Crise politique aigüe en Thaïlande

mardi 9 septembre 2008.
 

La crise politique qui mine la Thaïlande depuis les élections de décembre 2007 s’est brutalement aggravée. Le 26 août, quelques milliers de membres de l’Alliance populaire démocratique (PAD) ont envahi une télévision publique et ont commencé à occuper les annexes du siège du gouvernement thaïlandais, exigeant la démission du Premier Ministre Samak Sundaravej. Les 1er et 2 septembre, de violents heurts entre les opposants au régime et des contre-manifestants pro-gouvernementaux ont fait un mort, ainsi que de nombreux blessés. L’état d’urgence a été décrété à Bangkok, la capitale.

1. Les divisions au sein des classes dominantes

Bien que la PDA ait mobilisé en nombre, la crise politique n’a pas été ouverte par une montée des luttes sociales, mais par l’acuité des divisions au sein des élites et des classes dominantes thaïlandaises. Elle n’oppose pas un camp « démocratique » ou « progressiste » à un camp « autoritaire » ou « réactionnaire ». Les principales composantes des deux blocs qui se font face ont commis bien des violations des droits humains et pervertissent la démocratie : en voulant revenir sur les avancées constitutionnelles des années 1990 du côté des opposants et par affairisme de toute part… La corruption est un cancer qui ronge l’ensemble des élites régnantes, y compris l’armée. L’objectif de chacun des protagonistes est bien d’occuper le pouvoir pour en tirer le meilleur profit.

Du côté des opposants, la PAD est une coalition hétéroclite qui a pour figure de proue Sondhi Limtongkul, un magnat de la presse. Elle entretient des liens étroits avec le général Saprang Kalayanamitr qui représente la droite militaire la plus radicale. Elle revendique sa fidélité au trône, arbore le jaune de la royauté et bénéficie des faveurs des milieux traditionalistes. Elle s’appuie aussi sur le Parti Démocrate, traditionnel allié de la monarchie et de l’armée durant les épisodes démocratiques. Le programme affiché par la PAD implique de priver le Parlement des prérogatives conquises dans les années 1990 : un tiers des députés seulement serait élu, le reste serait composé de collèges professionnels cooptés.

La crise actuelle est le résultat de la stratégie de tension mise en œuvre par les dirigeants de la PAD dont l’objectif est de créer les conditions d’un nouveau coup d’Etat qui permettrait la mise en application de ce programme antidémocratique.

Du côté gouvernemental, Samak Sundaravej, 73 ans, appartient aussi à la droite musclée, ce qui montre bien que ce ne sont pas les divergences idéologiques qui sont à la source du conflit ; il est considéré l’un des responsables des massacres de 1976 et 1992. Il est accusé par la PAD de protéger les intérêts de l’ancien Premier Ministre Thaksin Shinawatra. Ce dernier avait été renversé par un coup d’Etat soutenu par le roi en 2006 ; il s’est depuis réfugié en Grande-Bretagne. Mais l’incurie de la junte militaire a favorisé le retour en force du clan Thaksin dont beaucoup de représentants avaient rejoint le Parti du pouvoir du peuple (PPP). Ce parti constitué à la suite de la dissolution par les militaires du Thai Rak Thai, a formé l’actuel gouvernement après avoir emporté les élections en décembre 2007.

2. Une absence d’alternative populaire

Les deux côtés se prévalent d’un soutien populaire.

Thaksin bénéficiait effectivement d’un important appui chez les populations les plus pauvres, en particulier dans le monde rural. Combinant des mesures néolibérales et populistes, il avait mis en œuvre des programmes sociaux (notamment de matière de santé) et avait développé un important réseau de clientèle politique. Ce soutien populaire ne se dément pas.

La PAD a en revanche les faveurs de la direction de la confédération syndicale du secteur public, la State Enterprises Workers’ Relations Confederation (elle regroupe quarante-trois syndicats et annonce deux cent mille membres) et de certains secteurs associatifs, surtout urbains. Des bureaucrates syndicaux des entreprises publiques ont en effet forgés des alliances avec certaines factions de l’armée et de l’appareil d’Etat. Ils n’hésitent pas à dévoyer le mouvement syndical en l’associant à des coups politiques qui n’ont rien à voir avec les intérêts des travailleurs.

Ces secteurs populaires se retrouvent otages des conflits au sein des classes dominantes. Une telle situation n’est pas propre au royaume, mais l’absence d’alternative progressiste est ici particulièrement criante. Aucune force politique de gauche n’a réussi à regagner de l’influence, après la désintégration du Parti communiste de Thaïlande (PCT) au milieu des années 1980. Le mouvement social a accumulé des expériences très riches durant les années 1980 et1990, avec notamment des luttes de villageois contre la déforestation et la construction de barrages, des luttes ouvrières pour l’augmentation des salaires et la surexploitation. Mais ces luttes sont restées éclatées et n’ont pas su construire dans la durée un pôle d’indépendance de classe.

En dehors de la décennie ouverte par le renversement de la dictature militaire en 1973 (qui a vu l’envol du PCT), les traditions d’indépendance de classe sont faibles en Thaïlande : historiquement, la direction des mouvements syndicaux et sociaux a souvent été intégrés à des réseaux de clientèles ou manipulés par des fractions militaires. Les militants combatifs sincères ont été systématiquement victimes de la répression.

Bien entendu, une gauche radicale peut intervenir sur ses propres bases et avec ses propres objectifs à l’occasion d’une crise au sein des classes dominantes ; encore faut-il qu’elle en ait la force et qu’elle ait gagné les moyens de son indépendance, ce qui est loin d’être le cas en Thaïlande.

Aujourd’hui, des éléments progressistes s’alignent en Thaïlande soit sur le bloc gouvernemental (arguant qu’il a été démocratiquement élu), soit sur la PAD (au nom de la lutte contre l’affairisme). Ce n’est certainement pas ainsi que l’on peut contribuer à reconstruire ou consolider une tradition politique d’indépendance des secteurs populaires – une tâche essentielle s’il en est pour l’avenir du combat progressiste.

3. Une crise récurrente

L’instabilité politique est endémique. Elle est liée aux alliances fluctuantes entre les différentes factions de l’armée, de la monarchie et de la bourgeoisie. La mondialisation néolibérale et la crise financière de 1997 ont accentué cette instabilité en démultipliant les projets d’investissement aux profits juteux aiguisant les appétits. Les militaires au pouvoir ont prouvé leur incurie. Les partis affairistes ont déconsidéré la démocratie parlementaire. Dans ce contexte, la tendance est à la réduction des espaces démocratiques gagnés dans les années 1970-1990 au profit de solutions musclées – mais sans légitimité populaire.

La chute du gouvernement ne serait pas une victoire pour les travailleurs, car la PAD ne défend pas un programme de réformes sociales. Bien au contraire. Etat de siège ou coup d’Etat, la restriction des libertés démocratiques ne profite jamais aux travailleurs.

Cette instabilité chronique et la réduction des espaces démocratiques se manifestent dans d’autres pays de la région. Avec une particularité propre à la Thaïlande. Le roi Bhumibol Adulyadej joue depuis les années 1970 un rôle politique très important. Lui-même richissime possédant, il s’est imposé comme une autorité morale grâce à la construction d’un véritable culte de la personnalité. Il pouvait ainsi trancher en faveur d’un bloc les conflits opposants entre eux des secteurs des classes dominantes. Il est aujourd’hui vieux (80 ans) et malade et il n’est pas évident qu’il puisse encore longtemps jouer ce double rôle « d’acteur-arbitre ».

ROUSSET Pierre

Mis en ligne le 4 septembre 2008


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