Sécurité sociale : cohésion sociale (par Serge Cannasse)

lundi 28 novembre 2011.
 

Priorité de santé publique reconnue par la loi, la lutte contre les inégalités de santé passe par l’égalité de l’accès aux soins. Toutes deux répondent à la valeur collective de solidarité. La plupart du temps, celle-ci est présentée comme une question de justice, c’est-à-dire une question de morale, ou d’éthique, pour employer un terme qui effraie moins. Sur ces notions, le consensus est on ne peut plus large : les principes ne mangent pas de pain. Dans la réalité, il en va autrement, ce que notent tous les observateurs du système de santé. Pourtant, comme le montre Robert Castel, derrière la solidarité se niche la sécurité, sociale, notre sécurité, condition de la cohésion collective et de notre capacité à être des individus à part entière. L’enjeu n’est pas que de charité.

Dans un article publié dans le Monde du 27 juillet 2008, Cécile Prieur donne l’essentiel du problème. Depuis la fin des années 70, les pouvoirs publics cherchent à équilibrer les comptes de la Sécurité sociale, par de nouvelles recettes (CSG et CRDS notamment), mais surtout en essayant de ralentir les dépenses. Pour cela, « sur le thème de la " responsabilisation des patients ", l’Etat se désengage en multipliant les coups de canif dans le périmètre de la prise en charge obligatoire. »

Avec pour effet que ces mesures d’économie ont un impact qui grandit « en proportion de la baisse des revenus des ménages : plus ceux-ci sont faibles, plus il est difficile aux assurés sociaux de payer la part restant à leur charge ou de souscrire une assurance complémentaire facultative. » Résultat : « Au cours des douze derniers mois, 14 % des Français ont renoncé à des soins, le plus souvent parce qu’ils n’ont pas de mutuelle, » l’essentiel de ces renoncements portant sur les soins dentaires, les lunettes ou le recours aux spécialistes.

Pour certains, note la journaliste, « la France bascule peu à peu d’un système mutualisé à un système assurantiel à l’américaine. » Elle rappelle que ce système mutualisé, la Sécurité sociale, est tellement entré dans nos moeurs que nous avons tendance à oublier que sa création a été « une véritable révolution. » Il s’agissait bien de « couvrir l’ensemble de la population, » avec un objectif clair et explicite : garantir « la cohésion nationale, » et pour principe que « chacun cotise selon ses revenus et reçoit selon ses besoins. » En clair, pour que les « riches » acceptent de transférer une part de leurs revenus vers les « pauvres. » Dans un long article publié dans la revue Esprit (août-septembre 2008), Robert Castel rappelle que cet accord national est non seulement une réponse au traumatisme de la guerre et aux divisions du pays, mais surtout le fruit d’une longue histoire : celle de la transformation de la société industrielle en société « salariale. »

" Libre ", mais précaire

Avec le passage à la société industrielle, l’individu cesse d’être « pris dans un réseau d’interdépendances à la fois de sujétions et de protections, à partir desquelles il tire sa place et son identité du statut qu’il occupe dans la société. » Il n’est plus assujetti, mais il n’est plus protégé. Il est en principe « libre, indépendant », mais pour l’être pleinement, il a besoin d’un support qui le garantisse contre les aléas de la vie (la maladie, le chômage, la vieillesse, la perte de soutiens familiaux ; pour le réaliser, il suffit de relire les grands romanciers du 19ème siècle !). Certains ont ce support : c’est la propriété privée. Sans elle, l’individu est « non seulement misérable, mais indigne. » Il ne possède que son travail, mais cela ne lui confère que mépris.

Or l’expansion de la société industrielle est indissociable de celle du salariat. Dès lors, comment s’accommoder d’une masse de gens tenus pour « non seulement misérables, mais amoraux et asociaux. » La solution n’est ni la généralisation de la propriété privée, ni sa suppression : toutes deux sont impossibles. Elle sera longue à trouver, la plupart des formules mises en oeuvre ayant pour principe l’assistance, et sera issue en grande part de la promotion symbolique du salariat (il n’est plus indigne de travailler et de percevoir un salaire pour cela).

L’invention d’une propriété sociale

Elle consiste à socialiser une partie du salaire, dans le but de construire « un type inédit de ressources qui, du point de vue de la sécurité, remplit des fonctions homologues à celles de la propriété privée. » Chacun y est obligé, mais en retour chacun obtient des droits et des ressources. La généralisation du salariat permet alors de constituer ce que François Ewald a appelé une « société assurantielle, » dont l’État est le garant. Il faut noter ici que Robert Castel parle essentiellement de la société française, où la solidarité est fondée sur le salariat (on peut même aller jusqu’à dire qu’elle est fondée sur le salariat de l’homme marié, dont la femme ne travaille pas et qui fait des enfants ; mais c’est une autre histoire). Dans les systèmes où la solidarité est construite sur l’impôt, cela ne change rien au principe de base : la constitution d’une propriété collective par transfert des revenus dans le but d’assurer la protection de tous. Le lecteur aura compris que ça n’est pas le choix américain : aux Etats-Unis, la liberté reste intimement liée à la propriété privée. Pour Robert Castel, cette solution va de pair avec le développement des services publics, dont l’objectif est d’assurer « l’interdépendance sociale ».

Tout le monde « s’y retrouve » parce que tout le monde bénéficie de services de qualité. L’hôpital en a longtemps été un des meilleurs exemples. On peut discuter sur le « périmètre » de ces services publics ; deux sont essentiels : l’éducation et la santé. On peut aussi envisager le transfert de certains vers le privé, à condition que leurs missions soient respectées et qu’il soit examiné si « le coût d’un service peut être réduit à son prix sur le marché. »

L’autonomie de chacun ne s’oppose pas à la solidarité : elle en dépend

C’est cette propriété sociale (assurance sociale et services publics) qui en assurant la protection sociale, permet une société d’individus « autonomes », dirait-on aujourd’hui, en tout cas d’individus qui peuvent faire des projets parce qu’ils sont soutenus. Si tous ne sont pas égaux, sinon en droit, tous peuvent être « semblables », pour reprendre une formule de Léon Bourgeois, un des grands théoriciens de la solidarité. Donc tous peuvent être dignes. Il faut insister sur ce point : « des prestations de type assistantiel (…) risquent d’avoir ou ont déjà un caractère stigmatisant dans la mesure où elles sont attribuées sur la base de la reconnaissance d’une déficience, ou du moins du constat que l’individu ne peut s’inscrire dans le régime commun. »

Pour aller vite, l’individu ne s’oppose pas à « la société » ; bien au contraire, non seulement il n’est possible que grâce à elle (« l’homme est un animal social », tout le monde le sait), mais c’est notre type de société qui permet aux individus de se prétendre « autonomes ». Ou, en revenant à Robert Castel : « Avec l’érosion du socle des sécurités collectives, on assiste à la multiplication d’individus sans supports et que l’on pourrait qualifier d’individus par défaut. Toujours en dehors de la propriété privée, ce qui les rend incapables de s’assurer eux-mêmes, mais ne bénéficiant plus des ressources collectives de la propriété sociale, ils risquent de se retrouver individualisés négativement. »

Inventer de nouvelles solidarités

D’où vient cette érosion des sécurités collectives ? du fait que « la figure du propriétaire revient au premier plan, sous des formes très nouvelles, (…) celles d’un capital financier qui n’est plus attaché à une personne ni à un territoire », mais circule à l’échelle de la planète, avec comme conséquence la crise des États-nations, qui sont jusqu’à présent le cadre de la protection sociale. Il devient donc urgent d’invente un " nouveau compromis entre les exigences économiques et technologiques nouvelles et l’exigence maintenue de ménager des ressources sociales et des droits assurant la sécurité et la protection de ceux et de celles qui produisent les richesses."

Si la protection sociale est un des fondements de la citoyenneté moderne, comme le pense Robert Castel, la question nous concerne tous, à moins de penser que la "Sécu" ne soit qu’une parenthèse historique. Ou de s’estimer appartenir à un groupe social favorisé, qui le restera, qui pourra s’isoler des autres groupes (ce qui n’est pas de la science-fiction : le processus est largement commencé) et bénéficier de protections efficaces suffisant à constituer ses membres comme des individus respectables, voire de se considérer comme un individu ne tenant que de lui-même (ce que Robert Castel appelle joliment un "individu par excès"). En poussant un peu le bouchon, on peut même en conclure que l’avenir de la protection sociale, et donc de l’assurance maladie, dépend de ce qu’il adviendra du travail. C’est pour cela que les débats sur la " flexisécurité" et "l’actionnariat salarial", pour reprendre deux thèmes de Robert Castel, ne sont pas du tout étrangers aux questions de santé.

Notes

Le Monde du 27 juillet 2008 : " Sécurité sociale : le temps des inégalités ", par Cécile Prieur Esprit. numéro 8-9 d’août-septembre 2008 : " La sécurité sociale : émergence, transformations et remise en cause ", par Robert Castel

Voir sur Carnets de santé : entretien avec Robert Castel Les Français et la Sécu : deux études de la DREES, qui montrent que les Français tiennent au système de protection sociale public et solidaire


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