plus revendiqué, celui de la Phalange, ne recueille que quarante-cinq mille voix, sur tout le territoire. Les monarchistes de Goicoechea sont également dans les cordes. Les radicaux de Lerroux, réduits à quatre députés, sont plus que sonnés. Ils sont en voie de disparition. La peur a changé de camp. Franco décrète l’état de guerre, que le général de la garde civile, Sebastián Pozas, empêche. Franco continue d’ameuter des garnisons de province. Pour mettre un terme à l’agitation, Alcalá Zamora, président de la République, oppose son veto. De leurs côtés, Goded et Fanjul tentent de soulever les régiments madrilènes. Nous sommes le 17 février. Néanmoins, Portela Valladares, Premier ministre, outrepasse l’interdiction et implore Franco de prendre des mesures pour empêcher la victoire du Front populaire. Franco, qui vient d’essuyer une déconvenue – ses partisans sont restés l’arme au pied dans les régions militaires –, invoque l’immaturité morale d’une armée en désarroi. Calvo Sotelo n’en a cure. Lui aussi pense que Franco est l’homme de la situation. Franco se mure dans le silence.

Alcalá Zamora convoque Manuel Azaña, tandis que le président du Conseil, Portela Valladares, invite Largo Caballero et Alvarez del Vayo à prendre le pouvoir sans tarder. Le Front populaire entreprend ses réformes. Dans les mois qui séparent son avènement de la guerre, les grèves se multiplient. De mai à juillet, on en dénombre cent quatre-vingt-douze qui valent la peine d’un recensement. Les déshérités reprennent espoir. La question agraire connaît un début de solution d’une façon plus ou moins spectaculaire. Des contradictions se font jour et s’accentuent dans le camp républicain, que la direction du Front populaire tente de juguler en vain. La question posée lors de la campagne électorale ressurgit avec une vigueur, somme toute, prévisible : Révolution immédiate ou alliance avec des couches petites et moyennes bourgeoises pour endiguer le fascisme ?

À LA FIN DU « BIENNAT NOIR » au cours duquel les classes dominantes ont privilégié le règlement des conflits sociaux par des pratiques policières et militaires, le sentiment que la guerre civile apparaît inévitable pénètre tous les esprits. La guerre est envisagée comme le facteur susceptible d’apaiser une société, en transes, par la saignée. La soif de justice est trop grande pour se satisfaire de l’ordre, et la soif d’ordre est trop absolue pour ne pas admettre l’arbitraire et les abus prochains du despotisme. À gauche, on rêve de socialiser le bonheur. À droite, on conspue les libertés, et l’autorité rassure.

Le 21 janvier 1936, des intellectuels font part de leur trouble, de leur émotion, si ce n’est de leur angoisse. Ils publient un appel à la concorde. Parmi eux, on trouve Miguel de Unamuno qui, le 18 juillet 1936, apprenant le déclenchement du coup d’État contre la République, s’installera visiblement content à la terrasse d’un café de Salamanque afin de trinquer au succès des généraux rebelles. Il avait milité pour une République dont il ne reconnaissait pas le visage idéal qu’il en avait tracé et dont il redoutait les excès révolutionnaires et athées. Ses derniers écrits dressent un bilan halluciné de blasphèmes et de sacrilèges , réels ou imaginaires, commis par des miliciens. Azorin signe lui aussi ce manifeste. Il a quitté l’Espagne dès le début de la guerre et,quand il revient à Madrid, en août 1939, plus résigné qu’autre chose, les autorités « totalitaires » comme s’en vante Franco n’oublient pas son passé démocrate. Elles le tiendront en liberté surveillée. Elles lui interdisent de publier dans les journaux, avant, peu à peu, qu’il approche des milieux phalangistes, ce qui n’empêche pas le mouchard qui l’espionne d’écrire dans un rapport : « Jusqu’à quand va -t-on permettre à cet épouvantail d’intervenir dans les gazettes et en politique ? En l’écartant définitivement et violemment, la patrie y gagnerait beaucoup, ainsi que la presse et la littérature. » Pio Baroja le qualifiait de « gouvernementaliste » . Mais lui-même, Pio Baroja, l’anti-républicain, où en était-il ? On le censurait férocement, si bien qu’encore aujourd’hui certains de ses carnets, une partie non négligeable de son œuvre, demeurent inédits. Signe le manifeste également Ossorio, ami et confident de Manuel Azanã, futur président de la République. Aucun d’eux ne sortira indemne. Les trois, à des degrés divers, sont des vaincus et les symptômes d’une République qui s’emploie, aveugle, à fabriquer des républicains qui lui sont excédentaires , qu’il s’agisse des ouvriers et des paysans ou des intellectuels qui l’ont recherchée. Ils deviendront les « républicains de trop » d’une République qui ne convenait pas à ses partisans parce qu’elle se montra timide, maladroite eu égard à l’étendue et à la variété des tâches qui lui incombaient et que ses ennemis exécraient parce qu’elle osait décliner des intentions. De son exil parisien, Azorin, qui déplorait son incapacité à apprendre une autre langue que le castillan, écrivait, perclus de solitude : « Je ne sais où je vais. Je ne sais pas si je suis vivant ou mort . Je n’ai plus de force pour penser. »

Au cours des quelques mois,la vie fut brève pour en référer à Falla, le gouvernement de Front populaire accomplit des prodiges. Il n’en tira pas les bénéfices qu’il eût pu en escompter et, surtout, étant donné le contexte national et international, il ne parvint pas à établir une paix. Le Front populaire fut inadmissible pour les droites et, accessoirement, « excédé » par des mouvements qui a menuisèrent sa base de masse. La guerre antireligieuse, par exemple,et pas seulement anticléricale,prit des proportions qui lui furent peut-être funestes.

En Espagne, le catholicisme traditionnel imprégnait une grande partie de l’imaginaire national et fécondait une culture populaire et savante . Il avait été à plusieurs reprises un facteur décisif de résistance aux conquêtes, aux invasions, y compris sous sa forme inquisitoriale, sinon on ne comprend pas le rôle joué par l’Inquisition dans la formation de l’État espagnol, la nation, si on ne tient pas compte du fait qu’elle agi t longtemps en mouvement de libération. On conçoit dès lors l’échec de la Réforme, et l’on comprend mieux le naufrage des Lumières, perçues comme une intrusion française, de gabachos. Antonio Gramsci pronostiquait qu’il faudrait des siècles pour que l’idéologie religieuse s’éteigne ou dépérisse en Italie. Il est curieux de constater la singularité espagnole en matière de contestation intellectuelle et morale de l’Église. Elle s’effectue non par la négation de Dieu, son interrogation, mais par une foule de discours hétérodoxes. Ils ont donné lieu à des sectes ou à des formations de masse, exigeant un strict respect des Écritures . Les dissidences furent internes, nombreuses, opiniâtres, au point qu’il en existe une célèbre recension produite en deux volumes impressionnants, sur papier bible, par Menendez Pelayo, conservateur de la Bibliothèque nationale, vers la fin du XIXe siècle. Ajoutons que les manuels littéraires consacrent, en général, quand ils ambitionnent le sérieux, des chapitres à la littérature religieuse et mystique. On saisit combien l’irruption d’un athéisme militant, pratique, vindicatif, a bouleversé des consciences pourtant portées vers la République, et je songe ici à Miguel de Unanumo qui, au tout dernier moment, changea de camp.

La hiérarchie religieuse avait identifié la Foi, l’Espagne et la propriété, nouveau mystère de la Trinité d’où la République était proscrite, ce qui activa, dans le cadre d’une lutte de classes sans fard, la virulence d’une impiété émancipatrice.

Depuis Philippe II, voire la fin du règne de Charles Quint, l’Espagne courait après une modernisation qui se refusait à elle, et ce n’est pas faute d’y avoir aspiré. La question paysanne, celle des journaliers et celle des petits lopins, si l’on considère l’histoire d’un pays acquis aux latifundios, aux immenses domaines souvent paresseux, fut une longue, pour ne pas écrire une permanente histoire de jacqueries, que l’anarcho-syndicalisme ne fit, en vérité, que prolonger en les colorant d’idéologie communiste libertaire. Le gouvernement de Front populaire avalisa un mouvement, certes juste, réparateur, mais qui, par ailleurs, sans qu’on y pût rien, parut régi par la force des choses, invoquée par Saint-Just aux moments les plus tragiques de la Révolution. Le cours de l’histoire échappait à la raison dialectique. La politique d’alliance avec les couches moyennes, la petite-bourgeoisie, qui eut dû conduire à l’isolement et à la neutralisation des forces les plus rétrogrades, buts que se fixait le Front populaire, croisa une urgence légitime. Les patiences avaient été mises à rude épreuve. La pondération était-elle de mise ? Les souffrances comme les injustices dont elles émanaient étaient trop anciennes, trop répétées et donc trop vives pour qu’on en ajournât, une fois de plus, les thérapies. En face, la passion de l’ordre, d’un ordre forcené, anachronique, incitait à la violence. On ne s’exonéra pas d’y recourir avec une brutalité dont le siècle fut prodigue, et l’Espagne d’aujourd’hui n’en finit toujours pas de découvrir de nouveaux charniers datant de la guerre civile.

[1] Voir Nouvelles Fondations n°2, 3/4 et 5.


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