Les turbulences financières contaminent l’économie réelle. Est-ce la fin du laisser-faire ?

mercredi 24 septembre 2008.
 

Pour la première fois depuis la récession de 1992-1993, la richesse créée par les quinze pays de la zone euro a reculé (— 0,2 % au deuxième trimestre). Comme celle du Japon (— 0,6 %). Avec une croissance en baisse et un chômage en hausse, l’économie française s’affaisse ; la rigueur s’annonce. La volatilité des prix des matières premières, de l’immobilier et des monnaies montre la capacité des marchés à « s’adapter ». Mais, moins flexibles, les populations et les entreprises s’obstinent à gripper cette belle mécanique.

PAR LAURENT CORDONNIER

Tout bien considéré, « les marchés s’ajustent ». Les prix parviennent en effet toujours, bon an mal an, à égaliser l’offre et la demande sur chaque marché. Poussons plus loin l’acte de dévotion : c’est la confrontation entre l’offre et la demande qui fait varier les prix sur chaque marché, en sorte que ces derniers finissent toujours par rendre égales les quantités offertes et demandées. Ces derniers temps, les « marchés » se sont bien donnés en spectacle, et il faudrait être boudeur pour n’en point tirer les leçons : ils s’ajustent.

Vienne à augmenter la demande d’énergie fossile ? Le prix de ces ressources augmente opportunément de manière à rétablir l’égalité entre l’offre et la demande. Quelles qu’en soient les raisons — le taux de croissance effréné de la Chine, les restrictions de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), les positions ouvertement spéculatives des fonds d’investissement, les incertitudes géopolitiques (perturbations au Nigeria, grèves en Ecosse, tensions avec l’Iran, etc.), la raréfaction des gisements facilement accessibles... —, la tension entre l’évolution de la demande et celle de l’offre se résorbe grâce à une augmentation des prix.

Les cours du pétrole ont doublé entre mai 2007 et mai 2008. Ils ont été multipliés par cinq (en dollars) depuis 2002 (1). Les anticipations viennent-elles à se retourner ? Les marchés (pas contrariants) font route dans l’autre sens : le baril de brut a perdu plus de 30 dollars en quatre semaines cet été.

Ça va monter ou ça va baisser ?

La demande de céréales augmente-t-elle plus vite que l’offre ? L’envolée du prix rétablit in petto l’égalité. Quelles qu’en soient les raisons : les mauvaises récoltes ; l’augmentation du coût des intrants (des produits pétroliers... convertis en engrais ou en carburants pour les machines) ; l’urbanisation accélérée et la désertification des campagnes dans les pays émergents ; la constitution d’une classe moyenne en Inde et en Chine, qui consomme des produits alimentaires plus gourmands en surfaces cultivées (viandes, blés et maïs) ; le développement des agrocarburants, le report sur les denrées alimentaires des positions spéculatives fuyant la crise des subprime...

Le prix des céréales s’est alors mis à augmenter de manière à rétablir l’égalité entre l’offre et la demande. En 2007, le prix du blé a ainsi crû de 120 %, celui du riz a doublé et, en moyenne (entre 2005 et 2007), selon la Banque mondiale, les prix de l’ensemble des biens alimentaires ont grimpé de 83 %. Pendant que vous faites vos courses, les marchés s’ajustent. Si la faim ne vous tenaille pas complètement, patientez quelques mois pour acheter : le blé, le riz et le maïs sont repartis à la baisse ces dernières semaines.

La demande de dollars vient-elle à diminuer relativement à la demande d’euros ? La parité euro-dollar s’ajuste, pour le coup instantanément. Quelles qu’en soient les raisons : les perspectives de croissance plus faibles aux Etats-Unis qu’en Europe, le différentiel de taux d’intérêt entre les deux rivages de l’Atlantique, les menaces de nouvelles dépréciations d’actifs dans le sillage de la crise des subprime, le creusement du déficit du commerce extérieur américain... Quelles qu’en soient les raisons, les parités monétaires s’ajustent pour ramener l’offre et la demande de devises à égalité.

L’euro a gagné 17 % en un an face au dollar, 35 % depuis sa première cotation officielle (le 4 janvier 1999) et presque 100 % par rapport à son plus bas niveau historique (le 26 octobre 2000). Même la nuit, pendant que vous dormez, les marchés des changes s’ajustent. Les anticipations de croissance viennent-elles à s’inverser à la faveur d’une déclaration du président de la Banque centrale européenne (BCE), M. Jean-Claude Trichet (jeudi 7 août 2008), pointant les « risques » qui pèsent sur la croissance française ? Les marchés accueillent cette « bonne nouvelle » en retournant la tendance : en deux jours, l’euro perd 6 centimes face au dollar.

La demande de logements vient-elle à augmenter plus rapidement que l’offre, surtout quand celle-ci est relativement inélastique, comme dans l’immobilier ancien (par nature) ou dans l’habitat de centre-ville ? Les prix de l’immobilier s’ajustent, « petit à petit ». Quelles qu’en soient les raisons : croissance de la population, augmentation rapide du nombre de ménages, baisse des taux d’intérêt réels, allongement de la durée des prêts, augmentation en volume des apports personnels, avantages fiscaux, demande étrangère... les prix rétablissent l’égalité entre l’offre et la demande en allouant les stocks disponibles à l’enchère.

Entre 1998 et 2004, les prix du logement ont augmenté, en prix courants, de 90 % en France, 140 % au Royaume-Uni, 160 % en Espagne (2). Depuis le quatrième trimestre 2004, les prix ont encore grimpé de 30 % dans l’immobilier ancien de province. La tendance à la hausse vient seulement, semble-t-il, de s’interrompre (3).

Il n’y a pas de doute, les marchés s’ajustent... si l’on enten d par là que les prix parviennent peu ou prou, et plus ou moins rapidement — en ce moment, c’est plutôt rapidement —, à établir l’égalité entre l’offre et la demande sur chaque marché. Y a-t-il cependant, dans cet énoncé, de quoi fonder une religion ? On frise en réalité la tautologie. Lorsque les prix ne sont pas réglementés, et dès lors qu’on ne voit pas s’accumuler de stocks, ou des queues au seuil des marchés, force est d’admettre que les prix remplissent leur office : ils fluctuent en sorte d’égaliser les quantités offertes et demandées. Le problème est plutôt qu’ils ne font que cela !

Les gens, eux, ne s’ajustent pas... Ni les gens ni l’ensemble des agents économiques pour qui les prix ne sont ni des variables d’arbitrage (fromage ou dessert ?), ni des enjeux de spéculation (ça va monter ou ça va baisser ?), mais des factures qui déterminent les coûts de leurs activités, le bien-fondé de leurs projets d’investissement, les revenus dont ils peuvent disposer, et finalement l’ensemble de leurs conditions de vie.

Pour les Américains qui ont perdu leur logement depuis deux ans, l’ajustement ne s’est pas fait par une variation du prix des subprime (4). Les banques qui avaient spéculé sur l’augmentation continue des prix de l’immobilier pour se croire à l’abri de l’insolvabilité prévisible de leurs clients (dans le calcul des banques, il suffisait, en cas de défaut du client, de revendre le logement hypothéqué plus cher) ont mis à la porte des millions de malheureux qui n’avaient pas le loisir, eux, de se recapitaliser auprès de fonds souverains exotiques en cas de pépin (5). Craignons que ces malheureux se détournent du culte des marchés... lesquels ont pourtant recommencé à s’ajuster depuis. Qui saura leur redonner la foi en les invitant à contempler du perron de leur caravane les prix de leur ancienne maison baisser au rythme de 8 % par an (depuis mars 2007) ?

Pour un grand nombre de municipalités américaines, l’ajustement-miracle n’aura pas lieu. Coincées, d’un côté, entre les pertes de taxe d’habitation dues aux milliers de logements inoccupés, comme à Cleveland et, de l’autre côté, la montée des primes de risques sur leur endettement (6), elles n’ont malheureusement pas le loisir d’aller s’établir ailleurs. Pourtant, lorsque les prix changent, c’est bien ce qu’il faudrait pouvoir faire : réviser ses choix, redéployer sa stratégie, remaximiser !

Parions qu’il se trouvera bien quelques zozos pour blâmer cette propension morbide de nos villes et de nos villages à rester accrochés à leur territoire comme des moules à leur rocher. C’est bien en effet ce genre de rigidité qui sabote l’œuvre du marché.

Pour les millions de Français (et combien de ménages à travers le monde ?) qui ont vu leur facture de fioul domestique augmenter de 38 % en un an, l’ajustement s’est déjà opéré... sur leur revenu discrétionnaire. On doit certes déplorer qu’ils n’aient pas su correctement anticiper l’augmentation des prix du pétrole, pour redéployer à l’avance leurs stratégies énergétiques en achetant des éoliennes ou des panneaux solaires... Il suffisait en effet de décrypter l’évolution des cours du pétrole dix ans avant qu’elle ne s’affiche au grand jour, dans les journaux financiers, à la page des marchés à terme. Le marché ne dispense ses bienfaits qu’à ceux qui savent en devancer les vertus. Puisse au moins cette pensée les distraire de fustiger l’incurie de nos dirigeants qui n’ont rien fait pour amorcer à temps la conversion de notre appareil thermo-industriel.

Pour les huit cent cinquante millions d’individus qui connaissaient déjà la faim, et pour les deux milliards de personnes à qui la ration de riz procure entre 60 % et 70 % de leurs calories quotidiennes, la question de l’ajustement est presque superflue. La régulation dont ils feront l’objet, à la suite de la multiplication par deux des prix agricoles, est écrite depuis le début du XIXe siècle dans les traités d’économie politique de Thomas Robert Malthus et David Ricardo. Lorsque le prix des denrées agricoles aura suffisamment augmenté pour les condamner à une mort prématurée ou les détourner du projet d’entretenir une progéniture nombreuse, la main-d’œuvre reviendra à la génération suivante dans des proportions raisonnables avec la demande d’embauche, et le salaire de cette nouvelle génération pourra de nouveau s’élever au niveau d’un bol de riz.

Cela peut prendre du temps. A l’époque de Ricardo, les enfants commençaient à travailler dès l’âge de 8 ans. L’ajustement durait donc le temps qui s’écoulait entre leur surnombre sur le marché du travail et leur raréfaction (soit huit ans). Comme de nos jours le travail des enfants est en principe interdit, l’ajustement peut être encore plus lent. Fichues rigidités des lois de la population lorsqu’en plus l’éthique s’en mêle...

Pour le millier d’entreprises françaises qui assurent 70 % des exportations du pays, la surévaluation de l’euro vis-à-vis du dollar produira à n’en pas douter des « ajustements ». Rien que dans l’aéronautique, quelque cent trente-cinq mille emplois sont mis en balance avec les coûts de production rendus de facto plus bas dans la zone dollar : « Aujourd’hui, je ne vois pas ce qu’on pourrait faire d’autre que d’aller vers des pays en zone dollar ou à bas coûts », déclare ainsi M. Charles Edelstenne, président du Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas) (7).

Les dégâts ne se limiteront cependant pas à l’industrie aéronautique, parce que la BCE ne veut pas avoir de politique de change (les marchés sont souverains et elle ne s’occupe que de la stabilité des salaires... pardon, des prix !). MM. Pierre Gattaz et Laurent Gouzènes, respectivement président de la Fédération des industries électriques, électroniques et de communication (Fieec) et membre de la commission économie de la même fédération, préviennent que « c’est l’ensemble de l’écosystème industriel qui est ainsi touché ». Ils n’hésitent plus à dénoncer « les ravages que le déséquilibre excessif des monnaies entraîne sur la compétitivité et donc la faculté à innover, à produire et à exporter de notre industrie » (Les Echos, 23 avril 2008).

Ils ont raison. Et grâces leur soient rendues de ne point nous infliger l’exemple de l’Allemagne, qui, pour résister à la montée de l’euro, s’est infligée une cure de taïwanisation en faisant baisser les salaires réels de près de 5 % en trois ans (8). Au bénéfice de quoi la part des travailleurs pauvres est passée de 15 % à 22 % outre-Rhin, en l’espace d’une décennie, talonnant ainsi l’illustre modèle américain.

Heureusement que la menace de plus en plus crédible d’une récession en Europe ramène un peu de joie dans tout cela : en détendant un peu le cours de l’euro (les anticipations sont maintenant orientées vers une baisse des taux d’intérêt), elle permet à l’action European Aeronautic Defence and Space (EADS) de grimper de 10 % dans la seule journée du 8 août. La crise comme politique de change et comme politique industrielle...

Première leçon donc : si les marchés s’ajustent, les acteurs, eux, ne s’ajustent pas. Les mouvements violents des prix sont précisément le signe que des déséquilibres, mêmes modestes, entre l’offre et la demande sur les marchés ne peuvent se corriger par des réadaptations calculées de la part des agents économiques. C’est même l’incapacité, bien compréhensible, des agents à changer leur fusil d’épaule dans la tourmente (ce qu’en langage technique on appelle l’« inélasticité » de l’offre ou de la demande) qui augmente la volatilité des prix. Les déséquilibres ne peuvent alors se purger qu’à la faveur de mouvements considérables des prix.

Curieuse ironie du sort : il se produit ainsi sous nos yeux exactement l’inverse de ce que la théorie économique dominante enseigne. Selon cette vulgate, c’est l’imparfaite flexibilité des prix qui causerait des déséquilibres sur les marchés et pourrait expliquer des « ajustements » par les quantités... et donc certains fléaux de nos sociétés (dont le chômage). L’épreuve de vérité est survenue : les mouvements inouïs des prix se sont traduits par des ajustements brutaux subis de plein fouet par les agents économiques.

La deuxième leçon, non moins importante, est que l’interdépendance entre les marchés, loin de constituer un adjuvant efficace de la « main invisible », contribue au contraire à amplifier les déséquilibres, en les répercutant à tout va le long d’improbables chaînes causales, rapidement non maîtrisables.

Lorsque la baisse du dollar contribue à l’augmentation des prix du pétrole ou des denrées alimentaires (parce que les fonds d’investissement se détournent des valeurs dont ils anticipent la baisse, pour s’accrocher à celles qui semblent devoir monter... autovalidant ainsi leurs paris (9)) ; lorsque, du même coup, la retraite de millions d’Américains se trouve suspendue aux paris à la hausse continue des prix du pétrole (parce que leurs fonds de pension sont du voyage) ; lorsque, aux Etats-Unis, les municipalités sont étranglées par la hausse de leurs taux d’intérêt, alors que les banques, qui ont pris les risques les plus inconsidérés, se sont vu refinancer à des taux très bas pour apaiser la crise de liquidité qu’elles ont créée ; lorsque le prix du bol de riz pour deux milliards d’individus se trouve « dans le siège du passager » des cours du baril de brent de la mer du Nord, parce que (mais certes pas seulement) les grandes puissances ont décidé de répondre au choc pétrolier en développant les agrocarburants... on devrait commencer à s’avouer que l’interdépendance des marchés génère plus de problèmes qu’elle n’en résout.

La complainte du joaillier

Si l’heure était à sourire, on pourrait même commencer à savourer l’anecdote qui résume le mieux comment tout s’est soudain mis en pelote. Le méchant « coup de moins bien » subi par les Bourses mondiales depuis la fin 2007 ainsi que la baisse du dollar ont en effet réanimé les cours de l’or, qui joue comme toujours le rôle de valeur refuge (suivant quelle rationalité ?). Cela ne fait cependant pas l’affaire des joailliers de la place Vendôme, qui n’achètent pas la précieuse pépite pour spéculer mais pour la « travailler ». Ces derniers commencent donc à se plaindre de l’augmentation de leurs coûts, qu’ils « doivent » répercuter dans leurs prix de vente. Or comme les riches, contrairement aux pauvres, peuvent toujours reconsidérer leurs choix, cela menace leurs débouchés... Quand les flibustiers du crédit hypothécaire américain menacent l’ouvrier joaillier parisien, on a un modèle réduit des courts-circuits subtils que peut provoquer le « village global ».

La troisième leçon est que, dans un contexte de libéralisation quasi totale des marchés, les mesures de sauvegarde généralement adoptées dans l’urgence, même lorsqu’elles paraissent prendre le contrepied des errements passés, peuvent aggraver le problème. Il en est ainsi de la réponse apportée par les grandes puissances, dont l’Union européenne, à l’envolée des prix du pétrole (que l’institut Goldman Sachs verrait bien s’établir à 175, voire 200 dollars le baril d’ici deux ans). En effet, elle consiste, pour une part, à encourager la production des agrocarburants. Or cela accentue la hausse des produits alimentaires en soustrayant des terres fertiles à l’offre globale de céréales (10).

Alors qu’on devrait se réjouir qu’une réorientation des choix énergétiques soit faite, on doit admettre que les ambitions de l’Union (10 % d’agrocarburants dans nos moteurs d’ici à 2020) impliqueraient la conversion de plus de 70 % de nos terres agricoles à cette fin ! Cela, sans compter que la conversion des terres nécessaires pour produire de l’éthanol à base de maïs doublerait l’émission de gaz à effet de serre.

Etait-ce bien l’objectif ?

Que dire alors lorsque les réponses paraissent aller dans le mauvais sens, à l’exemple de la politique monétaire européenne ? La BCE, qui n’a visiblement cure de la surévaluation de l’euro, se concentre uniquement sur l’objectif de stabilité des prix. Comme il n’est certainement pas en son pouvoir de calmer l’inflation importée (due à la hausse des cours du pétrole et des prix alimentaires) par le remède habituel de la restriction monétaire (aucun manuel, même le plus orthodoxe qu’on puisse imaginer, ne pourrait invoquer une telle causalité), elle se concentre sur ce qu’elle appelle joliment les effets de « second tour ». C’est-à-dire les hausses de salaires que les travailleurs pourraient être tentés de revendiquer pour compenser cette augmentation des prix des biens de première nécessité.

Ne connaissant ici qu’un seul remède efficace, la BCE spécule sur un ralentissement prononcé de l’activité économique en Europe, dans le sillage de la crise des subprime, pour doucher les ardeurs revendicatives des classes laborieuses. Ralentissement économique aidant, la dégradation du marché du travail est censée saper le pouvoir de négociation des salariés, modérant ainsi les hausses de rémunération et, à la suite, des prix (11). Mais, dans la mesure où ces revendications salariales sont elles-mêmes alimentées par vingt-cinq ans d’austérité ininterrompue, il n’est pas sûr cette fois que les salariés échangent leur pain contre la peur de perdre leur gagne-pain. En tout cas, M. Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France, a déjà signalé sa position à la plèbe des petits producteurs : « Nous avertissons tous les chefs d’entreprise qu’ils ne doivent pas faire évoluer les salaires et les marges comme si l’inflation devait rester à 3,5 %. Il faut se caler sur notre objectif, qui est de moins de 2 % (12). »

Il faut bien reconnaître que certaines réactions sont, pour l’instant, empreintes d’un grand sang-froid. Pesant tous les risques et devisant sur le bon dosage de la riposte, le secrétaire américain au Trésor, M. Henry Paulson, a ainsi déclaré : « Il va falloir trouver le bon équilibre. La réglementation doit rattraper l’innovation et contribuer à restaurer la confiance des investisseurs, mais il ne faut pas aller trop loin et créer de nouveaux problèmes, et risquer ainsi de rendre les marchés moins efficaces (13). » Rendre les marchés moins efficaces ? Le risque ne doit pourtant pas être énorme...

Un peu dans le même esprit, M. Alan Greenspan, ancien président de la Réserve fédérale américaine, a reconnu que l’on avait affaire à « la crise la plus grave depuis la fin de la seconde guerre mondiale ». Une crise qui, selon lui, « laissera de nombreuses victimes ». Ce n’est cependant pas une raison pour céder à la panique et jeter le bébé avec l’eau du bain : « Mais j’espère, continue-t-il, que l’une des victimes ne sera pas l’autorégulation financière en tant que mécanisme fondamental d’équilibre du secteur financier mondial (14). » Il est vrai que ça s’autorégule si bien.

De son côté, M. Jean-Claude Juncker, premier ministre du Luxembourg et président de l’Eurogroupe, a fait connaître aux vingt-sept partenaires de l’Union européenne l’analyse radicale qu’il convenait de faire de la crise des changes : « Nous devons observer de près ce qui se passe et nous sommes de plus en plus vigilants. » Comme si le message n’était pas assez ferme, il a voulu insister : « Nous n’aimons pas la volatilité excessive des changes. » Les marchés en ont tremblé, portant le cours de l’euro de 1,56 dollar le 13 mars 2008 à 1,60 dollar le 23 avril 2008.

Comme toujours, les plus fébriles dans ce genre de situation restent les journalistes. En Allemagne, les quotidiens Handelsblatt et Süddeutsche Zeitung, peu suspects d’accointances progressistes, en sont venus à demander de « penser l’impensable » pour redresser les banques en situation de quasi-faillite, jusqu’à envisager de « jeter nos principes [libéraux] par-dessus bord ». Cotillons, confettis, ambiance de fin de soirée un peu éméchée autour de la piscine creusée par vingt-cinq ans d’endoctrinement contraire ? Ou aggiornamento réel (15) ?

Pour les aggiornamentos, il faut sans doute faire davantage confiance à l’Italie. M. Giulio Tremonti, universitaire, économiste très libéral, éminence grise et ministre de l’économie de M. Silvio Berlusconi de 2001 à 2004 (16) s’est carrément fendu, en pleine campagne des législatives, d’un mea culpa retentissant, en publiant un essai qui a fait un peu de bruit. « Le marché, écrit-il, l’idéologie totalitaire inventée pour gouverner le XXIe siècle, a diabolisé l’Etat et presque tout ce qui était public ou communautaire, en mettant le marché souverain en position de dominer tout le reste. Maintenant, on ne peut plus dire que c’était la ligne juste, la seule ligne (17). »

Notre sort est entre de bonnes mains. Pour une part non négligeable, le pari qui nous reste à faire est en effet de compter sur un retournement rapide et enthousiaste de nos élites, pour qu’elles changent les paroles des chansons qui les maintiendront au pouvoir. La porte est évidemment étroite.

LAURENT CORDONNIER


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