Vandana Shiva : Souveraineté alimentaire et pertinence de Gandhi

mercredi 24 septembre 2008.
 

Vous avez déclaré, en présence de Pierre Rhabi, que certains conflits — notamment en Syrie — sont à envisager sous l’angle de la souveraineté alimentaire, retirée aux peuples et les rendant dès lors plus fragiles…

… Tout à fait. C’est le cas, comme dans toute la zone du lac Tchad. C’est ce que nous avons montré dans notre manifeste Terra Viva, disponible sur notre site. Partout, on peut voir l’éruption de conflits suite au lancement d’une « révolution verte » [politique de transformation productiviste des agricultures des pays en « développement », ndlr] — à l’image de ce qui est arrivé dans le Penjab, projet pilote en Inde3. Les graines de ces conflits ont été semées par ces politiques agricoles : il est plus confortable de les présenter en convoquant l’incapacité des agriculteurs à gagner leur vie ou en repeignant le tout en affrontements religieux. C’est ce qui s’est passé au Penjab : alors qu’il s’agissait de luttes de paysans, elles ont été dépeintes comme le fruit de l’extrémisme sikh. Jusqu’à l’invasion du Temple d’or d’Amritsar4… Dans l’histoire qui nous était décrite, on remplaçait la critique d’un modèle, qui n’est effectivement pas soutenable, en un problème que l’on disait religieux. La même chose est arrivée au Nigéria et en Syrie. Au Nigéria, le lac Tchad, d’une surface de 22 000 km², a vu ses eaux détournées afin d’irriguer le modèle de production intensive imposé par la Révolution verte, tourné vers l’export et le profit. 80 % des eaux n’allaient plus dans le lac ; il a donc séché, telle la mer d’Aral, à cause du coton. Ce modèle d’agriculture chimique intensive tournée vers le profit implique une sur-consommation qui assèche les ressources en eau, et génère des conflits.

« La guerre du génétiquement modifié désertifie les sols, épuise les ressources en eau et détruit les moyens de subsistance. Et lorsque les conflits commencent, elle vend des armes à nouveau. »

Ce modèle de culture provoque d’autres problèmes, en particulier lorsqu’il existe un intérêt global. L’agrochimie sème la guerre : l’industrie militaire a encore beaucoup à gagner, financièrement, à transformer chaque conflit en guerre. Elle participe à la perpétuation de deux types de guerre. La première est la guerre du génétiquement modifié, qui passe par l’agrochimie — elle désertifie les sols, épuise les ressources en eau et détruit les moyens de subsistance. Et lorsque les conflits commencent, elle vend des armes à nouveau. C’est ce qui s’est passé en Syrie. Le pays a été obligé de pratiquer le même type d’agriculture que celle qui détruit le Penjab5. Les paysans n’étaient même pas autorisés à utiliser les variétés locales d’herbes ! Ils devaient utiliser celles instaurées par la Révolution verte. Le Centre international pour la recherche sur l’agriculture en zone sèche, un espace de stockage de semences basé près d’Alep, a été bombardé. Mes amis qui y travaillaient m’ont dit qu’ils n’avaient pas le droit de distribuer les semences indigènes ! Les industriels se sont accaparés les semences des fermiers pour donner, en retour, des variétés pleines de parasites qui demandaient des produits chimiques et beaucoup d’eau. Celle-ci a manqué lors de la sécheresse extrême en 2009 : des millions de paysans sont allés vers les villes et… ce fut la base du conflit. Tous attendaient en coulisses pour transformer la situation en une nouvelle guerre. Ils ont commencé à parler des sunnites contre les chiites… Rappelons qu’il n’y avait pas de conflit entre ces derniers avant que les Britanniques ne le créent en Inde, de manière à diviser pour mieux régner, après la rébellion indienne de 1857.

Mais n’y avait-il pas aussi des conflits culturels, politiques, idéologiques ?

Si, bien sûr, mais les gens ne s’entretuaient pas. Si vous prenez par exemple les confiscations de terre, qui constituent un gigantesque problème à l’heure actuelle, cela ressemble à une guerre contre les peuples et la terre. Nous vivons dans une guerre qui prend des formes diverses. Le colonialisme a commencé comme une guerre, tristement, et l’économie capitaliste dont il a accouché est une économie de la domination. C’est très clair pour nous : la Compagnie des Indes orientales a été créée comme une société dont le but était d’envahir l’Inde par la violence. Nous ne sommes dès lors pas mystifiés par ces sociétés multinationales, ni par leur origines. Nous savons qu’elles viennent pour se saisir de nos ressources, pour détruire nos économies, pour nous voler notre commerce et nous commander.

Bénédicte Manier, auteure française d’Un million de révolutions tranquilles et de Made in India, évoque les relations entre les pays du Sud qui affrontent des problèmes similaires — comme le traitement et l’approvisionnement en eau, l’assainissement dans les villages, le partage des savoir-faire, la collecte et la conservation des semences et leurs échanges entre diverses nations. Que pouvez-vous nous dire à propos de ces relations Sud-Sud ?

Je m’engage bien sûr beaucoup dans les collaborations Sud-Sud. J’ai été en Afrique soutenir les mouvements locaux et suis très heureuse de pouvoir dire que le Burkina Faso a désormais interdit l’usage du coton BT. J’ai été au Mexique deux ou trois fois afin de supporter leurs efforts en vue de tenir le maïs OGM de Monsanto hors du pays. Je me suis rendue en Argentine pour participer à l’élaboration d’un amicus curiae6 dans l’action engagée par Monsanto contre le gouvernement argentin sur la question de la loi sur les brevets. J’ai été au Brésil, après le coup d’État, afin de travailler avec les paysans sur la manière de s’adapter à la situation qui était la leur : un pays où le gouvernement en place avait pu être mis dehors. En effet, à la minute où le gouvernement brésilien a pris le pouvoir, six lois ont été passées : toutes vont dans le sens de Monsanto. Les gens pensent qu’elles sont le résultat des luttes politiques brésiliennes, alors que non ! Il s’agit d’une preuve de plus du pouvoir des multinationales, qui ne peuvent tolérer un gouvernement qui prétend, même en apparence, servir le peuple.

Cette révolution verte rime aujourd’hui avec semenciers industriels et « brevetage » de la vie. Pourriez-vous nous décrire l’état des forces en présence, en Inde comme à un niveau plus global ?

« Cette "révolution" a été imposée après la Seconde Guerre mondiale. L’industrie chimique, qui avait produit des substances destinées à un usage militaire, recherchait des marchés où s’étendre. »

Cette « révolution » a été imposée par les États-Unis et le secteur des affaires en 1965. Après la Seconde Guerre mondiale, l’industrie chimique (qui avait produit des substances destinées à un usage militaire) recherchait des marchés où s’étendre afin de pouvoir vendre ces mêmes produits… au secteur de l’agriculture. L’Agent orange fut utilisé lors de la guerre du Viêt Nam et le zyklon B dans des camps de concentration. Son concepteur, la société IG-Farben [IG-Farbenindustrie AG, qui comprend également l’entreprise Bayer, ndlr], avait des partenariats avec tous les géants américains de la chimie, dont l’entreprise Monsanto. Celle-ci avait par ailleurs lancé une compagnie en commun avec Bayer, MOBAY. En tant que concepteurs de chimie militaire, la fabrication de ces produits relevait de leur cœur d’activité. Mais ils ont été suffisamment intelligents pour se dire qu’ils allaient cibler un nouveau marché et vendre leurs produits en tant qu’engrais chimiques : ils ont attendu. Mais l’Inde n’a pas accepté cette « révolution ». Les plantes non plus, car les semences indigènes ne supportent pas les fertilisants : elles poussent de manière très égale et ont un problème de verse [la « verse » des plantes est la tendance à s’effondrer, à se plier, rendant la récolte difficile et le rendement moindre, ndlr] lorsqu’elles y sont exposées. En partant de cette observation, Norman Borlaug, le scientifique à la tête du laboratoire de défense chez DuPont, a mis en chantier la production de variétés naines qui pouvaient supporter plus de produits chimiques : voilà ce qu’a été la Révolution verte.

En 1965, nous avons connu une sécheresse — prétexte qui a été utilisé par les États-Unis pour imposer ces mesures à l’Inde —, simplement parce que le pays avait besoin d’un peu plus de blé cette année-là. Le gouvernement américain a dit : « Désolé, nous ne vous livrerons pas de blé à moins que vous n’acceptiez les produits chimiques et que vous ne changiez votre agriculture. » Notre Premier ministre de l’époque, Lal Bahadur Shastri, a refusé. Il a répondu qu’il ne pouvait faire une telle expérience sur une population aussi grande de paysans mais qu’il accepterait de le tenter à une plus petite échelle. Les États-Unis ont insisté. Lal Bahadur Shastri mourut ensuite de manière très mystérieuse, durant des pourparlers de paix avec le Pakistan, à Tachkent. Indira Gandhi devint alors Première ministre, et c’est sur elle que la pression s’est exercée. La révolution verte, c’est donc cet agro-business américain complètement lié à l’industrie militaire. Comment est-ce que cela se concrétise aujourd’hui ? Cette industrie a réalisé qu’elle pouvait faire de l’argent, pas seulement en vendant des produits chimiques. Grâce à l’ingénierie génétique et à ses instruments, elle peut désormais proclamer qu’elle fait la vie, qu’elle peut donc produire le modèle des semences.

« Rendons illégal de posséder des semences, et ce sera le plus grand profit que nous aurons jamais. Parce que tous les ans, chaque paysan devra nous acheter des semences. » C’est ce que j’ai entendu lors d’une conférence à laquelle j’assistais à Genève, en 1987, et c’est à ce moment que j’ai réalisé ce que je voulais faire. J’ai donc créé Navdanya, avec comme engagement de sauver les semences et la liberté des paysans ; je suis très heureuse de pouvoir dire que Monsanto n’a pas eu gain de cause. L’objectif de la firme était de faire interdire toute conservation de semence par le droit international, mais elle n’y est pas parvenue. En Inde, nous avons dit : « La vie n’est pas une invention, les plantes et les animaux ne peuvent être brevetés. » Le Brésil et l’Argentine ont tenu le même discours. L’attaque se fait désormais par les lois que nous mettons en place. Vous évoquez « l’état des forces en présence » ; nous avons vu, auparavant, la convergence de cette industrie qui, aujourd’hui, se divise désormais en trois : l’alliance entre Monsanto et Bayer, la fusion en cours des groupes DuPont et Dow Chemical7, responsable de la catastrophe de Bhopal, Dow ayant racheté Union Carbide, et celle de Syngenta et ChemChina.

« Nous avons vu la convergence de cette industrie qui, aujourd’hui, se divise en trois : l’alliance entre Monsanto et Bayer, la fusion des groupes DuPont et Dow Chemical et celle de Syngenta et ChemChina. »

Mais ce ne sont pas seulement ces géants-là qui grossissent en fusionnant. Ils fusionnent également avec d’autres secteurs. Les deux plus grosses fusions et convergences de secteurs se font en premier lieu avec l’ingénierie mécanique. Par exemple, la société de machines agricoles John Deere a un accord avec Monsanto8. Les tracteurs de l’entreprise viennent sur vos terres et collectent des données sur le sol. Celles-ci vont ensuite à Monsanto, qui pourra les vendre aux paysans comme une nouvelle marchandise. Il faut savoir que Monsanto a ainsi acheté la plus grosse société mondiale de données sur le climat, et la plus importante de données sur le sol. La vente de données est donc leur prochain grand business. C’est également là que Bill Gates intervient, en imposant la révolution verte en Afrique, pas seulement avec les fertilisants et les semences, mais en utilisant les technologies de l’information pour breveter les semences ancestrales. Or ces gens-là n’ont pas étudié ces semences ! Ils ne savent pas ce qu’il y a en elles, mais ils peuvent produire une carte de leur génome. Tout comme les colons qui prenaient des territoires et dressaient des cartes, ces entreprises font désormais des cartes au niveau du génome. C’est une vision de contrôle total, quand nous avons davantage une vision de la liberté totale ! (rires) Et ces deux visions sont en lutte constante.

Vous avez mentionné le fait que l’Inde n’a pas accepté ce processus de globalisation et les attaques de Monsanto et consorts, mais il y a des endroits où les peuples se trouvent pris dans leurs pièges et sont forcés d’utiliser leurs technologies…

La Révolution verte a, je l’ai dit, été imposée à l’Inde grâce au chantage du gouvernement américain. Les semences de Monsanto ont été amenées illégalement en Inde. Je précise illégalement parce qu’ils sont, de fait, venus sans autorisation et qu’ils ont été traînés en justice pour ces raisons entre 1990 à 2002. En 1965, cette politique agricole est donc impulsée par le secteur public, par le biais d’une pression entre gouvernements. L’Organisation mondiale du commerce est créée en 1995, soit trente ans plus tard. Monsanto a rédigé l’accord sur la propriété intellectuelle appliquées aux semences. L’entreprise Cargill9 a fait pression sur l’Accord sur l’agriculture mis en place en 199410 [appelé également les « négociations du Cycle d’Uruguay » — ces accords furent signés peu avant la création de l’OMC, ndlr]. Nestlé et les autres ont écrit les mesures sanitaires et phytosanitaires. Les paysans français et indiens connaissent les mêmes luttes. José Bové est un ami proche depuis très longtemps. Vos paysans ont combattu les directives européennes portant sur les soi-disant lois « sanitaires », qui disent que vous ne pouvez pas avoir de marché pour les paysans sans réfrigérateurs ni eau courante. Quand vous arrivez avec votre petite camionnette pour vendre votre récolte de la semaine, ce qui est frais n’a pas besoin d’être réfrigéré ! (rires)

L’entreprise a par ailleurs fait monter les prix des semences et a très rapidement établi un monopole clé en détruisant toutes les alternatives : paysannes comme publiques… Puis elle a verrouillé les sociétés semencières indiennes à coup d’arrangements et de contrats. Aujourd’hui, ces sociétés poursuivent Monsanto parce que les semences ne fonctionnent pas, et nos paysans, à qui l’on promettait des miracles, sont en colère. La firme contre-attaque en poursuivant non seulement les semenciers, mais aussi le gouvernement indien, qui l’accuse de gonfler les prix des graines… ! Monsanto intente donc des poursuites, et nous intervenons — parce que le gouvernement, malheureusement, est corruptible. C’est pourquoi nous allons au tribunal.

« Nous avons perdu 300 000 paysans en Inde à cause des suicides. 84 % de ces suicides se trouvent dans les régions cotonnières où, justement, Monsanto a un monopole. »

Beaucoup de gens s’inquiètent du règlement des différends entre investisseurs et États dans les nouveaux accords de libre-échange, comme le Partenariat Transatlantique ou le CETA, mais ce processus est déjà en marche. Face à l’implantation illégale de Monsanto en Inde, notre commission de la concurrence a dit « Vous avez un monopole, vous devez vous conformer à la loi », et Monsanto leur a répondu en substance : « Désolé, nous sommes une multinationale. Nous sommes une société américaine, vous ne pouvez rien contre nous ». Monsanto poursuit devant la Cour suprême la commission de la concurrence et le ministère de l’agriculture — et nous intervenons à cet échelon aussi —, qui a tenté de réguler le prix des semences, en utilisant l’argument que leurs semences, les OGM, ne sont pas des semences ! Ils s’appuient sur sa structure interne, disant qu’il s’agit d’une technologie. C’est nous qui sommes parvenus à avoir gain de cause dans une de leurs poursuites, car ni les journalistes, ni les juges, ni les avocats du gouvernement ne connaissent les détails de leur propagande ! Moi, je l’ai étudiée durant trente ans. Nous avons perdu 300 000 paysans en Inde à cause des suicides. 84 % de ces suicides se trouvent dans les régions cotonnières où, justement, Monsanto a un monopole. 95 % des récoltes et des semences sont de type Monsanto Marble. Nous ne pouvons aujourd’hui que constater un échec : la mouche blanche a anéanti le coton dans l’Inde du Nord cette année, et on voit aussi une résurgence du ver rose du cotonnier, que les semences Monsanto étaient censées contrôler. Cela a détruit la paysannerie. C’est une « technologie » qui ne marche pas.

Ils vous poursuivent donc à cause de leur propre technologie défectueuse ?

Exactement.

Les gouvernement seraient simplement corruptibles ?

Les gouvernements, en tant qu’ensembles monolithiques, sont bien sûr corruptibles : ils sont faits d’individus. On l’a vu par exemple lorsque Monsanto, après son « coton BT », a voulu importer son « aubergine BT ». Cela a fait un tollé en Inde — et une action en justice a commencé. Nous avions un beau mouvement, qui semblait approuvé par le comité, et même avoir une certaine influence sur ce dernier. Le ministre de l’agriculture a réalisé que quelque chose d’étrange était en train de se passer. Il a dès lors organisé sept audiences publiques dans les villes indiennes sur l’aubergine BT et a déclaré vouloir écouter le peuple. Du coté des scientifiques, ce qui est intéressant, c’est que ceux qui sont partie prenante de ces sociétés — exactement comme ils le sont en France — répètent inlassablement, comme des perroquets : « C’est sans danger, c’est sans danger, c’est sans danger ! » Au niveau local, en revanche, les scientifiques travaillant honnêtement dans de petites universités ont un avis contraire : « Cette toxine endommage les sols », ou encore « Nous n’avons pas ce parasite contre lequel Monsanto prétend que nous devons utiliser leur produit ». Dans le cas de cette aubergine BT, le ministère de l’Environnement indien a finalement décidé d’un moratoire. Monsanto est parti au Bangladesh — nous avons des frontières perméables — mais tente malgré tout d’introduire son aubergine en Inde. Malgré le fait que cela soit un échec au Bangladesh, Bill Gates finance un institut très important, le Cornell Alliance for Science. Celui-ci prépare les chargés de relations publiques à faire de la bonne propagande sur ces sujets. Et quand les Indiens et les journalistes bangladais ont montré des plants d’aubergine BT morts, leurs adversaires ont quant à eux dévoilé des images d’un type qui aurait planté des plants sains et en ont fait une vidéo, largement diffusée sur CNN et commentée dans le New York Times… parce qu’ils ont accès aux médias ! Mais ils ont menti. C’est pour cela que nous avons récemment organisé le Tribunal Monsanto et l’assemblée populaire de La Haye.

Comment pratiquer, aujourd’hui, dans nos nombreuses luttes locales et internationales, les trois piliers de résistance promus par Gandhi — Swaraj (« l’autodétermination »), Swadeshi (« l’auto-suffisance ») et Satyagraha (« la désobéissance civile non-violente ») ?

Ce sont trois concepts de Swaraj, le « gouvernement par soi-même », énoncés par Gandhi lorsqu’il s’agissait de nous libérer des Britanniques. Mais voulons-nous d’une liberté dans laquelle nous faisons usage de ces institutions, créées dans la violence pour nous gouverner ? Ou aurons-nous un véritable gouvernement par nous-mêmes ? De plus, Gandhi comprenait l’auto-gouvernance au sens de chaque personne, de chaque village, comme un système auto-organisé, autogéré. C’est ce que nous appelons l’autonomie. Mais pas l’autonomie fondée sur le slogan de l’époque : « Les Britanniques dehors, les gens de couleur restent. » L’idée était de transformer le pays pour arriver à une économie profondément décentralisée. Swadeshi a par la suite recouvert l’idée de production autonome, celle qui exige la souveraineté économique — que cela soit pour les semences ou pour la nourriture, etc. Et Gandhi était très clair : le Swadeshi n’était pas pour lui un esprit de clocher. Une grande confusion s’est installée. La manie actuelle du pouvoir entrepreneurial est de s’appuyer sur un nationalisme étroit, vide. Et de prolonger ce nationalisme vers le champ culturel et la question raciale. C’est ce que nous avons vu dans l’élection nord-américaine ou le Brexit, récemment. C’est ce que nous pourrions voir en France. Et c’est un grand danger ! Mais c’est aussi très pratique : nous détruisons le local afin de sauvegarder le global, nous parlons en termes nationaux mais nous affaiblissons la souveraineté nationale qui existe au travers des constitutions, des parlements, des structures qui ont déterminé ce qu’est une nation. Tout cela est démantelé par le pouvoir des sociétés multinationales : elles ne veulent pas de parlements, et certainement pas de constitutions nationales ! Elles veulent — comme elles disent — des institutions globales à même de mettre en place le libre marché. Gandhi était extrêmement clair là-dessus, et invitait à se gouverner soi-même.

« Gandhi comprenait l’auto-gouvernance au sens de chaque personne, de chaque village, comme un système auto-organisé, autogéré. C’est ce que nous appelons l’autonomie. »

Satyagraha est le dernier instrument pour dire : s’il n’y a pas de règle juste — et nous vivons en une période où chacune des lois qui nous est imposée est injuste —, il faut lutter. Que cela soit contre la loi sur les brevets de Monsanto ou contre la loi sur les semences, contre les règles de sécurité à l’import ou contre ce nouveau système fou qui est introduit et n’est même pas une loi mais une décision ad hoc de notre Premier ministre, rendant la monnaie papier illégale11 ! De façon à pousser les gens vers l’économie digitale — car c’est là que tout le monde attend pour se faire des gros sous et obtenir toujours plus de contrôle. Gandhi a dit : « Il faut se battre pour la vérité, sans violence. » Il l’a fait en Afrique du Sud d’abord, en 1906, puis usa des mêmes techniques quand il rentra en Inde, concernant les problème de la culture obligatoire de l’indigo dans la région de Champaran12. Cette année, nous allons célébrer le centenaire du Satyagraha du Champaran [qui pourrait se traduire par « la désobéissance à Champaran », ndlr]. Nous allons faire une grande marche pour connecter celui de l’indigo, le Satyagraha du sel13 [en hommage au mouvement de désobéissance civile initié par la Marche du sel, ndlr], et d’autres Satyagraha. Tous ont été des Satyagraha extraordinaires lorsque les Britanniques ont imposé ces règlementations folles. Nous sommes aujourd’hui dans un genre similaire de bouleversement tectonique, avec des nouvelles structures imposées aux peuples par ces sociétés. Certains gouvernements sont volontaires, d’autres résistent. Dans le cas du CETA — l’accord Europe/Canada —, c’est la petite Wallonie qui a résisté.

Mais elle a été écartée par Bruxelles…

Oui, mais si vous ne faites même pas cela, ils ont le champ totalement libre ! Le Brexit et Donald Trump représentent l’opposé de la vision de Gandhi. Ceux-là clament : « Nous avons le droit de vous envahir, mais lorsque nous le faisons et que vous devenez des personnes jetables, nous vous refusons le statut de réfugié pour que vous veniez chez nous. On va donc détruire vos maisons, vos terres, vos libertés et nous ne vous laisserons pas entrer. » Je crois que Gandhi est actuellement plus pertinent qu’il ne l’a jamais été. Il fut un grand guide. Lorsque j’entendais les paroles de toutes ces entreprises, je me disais : « Mon Dieu, ils veulent le contrôle total de la vie sur terre, voilà ce qu’ils cherchent ! » Comment réagir face à cela ? J’ai alors pensé au rouet, la charkha14 [symbole de la désobéissance civile, ndlr], et au Satyagraha. Je conçois la semence comme le rouet d’aujourd’hui.

C’est le plus petit des trois piliers de la philosophie de Gandhi…

Oui, en effet. Il y a un serment : nous nous engageons à faire le Satyagraha lorsque c’est nécessaire. Nous l’avons fait et avons pu obtenir le retrait de certaines lois — cela a même marché à chaque fois. Monsanto dit : « J’ai inventé la semence, elle n’existait pas avant moi et vos semences sont illégales. » Aujourd’hui, même les gens des villes ont conscience de l’importance des semences, des petits jardins… Il y a un terrain neuf pour la solidarité.

Vous évoquez le rôle des femmes comme gardiennes traditionnelles de la bio-diversité et du savoir-faire dans la conservation des semences. C’est un pilier important de votre réflexion, en matière d’éco-féminisme. Mais n’existe-t-il pas un risque à ce que les femmes soient, in fine, confinées à ce rôle de gardiennes, reproduisant simplement la domination patriarcale, fût-ce dans une perspective écologique ?

Non, il n’y a pas de tel risque. Les femmes n’ont jamais opéré dans un contexte « patriarcal » en tant qu’éleveuses et conservatrices des semences. Elles travaillaient comme pouvoirs autonomes et souverains, sur lesquels reposait le reste de la société. Le patriarcat a fait en sorte que le travail et l’intelligence des femmes ne comptent pour rien. Et lorsqu’une entreprise met les pieds dans le monde des semences, le patriarcat s’accroît. Personne ne le reconnaît parce que le travail ultime de l’humanité — à savoir garantir qu’il y ait de la nourriture à table, que tous soient nourris — est défini par le capitalisme patriarcal comme étant le travail le plus bas, le plus insignifiant. Lorsque celui-ci était reconnu à sa juste valeur, il était fait par les femmes. Aujourd’hui, tout le monde doit l’effectuer. Les femmes, de sources de savoir deviennent donc professeures — et non plus les porteuses d’un fardeau exclusif. Tout le monde partage des semences et doit apprendre ce qu’elles sont. Notamment les enfants. Nous avons des jardins dans les écoles, où nous apprenons aux garçons et aux filles. Et ce sont les filles aînées qui ont été capables d’enseigner au reste de la communauté villageoise. Il n’y a donc pas de risque. Mais je voudrais souligner que l’éco-féminisme n’est pas un féminisme réductionniste. Ce n’est en rien un essentialisme qui s’appuie sur la biologie. C’est une vision du monde qui lève le voile derrière lequel le capitalisme patriarcal semble être à la fois le créateur et l’acteur. Et il nous dit : « Vous êtes les voleuses. » La Nature crée, nous créons, et l’éco-féminisme est une philosophie pour tous. Je n’ai jamais dit que ce devrait être une philosophie seulement pour les femmes.

Tâchons d’éviter la caricature opposant la science occidentale à la sagesse orientale. Comment serait-il possible, toutefois, de se débarrasser de l’approche par trop cartésienne, mécaniste et dualiste de la vie ? Celle qui en vient à séparer l’« humanité » de la terre, des plantes et des animaux pour ne les considérer que comme des marchandises. Qu’est-il arrivé pour que vous en veniez à considérer la vie en termes non-dualistes, via l’Advaita ?

« Le patriarcat a fait en sorte que le travail et l’intelligence des femmes ne comptent pour rien. »

Ma thèse porte sur les fondements de la physique quantique, sur la non-séparabilité et la non-localité, ce qui est à peu près le niveau le plus haut que vous pouvez atteindre dans la distanciation, au sein même de la science, d’avec le dualisme cartésien et la réduction mécaniste. Ma formation scientifique est donc une formation par-delà le réductionnisme cartésien. Et il y a ma formation civilisationnelle. Ainsi que mon travail avec les Chipko, le mouvement des femmes dans les années 1970, qui m’a amenée à l’écologie en montrant que les forêts étaient connectées aux eaux — alors que les experts scientifiques de l’exploitation forestière considéraient que ce n’était qu’un mètre carré de bois en plus, sans relation avec les eaux, avec le sol. Ce sont les femmes qui établissaient cette connexion. Ma formation civilisationnelle, ma formation scientifique et mon activisme écologique sont ainsi liés. Mais sachez que tout scientifique honnête est pris en chasse par un scientifique corrompu, tout comme les journalistes honnêtes le sont par les journalistes corrompus. Les scientifiques dévoyés qui produisent des études fausses sont ceux qui attaquent les indépendants qui ne font que vivre de leur passion en faisant de la recherche sur les conséquences concrètes de tel ou tel produit chimique. Aujourd’hui, nous faisons face, d’un côté, à la convergence des forces les plus laides, les plus brutales, les plus avides et les plus violentes, qui se fondent en une seule. Et, de l’autre, nous voyons l’alliance de connaissances anciennes, de la vision du monde des peuples indigènes, et d’une science qui se développe sous ses propres conditions, et non parce qu’elle est l’esclave d’une quelconque société géante. J’étais la semaine dernière aux États-Unis : ce que l’on peut y entendre et y lire, ce que les gens peuvent se permettre de dire, ce ne serait pas toléré dans une société « civilisée » ! C’est pourtant la pensée qui nous gouverne aujourd’hui. Et elle est en forte croissance… Mais elle ne l’est que si l’on se contente d’observer les forces de la violence. Et il y a, dans un même temps, une force non-violente qui jaillit.

Cela sera-t-il suffisant pour contre-balancer ?

Ce n’est pas un problème sur lequel il faut se pencher. Il ne faut pas se dire : « Est-ce que ce sera suffisant ? » Ce dont vous pouvez être sûrs, c’est que si cette autre force n’est pas alimentée, cultivée, si elle n’est pas utilisée pour résister, alors l’humanité n’a pas de futur. La bonne nouvelle avec l’incertitude (c’est un autre cadeau de la théorie quantique), c’est qu’elle vous permet une échappatoire à inéluctabilité pessimiste et catastrophique des certitudes négatives ! (rires)

Traduction de l’anglais par Vidal Cuervo, Mikael Landeau et Vincent Guermond, pour Ballast.


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