Le mythe de la conception léniniste du parti ou Qu’ont-ils fait à « Que faire » ?

mardi 11 octobre 2016.
 

Détachement d’intellectuels, élitiste, centraliste. Le parti léniniste est taxé de tous les maux que le stalinisme a fait peser sur le mouvement ouvrier. Dans ce texte de 1990, Hal Draper revient sur le mythe qui entoure la conception léniniste du parti et notamment sur Que faire ?, en ayant à cœur de souligner le dynamisme de la pensée de Lénine. Draper nous invite alors à un retour au texte pour nous montrer que Lénine n’avait en rien cherché à construire une secte semblable aux groupuscules actuels. Il a construit un pôle révolutionnaire au sein d’un parti ouvrier large, dont le degré de discipline devait varier avec la conjoncture. Draper permet ainsi de relire les débats classiques sur l’organisation avec un regard neuf, qui peut nourrir un travail de recomposition politique encore à l’ordre du jour.

Le mythe dont nous allons traiter est une croyance véhiculée par ce que nous appellerons la léninologie, une branche de la kremlinologie, qui s’est rapidement développée à l’intérieur des différents instituts universitaires russes, au sein des programmes doctoraux et sous la plume des journalistes politiques notamment. Selon les partisans de ce dogme, la brochure intitulée Que faire ?, écrite par Lénine en 1902, contiendrait l’essence première de son « schéma opérationnel » et de « sa conception du parti », et par là même celle du bolchevisme et éventuellement du stalinisme ; il s’agirait de l’œuvre canonique du « léninisme » sur les questions d’organisation, dans laquelle résiderait en retour le péché originel du totalitarisme. Le mythe établit le parti de type léniniste comme une structure autoritaire contrôlée par en haut par des « révolutionnaires professionnels », des intellectuels recrutés dans les classes supérieures pour diriger une base composée de prolétaires.

Dans les pages qui vont suivre, mon attention sera directement portée sur Que faire ? ainsi que sur les considérations et la pratique concrète de Lénine durant la période qui sépare ce texte de la révolution russe. La multitude de questions soulevées dans cet exposé amènera inévitablement à des problématiques secondaires qui ne seront pas traitées avec le même souci du détail.

Le mythe léninologique dont nous faisons ici l’examen est généralement renforcé de deux façons. Comme l’a montré l’éminent léninologue Utechin, les écoles du parti du régime stalinien proposaient une lecture largement exagérée de Que faire ?. Afin de démontrer la place centrale occupée par la brochure, Utechin cite méthodiquement L’Histoire du Parti Communiste de l’Union Soviétique, l’ouvrage officiel du Kremlin. Utechin (à l’instar de bien d’autres léninologues) écrit que la brochure de 1902 « est devenue, pour ses disciples, un guide en matière d’organisation, de stratégie et de tactique et (…) a été adoptée par les communistes depuis. Lénine lui-même a systématiquement appliqué ces principes. Dans Que faire ?, son argumentaire a une validité générale et a, dans les faits, été mis en pratique par les communistes [1] ». En clair, les léninologues occidentaux comme les staliniens s’accordent sur le fait que le livre de Lénine est une bible totalitaire ; ceci n’est guère surprenant mais ne nous dit rien sur le contenu réel de Que faire ?.

« Lénine lui-même a systématiquement appliqué ces principes » : nous verrons à quel point cette affirmation est mensongère. Le but de mon travail n’est pas de donner ma propre interprétation de Que faire ?, mais plutôt de passer en revue les considérations de Lénine lui-même (et dont il existe de nombreuses mentions), sur la véritable place qu’il accordait à Que faire ?. Si l’on en croit le mythe développé inlassablement, Lénine :

1. défendait l’idée d’un parti reposant principalement sur des membres de l’intelligentsia, en vertu de la théorie selon laquelle les ouvriers seraient incapables de s’élever par eux-mêmes à la conscience socialiste : cette dernière devait donc être amenée à l’intérieur du mouvement par des intellectuels bourgeois ;

2. avait construit un parti qui se résumait en une petite troupe de « révolutionnaires professionnels » sans rapport avec un parti de masse large et ouvert ;

3. repoussait toute idée de spontanéité dans le mouvement, pour y substituer une révolution forcément planifiée ;

4. ne voulait pas d’une direction démocratique, mais au contraire avait mis en place un appareil bureaucratique voire semi militaire.

En fait, nous verrons que ces allégations sont contraires à la vision de Lénine telle qu’il l’expose et la répète à de nombreuses reprises, et notamment dans Que faire ?. Nous commencerons en effet par Que faire ?, où nous relèverons des éléments sensiblement différents du mythe officiel. Mais plus important encore, il faut comprendre que Lénine n’avait pas dit son dernier mot avec Que faire ? – c’était même plutôt son premier. Seuls les léninologues dissertent en faisant comme si Que faire ? était le résumé indépassable des écrits de Lénine sur les questions d’organisation.

Nous verrons par exemple que Lénine a souvent protesté contre l’interprétation erronée et les déformations de Que faire ? par ses opposants, contre lesquelles il n’a jamais cessé de clarifier et d’ajuster ses positions initiales. Si nous voulons connaître la « conception du parti » de Lénine, nous devons examiner les conclusions auxquelles il est arrivé suite aux débats et aux attaques menées contre lui. Aucun léninologue reconnu ne s’est jamais intéressé à cet aspect de la question dans sa démonstration du péché originel de Que faire ?.

1. Les intellectuels et la conscience socialiste

Commençons par le mythe qui affirme que, selon les considérations de Lénine qui n’auraient jamais changé après 1902, les ouvriers ne peuvent accéder par eux-mêmes aux idées socialistes, que seuls les intellectuels bourgeois en sont les porteurs.

Avant de nous attarder sur le contenu réel de Que Faire ? Il nous faut, à ce propos, faire un point liminaire.

1. C’est un fait curieux que personne n’ait jamais pu retrouver, ni avant ni après Que faire ?, cette prétendue théorie dans les écrits pourtant volumineux de Lénine. Elle n’est jamais réapparue et aucun léninologue n’a jamais pu la relever dans ses autres textes. Ce fait devrait retenir notre attention. Dans un travail de recherche ordinaire, on en conclurait que même si Lénine a vraisemblablement adopté cette théorie en 1902, il l’a rapidement abandonnée. Le chercheur noterait au moins ce fait intéressant et tenterait peut-être même de l’expliquer. Les léninologues ne raisonnent pas de cette manière. Au contraire, ils répètent inlassablement que cette théorie supposée (et inexistante après Que faire ?) est le centre de gravité du léninisme pour toujours, bien qu’ils ne citent jamais rien d’autre que Que faire ? (l’explication de cette curieuse attitude émergera dans les points suivants).

2. Lénine a-t-il réellement défendu cette théorie, même si c’est uniquement dans Que faire ? ? Pas exactement. La réalité c’est qu’à ce moment là, Lénine venait tout juste de la lire dans le Neue Zeit, la publication marxiste la plus prestigieuse de tout le mouvement socialiste international. Cette théorie y a été défendue dans un article important de Karl Kautsky, la principale autorité marxiste de la deuxième Internationale [2]. C’est pour cette raison et de cette manière que cette idée s’est retrouvée dans Que faire ? où Lénine paraphrase Kautsky [3], avant de citer un long passage (presque une page) de l’article en question. Éxaminons à présent cet article de Kautsky, que Lénine considérait comme le maître (certains l’appelaient le pape) de la théorie socialiste :

« Comme doctrine, le socialisme a évidemment ses racines dans les rapports économiques actuels […]. Mais le socialisme et la lutte de classe surgissent parallèlement et ne s’engendrent pas l’un l’autre ; ils surgissent de prémisses différentes. La conscience socialiste d’aujourd’hui ne peut surgir que sur la base d’une profonde connaissance scientifique. En effet, la science économique contemporaine est autant une condition de la production socialiste que, par exemple, la technique moderne, et malgré tout son désir, le prolétariat ne peut créer ni l’une ni l’autre ; toutes deux surgissent du processus social contemporain. Or, le porteur de la science n’est pas le prolétariat, mais les intellectuels bourgeois (souligné par K. K.) : c’est en effet dans le cerveau de certains individus de cette catégorie qu’est né le socialisme contemporain, et c’est par eux qu’il a été communiqué aux prolétaires intellectuellement les plus développés […] Ainsi donc, la conscience socialiste est un élément importé du dehors (Von aussen hineingetragenes) dans la lutte de classe du prolétariat, et non quelque chose qui en surgit spontanément » [4].

La voilà donc, toute la théorie étalée, le cœur diabolique du léninisme, qui se matérialise sous la plume de Kautsky ! Quelques pages plus tôt, lorsque Lénine paraphrase cette théorie, il commence en écrivant « Ainsi, nous voyons que … », c’est à dire qu’il la considère à ce moment comme l’orientation acceptée dans le mouvement socialiste. Son développement est sur beaucoup d’aspects bien moins caricatural que celui de Kautsky, mais nous y reviendrons.

Pourquoi Kaustky insiste-t-il à ce moment aussi lourdement sur cette lecture de l’histoire socialiste ? La raison en est parfaitement claire : les révisionnistes bernsteiniens – la nouvelle aile réformiste du mouvement – défendaient au même moment que le mouvement naturel des travailleurs était le plus important, et pas la théorie. L’activité spontanée du mouvement syndical et des autres mouvements de la classe étaient suffisants. La devise de Bernstein était « Le mouvement est tout, le but n’est rien ». Il cherchait ainsi à enterrer les considérations théoriques en faveur d’une activité au jour le jour concentrée sur les problèmes quotidiens. La réforme était le problème d’aujourd’hui (du mouvement) ; pour la révolution (pour la théorie) on verrait demain. Par son développement sur le rôle de l’intelligentsia bourgeoise apportant la théorie dans le mouvement brut de la classe, Kautsky cherchait en réalité à couper l’herbe sous les pieds des révisionnistes. Et cela a bien sûr donné des idées aux adversaires de la nouvelle aile droite, dont Lénine faisait partie. Expliquer pourquoi Kautsky s’est trompé dans son argumentation et pourquoi cette théorie se base sur une semi-vérité historique n’entre pas dans le cadre de mon sujet. Il est pourtant curieux que personne n’ait jamais cherché à démontrer qu’en lançant cette théorie (qu’il n’a, à ma connaissance, jamais répudiée) Kautsky posait les bases diaboliques du totalitarisme.

3. Il apparaît donc clairement, pour quiconque lit Que faire ? au lieu de se contenter des résumés léninologiques, que le point le plus controversé de la théorie de Lénine est directement tiré d’un article de Kaustky. Lénine a-t-il, dans Que faire ?, fait sienne la théorie de Kaustky ? Là encore, pas exactement. Il a certainement essayé, et c’est la raison de sa citation, d’en tirer le plus d’arguments possibles contre l’aile droite. S’il soutenait la polémique de Kautsky, Lénine se figurait sans aucun doute que cela renforcerait sa propre argumentation. Le jeune Lénine n’était pas (encore) assez culotté pour attaquer son père spirituel ou pour le contredire publiquement. Mais il y avait de toute évidence chez Lénine une certaine gêne à reprendre telle quelle la théorie de Kautsky. Bien que faisant preuve de modestie et tout en cherchant à éviter les apparences d’une critique frontale, il insère deux longues notes qui rejettent (ou qui amendent si vous préférez) le pire de la théorie de Kaustky. La première est ajoutée juste après le passage de Kaustky cité plus haut. Elle a été formulée spécifiquement pour discréditer et affaiblir le contenu théorique de la position de Kaustky. Elle commence ainsi : « Certes, il ne s’ensuit pas que les ouvriers ne participent pas à cette élaboration ». C’était pourtant exactement ce que Kaustky disait et écrivait. Tout en prétextant soutenir la théorie de Kautsky, Lénine en propose une nouvelle analyse. « Mais ils n’y participent pas en qualité d’ouvriers, ils y participent comme théoriciens du Socialisme, comme des Proudhon et des Weitling ; en d’autre termes ils n’y participent que dans la mesure où ils parviennent à acquérir les connaissances plus ou moins parfaites de leur époque et à les faire progresser. » En résumé, Lénine rappelle au lecteur que l’affirmation généralisante de Kautsky n’était même pas totalement vérifiée historiquement ; il insiste sur des exceptions. Et il en arrive à une question plus déterminante : une fois dépassé le stade de l’émergence des idées socialistes, quel devrait être le rôle des intellectuels et des prolétaires ? (Nous développerons cette idée dans le prochain point). La seconde note de Lénine n’est pas directement liée à l’article de Kautsky, mais elle questionne l’argument de la spontanéité de l’idée socialiste. « On dit souvent, commence Lénine, [que] la classe ouvrière va spontanément au socialisme. Cela est parfaitement juste en ce sens que […] la théorie socialiste détermine les causes des maux de la classe ouvrière ; c’est pourquoi les ouvriers ne l’assimilent si aisément ». Mais il rappelle que ce processus ne se résume pas à la spontanéité. « La classe ouvrière va spontanément au socialisme, mais quoi qu’il en soit […] l’idéologie bourgeoise n’en est pas moins celle qui, spontanément, s’impose surtout à l’ouvrier [5] ».

Sans pour autant contredire ouvertement le maître, cette seconde note a visiblement été écrite pour aménager et refondre la théorie de Kautsky. Bien que certaines choses arrivent spontanément, il n’en reste pas moins que l’issue déborde le cadre de la spontanéité ! Voilà en substance la nuance qu’apporte Lénine. Si l’on souhaite comprendre l’évolution des positions de Lénine vis-à-vis de la spontanéité, il serait erroné de s’en tenir aux coulisses de Que faire ?. Il nous faut plutôt examiner en détail comment cette évolution allait se concrétiser par la suite. Tout ce que l’on peut dire c’est qu’à ce moment précis et malgré les positions convenables de Kautsky contre Bernstein, Lénine, avec raison, était quand même insatisfait. Nous allons examiner cette insatisfaction plus en détail.

4. Même la théorie de Kaustky telle que citée dans Que faire ? est plus subtile que ce qu’en ont fait les léninologues. Ces derniers confondent deux problèmes différents : (a) ce qu’a été, historiquement, le rôle initial des intellectuels au début du mouvement socialiste, et (b) ce qu’est – et surtout ce que doit être aujourd’hui – le rôle des intellectuels bourgeois dans un parti ouvrier. Kautsky n’était pas ignare au point de croire (comme le font tant de léninologues) que puisque les intellectuels ont eu une tâche historique d’initiateurs, alors ils doivent et devraient toujours continuer à jouer le même rôle. Il ne s’ensuit pourtant pas, qu’au cours du processus de maturation de la classe ouvrière, celle-ci puisse s’affranchir de la partie la plus révolutionnaire de l’intelligentsia. Les léninologues ne se préoccupent pas de ces questions car elles n’ont aucune importance pour eux.

Globalement, dans l’Internationale de 1902, il n’existait aucun réel désaccord sur le rôle historique des intellectuels dans les débuts du mouvement ouvrier. Mais quelle a été la conséquence de ces prémisses ? Sur la base d’expériences similaires et significatives, Marx (puis avec Engels par la suite) avait déjà conclu que le mouvement ouvrier devait sérieusement se méfier de l’influence des intellectuels bourgeois à l’intérieur du parti. Marx et Engels disaient que « précisément en Allemagne ce sont les gens les plus dangereux ». Les faits historiques étaient autant de raisons de prendre cette menace au sérieux et de lutter contre la prédominance des intellectuels en tant que composante sociale au sein du mouvement.

5. Dans le mouvement international, nul n’était plus déterminé et rompu que Lénine à combattre l’influence croissante des intellectuels dans le mouvement. Ceci est aisé à démontrer mais je ne prendrai pas la peine de le faire ici. De toutes façons, quelques citations sélectionnées ne seraient pas suffisantes. Recenser les passages les plus virulents suffirait à remplir un livre. Face à ce fait incontestable, posons plutôt cette question : quelqu’un est-il en capacité de citer un passage dans lequel Lénine défendrait la nécessité d’une influence plus importante voire prédominante des intellectuels au sein du parti ?

Un tel passage n’existe pas. Aucun n’est cité par les léninologues. Tout leur argumentaire sur ce point repose sur leur propre déduction d’une théorie de Que faire ? dont Kautsky s’avère en réalité être auteur. Nous constatons d’une part que le parti réformiste social-démocrate typique est largement dominé par des intellectuels issus de la bourgeoisie. Et la plupart du temps, on n’entend pas ses dirigeants dénoncer cette situation problématique. D’autre part, les œuvres de Lénine sont remplies de condamnations de l’influence croissante des intellectuels dans le parti. Évidemment cela ne clôt pas la discussion mais c’est plus équilibré que de faire reposer tout un acte d’accusation contre Lénine à partir de quelque chose qui ne figure même pas dans Que faire ?.

Au sein du mouvement russe, les dénonciations par la gauche marxiste de la prédominance des intellectuels avaient commencé dès le congrès de fondation du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie (POSDR) – le congrès en vue duquel Que faire ? a été écrit. En fait, la scission Bolcheviks-Mencheviks à propos de la fameuse règle d’adhésion (les conditions d’adhésion au parti) était étroitement liée à la volonté des Mencheviks de faciliter l’adhésion des intellectuels au parti alors que Lénine luttait pour la rendre plus difficile. (Ce fait est très peu contesté). Le mythe léninologique qui affirme qu’une organisation révolutionnaire doit être principalement constituée d’intellectuels bourgeois est contraire aux faits.

6. Enfin, puisque cette « conception du parti » est bizarrement prêtée en propre à Lénine, nous ne devrions donc pas la retrouver à l’œuvre dans les autres partis socialistes russes : les Mencheviks et les Socialistes-Révolutionnaires (SR). Mais c’est l’inverse qui est vrai. Les SR constituent le cas le plus frappant. Alors que ce parti aspirait à représenter les intérêts et la mentalité de la paysannerie, il était pourtant loin d’être un parti paysan. C’était un parti composé principalement d’intellectuels bourgeois. (Il suffit de lire l’étude de O.H Radkey [6] sur les SR pour s’en convaincre). La proportion d’intellectuels bourgeois qui soutenaient ou qui étaient membres des Mencheviks était également plus importante que chez les Bolcheviks.

2. « Révolutionnaires professionnels » et spontanéité

Venons-en à présent à la seconde allégation, selon laquelle la « conception du parti » selon Lénine exigeait que le parti devait se composer uniquement de prétendus révolutionnaires professionnels. Ce principe d’organisation a été « déduit » de Que faire ? par les adversaires du léninisme. Dès le moment de cette « déduction » et de sa revendication, Lénine a (très souvent) rejeté l’idée de construire un parti uniquement composé de révolutionnaires professionnels. Les léninologues répètent sans cesse cette « déduction » sans faire mention du fait que Lénine l’a désavouée fermement et systématiquement.

Une des difficultés (dont Lénine n’est pas responsable) est que la plupart du temps, les acceptions derrière cette expression sont floues. Il nous faut d’abord souligner l’élément de contexte le plus déterminant qui est la situation d’illégalité dont souffrait n’importe quel parti révolutionnaire en Russie. Lénine n’a pas développé une « conception du parti » générale ou supra historique qui offrirait un mode d’emploi en tout temps et en tout lieu. Que faire ? pose la question de ce qui devait être fait dans le contexte du tsarisme autocratique de 1902. Il est faux, quelles qu’aient été les réponses à cette question présentes dans Que faire ?, de les assigner à un programme organisationnel applicable sans considérations de temps ni de lieu.

Dans Que faire ?, Lénine traitait de la nécessité d’un noyau de « révolutionnaires professionnels » dans le parti dans un souci de fonctionnement effectif – afin de s’assurer que l’histoire de ce dernier ne se résume pas à la déportation, les uns après les autres, des révolutionnaires en Sibérie. Une grande part du mythe léninologique repose sur une définition floue de ce qu’est un « révolutionnaire professionnel ». Les léninologues semblent soutenir que pour Lénine, le terme « révolutionnaire professionnel » signifiait fonctionnaire attaché à plein-temps au parti, ce que nous appelons aujourd’hui un permanent. Cette définition est absurde car elle a effectivement pour conséquence d’en exclure les ouvriers, ce que font pourtant les léninologues.

À partir des nombreux débats au sujet du révolutionnaire professionnel dans la période qui suit 1902, il est aisé de constater que pour Lénine, ce terme désignait un activiste du parti qui consacrait la plupart (de préférence l’intégralité) de son temps au travail révolutionnaire. Le révolutionnaire professionnel considère son activité politique comme le centre de son existence (ou de son style de vie, si on préfère). Il doit bien sûr travailler pour gagner un salaire, mais ce n’est pas l’essentiel de son activité. Tel est le profil du révolutionnaire professionnel.

Je suis porté à croire qu’une partie de la confusion provient de la différence de sens considérable du terme révolutionnaire professionnel entre l’anglais et la plupart des langues européennes. En français (et je pense qu’en allemand aussi) le mot professionnel renvoie simplement à un travail. En anglais au contraire, seules les professions libérales – avocats, médecins – sont reconnues comme des activités à caractère professionnel quand en France ce terme s’applique à tout un chacun puisqu’il désigne simplement une activité professionnelle. Sous l’égide de la langue anglaise, un révolutionnaire doit être « professionnel » à plein temps au même titre qu’un médecin ou un avocat. (Bien sûr, les léninologues non-anglophones ne sont pas responsables de cette confusion).

Il découle de la vision de Lénine que même le « noyau » de révolutionnaires professionnels n’étaient pas forcément des activistes attachés à plein temps à l’activité du parti, ce que nous appelons habituellement des permanents. (La question de la proportion de permanents dans un groupe révolutionnaire possède sa propre histoire, qui ne nous concerne pas ici). Le fait de définir un révolutionnaire professionnel comme un fonctionnaire du parti ou un permanent revient à fausser la conclusion, ou la « déduction » : par conséquent seuls les intellectuels, ceux qui ne travaillent pas, sont capables de constituer l’élite du parti. Cette conclusion est une invention des léninologues qui ne repose sur aucun écrit de Lénine.

Dans la perspective stratégique de Lénine, les révolutionnaires-professionnels ouvriers étaient déterminants pour le mouvement pour deux raisons. L’une est évidente : la quantité plus importante de temps et d’activité qu’ils pouvaient consacrer à l’activité du mouvement réel. Un révolutionnaire professionnel considérait même les heures passées au travail comme des opportunités de faire de la propagande et de l’organisation syndicale et socialiste. Le second aspect du profil du révolutionnaire professionnel, sur lequel Lénine insiste particulièrement, est qu’un ouvrier de ce genre pouvait être formé de façon bien plus conséquente à l’activité révolutionnaire. Il s’agissait, à la fois d’une formation théorique et pratique pour être capable d’agir comme un authentique révolutionnaire. Ainsi, le révolutionnaire professionnel ouvrier était, ou pouvait devenir, un ouvrier révolutionnaire aguerri.

Lénine n’avait aucune difficulté à comprendre et à reconnaître que seul un « noyau » du parti pouvait être constitué de tels éléments. Il avançait simplement que plus le parti en contiendrait, et plus son activité serait efficace. On est bien loin du mythe des léninologues.

Il en va de même des légendes entourant la supposée « théorie de la spontanéité » opposée à l’« organisation consciente » : cette confusion est principalement le résultat de l’échec à comprendre les enjeux liés à cette question. Personne dans le mouvement, et certainement pas Lénine, n’avait de doute sur le rôle positif et déterminant joué par la « spontanéité » – révoltes, luttes spontanées etc. (Dans bien des cas, lorsque nous disons que telle révolte était « spontanée », nous ne disons rien d’autre que nous ne savons pas par qui ni comment elle était organisée.)

C’est la glorification de la spontanéité en tant que telle que combattait Lénine dans Que faire ? et ailleurs. Selon lui, dans la pratique, cette glorification signifiait la dépréciation de l’activité organisationnelle consciente, du travail de parti ou de sa direction. Ce genre d’attitude ne faisait sens que pour les anarchistes, mais était également susceptible d’être revendiqué par les réformistes extrêmes comme garantie de pouvoir s’opposer à l’organisation indépendante de la classe ouvrière. Pour les « économistes » russes (qui plaidaient uniquement pour des actions « économiques »), la ligne défendue était qu’aucun parti révolutionnaire n’était nécessaire et que les partis russes devaient être liquidés. La glorification de la « spontanéité » était donc, dans ce contexte, un simple moyen d’opposer quelque chose à la lutte politique organisée par la classe ouvrière.

L’affirmation selon laquelle Lénine était hostile aux luttes « spontanées » laisse pantois. Chaque fois qu’un léninologue prétend citer Lénine à ce sujet, ce qu’il cite réellement ce sont les arguments de Lénine contre le fait de ne compter que sur la spontanéité pour inaugurer le socialisme dans quelque perspective millénariste. Lénine préconisait que l’action spontanée du peuple devait être articulée avec l’élément de direction politique assumée par des ouvriers socialistes formés. Un des objectifs d’une telle formation était précisément la capacité de tirer avantage des luttes spontanées lorsqu’elles apparaissaient. L’écrasante majorité de la deuxième Internationale aurait acquiescé de bon cœur car il n’y avait à ce propos rien de spécifiquement « léniniste », si ce n’est sa clarté habituelle sur le sujet, par rapport à la pensée souvent confuse des réformistes.

3. Les conceptions du parti selon Lénine

Il nous reste encore à analyser les commentaires ultérieurs de Lénine à propos de Que faire ? Mais à ce stade, une introduction historique est nécessaire.

Les lecteurs du Que faire ? de Lénine doivent comprendre que si la brochure a pu incarner quelque « conception du parti » spécifique au léninisme, Lénine lui-même n’en avait pas conscience sur le moment. Dans le contexte de 1902, il pensait présenter une vision du parti et du mouvement qui était la même que celle des meilleurs partis de la deuxième Internationale, particulièrement le parti allemand sous la direction d’August Bebel – ne reconnaissant comme grosse différence pour le mouvement russe que le contexte spécifique de l’illégalité sous une autocratie.

Le léninologue crédule semble croire que Lénine parle nécessairement d’une forme d’organisation super centralisée lorsqu’il utilise les expressions de « centralisation » ou de « centralisme ». Mais en réalité, les russes (comme d’autres) qui utilisaient ce terme désignaient généralement la même réalité que celle de l’« Allemagne » pré-unifiée, c’est à dire une entité géographique fragmentée en toute une série de mini-États. Là où n’existait aucun centre, la revendication de la « centralisation » était un appel à en créer un. En 1902 il n’existait aucun parti ramifié dans toute la Russie.

Un premier congrès qui n’avait pu aboutir à une telle création avait eu lieu en 1898. Le mouvement russe était alors constitué de cercles isolés, de regroupement régionaux discrets, de groupes d’usines sans coordination entre eux, etc. Il n’y avait pas de centre ; le « parti » lui-même n’existait de fait que comme une promesse pour le futur. Le second congrès, prévu pour 1903, devait pour la première fois établir et ramifier un parti dans toute la Russie. C’est pour les besoins de cet événement que Lénine a écrit sa brochure de 1902.

Organiser un congrès permettait donc en définitive de créer un centre. Et pas une organisation « centralisée », concept qui n’existait pas encore à cette époque. Tous ceux qui participaient à ce congrès se déclaraient simplement en faveur de la coordination des cercles jusque-là éparpillés dans toute la Russie. Voilà ce que le terme de « centralisation » signifiait dans ce contexte. Mais il est vrai que l’expression prêtait à confusion, à l’époque comme aujourd’hui.

Le parti allemand avait également connu, de 1878 à 1890, une période d’illégalité ; et pendant cette période il était bien loin d’avoir eu des pratiques démocratiques. Un des traits caractéristiques de cette période était en Allemagne le contrôle de l’activité organisationnelle, non par le comité national élu et en exil mais, tant qu’il lui était possible de le faire, par la fraction des députés du Reichstag qui demeurait légale. Mais cette fraction n’avait jamais été élue par les membres du parti ; les députés avaient été élus par le corps électoral. Bien que, de par son utilité pratique, cette situation était souvent admise, Marx et Engels regardaient d’un œil désapprobateur ce qu’ils considéraient comme la « dictature » des députés du Reichstag sur le parti.

Avec le recul, si nous observons l’évolution de la situation russe entre 1902 et 1914, nous constatons que, bien qu’il n’en ait pas été pleinement conscient sur le moment, il n’en reste pas moins que Lénine défendait une « conception du parti » qui lui appartenait en propre. Il y a deux idées à développer à ce propos, la seconde étant la plus importante.

Sectarisme ou parti de masse

Tout au long de l’histoire du mouvement socialiste, les courants socialistes ont eu tendance à se structurer en sectes parce qu’ils pensaient posséder des idées en propre. L’alternative à cette tendance a été d’intervenir comme une tendance dans le mouvement de la classe.

Il est nécessaire de distinguer clairement ces deux types d’organisations. Le mouvement de la classe se définit et se construit à partir de son rôle dans la lutte de classes ; la secte se définit et se construit à partir de ses idées spécifiques ou de son programme. Les débuts du mouvement socialiste sont surtout marqués par l’apparition de sectes (faisant ainsi perdurer la tradition des mouvements religieux). C’est seulement le développement progressif de la classe ouvrière qui a donné naissance à des partis de masse cherchant à représenter et à donner un écho à l’ensemble de la classe en mouvement.

C’est la première Internationale qui, en rompant avec les orientations sectaires (son programme ne faisait même pas mention du socialisme), a donné l’exemple remarquable du mouvement de la classe par opposition à la secte. Dans la forme que lui a donnée Marx, la première Internationale avait pour but d’organiser le mouvement de la classe ouvrière sous toutes ses formes. Cette caractéristique a été globalement maintenue par la seconde Internationale, hormis que les syndicats n’y étaient pas affiliés. La fragmentation du mouvement socialiste en sectes a perduré en France jusqu’en 1905, quand un parti socialiste unifié a été formé. En Allemagne, la secte lassallienne avait été absorbée plutôt rapidement, dès 1875. Les sectes ont continué d’exister dans de nombreux pays, comme en Grande-Bretagne, où la fédération social-démocrate prétendait représenter le socialisme « révolutionnaire ».

Lorsque Lénine écrit Que faire ? en 1902, il y a une différence de taille entre l’Allemagne et la Russie (qui est effectivement abordée dans Que faire ?). En Allemagne, c’est l’aile révolutionnaire (ou ce que Lénine et les autres considéraient comme telle) qui était aux commandes du parti, alors qu’en Russie c’est l’aile droite qui occupait la place dominante. Pour remédier à cette situation, la réponse de Lénine n’a jamais été de faire de l’aile révolutionnaire une secte gauchiste extérieure au mouvement général. En fait, quand on passe en revue toute la période antérieure à 1914, on constate que Lénine n’a jamais organisé, ni cherché à organiser une secte de type « léniniste » ( il a fallu attendre la dégénérescence de le Comintern pour que la théorie de la secte « révolutionnaire » soit érigée comme un des « principes du léninisme » ; avant 1917 les sectes ne survivaient qu’en marge de la deuxième Internationale et dans le mouvement anarchiste.)

En cherchant à organiser la tendance révolutionnaire comme un centre politique au sein d’un parti de masse (ou de ce qui deviendrait un parti de masse si le deuxième congrès était couronné de succès), la trajectoire suivie par le jeune Lénine s’inscrivait dans la droite ligne de la voie tracée par la deuxième Internationale. En laissant de côté les sectes, la plupart des centres politiques dans le mouvement socialiste étaient des courants structurés autour d’organes périodiques ; c’était par exemple le cas du parti allemand. Quand Lénine a du s’exiler hors de Russie, ça n’a pas été pour fonder une secte « léniniste » ; il a au contraire intégré le comité éditorial de l’Iskra, qui n’était pas un groupe d’adhérents. Même après la scission de 1903 et dans les années qui la suivirent (au moins jusqu’à la veille la première guerre mondiale), les termes Bolcheviks et Mencheviks n’ont jamais désigné des sectes, mais deux centres politiques au sein d’un parti de masse, le POSDR.

Scission ou unité

Ce refus de construire une secte nous amène à la deuxième singularité de la conception du parti de Lénine. À l’intérieur de la deuxième Internationale, on peut distinguer trois attitudes vis-à-vis de la question de la scission et de l’unité, comme il suit.

a) Il y avait ceux qui croyaient à la scission à n’importe quel prix, que dans un parti réformiste, le but de l’aile révolutionnaire était de scissionner au moment le plus opportun, celui où elle pourra diriger sa propre secte. C’est là une idée caractéristique du sectarisme.

b) Il y avait ceux, et ils étaient légion, qui croyaient à l’unité à n’importe quel prix. L’unité du parti de masse social-démocrate ne devait jamais être brisée ; une scission était le désastre ultime. C’était le fétichisme de l’unité : l’exact opposé de la première attitude.

Cette approche était dominante dans la deuxième Internationale, y compris dans le parti allemand. Sa signification pratique était : accommodement avec l’aile droite, même de la part d’une majorité de gauche. Si l’aile droite devait, à n’importe quel prix, être dissuadée de scissionner, alors la majorité de gauche devait lui faire des concessions suffisantes afin de lui permettre de rester dans le parti.

L’épisode qui a eu lieu dans le parti russe après le congrès de 1903, lors duquel la tendance de Lénine, avec le soutien de Plekhanov, avait obtenu la majorité, constitue un des exemples les plus éloquents de ce phénomène. La minorité Menchevik scissionna. Là-dessus, sous pression, Plekhanov fit volte-face et exigea, en vertu du maintien de « l’unité », que la majorité au comité de rédaction de l’Iskra soit rendue aux Mencheviks. Il ne fait nul doute que Lénine serait resté en tant que minorité si, à l’inverse, les Mencheviks avaient obtenu la majorité ; mais lorsque c’est l’aile gauche qui l’emporte, l’aile droite plie bagage et s’en va ; au nom du maintien de « l’unité », la gauche doit alors abandonner la direction à la droite…

c) La position particulière de Lénine vis-à-vis de cette question était la suivante : il insistait sur le droit et le devoir pour une aile gauche qui obtenait la majorité dans le parti, de mener sa propre politique, exactement comme le faisait l’aile droite partout où elle était majoritaire. Les hostilités entre Bolcheviks et Mencheviks se durcirent lorsque Lénine rejeta l’exigence de Plekhanov d’annuler les résultats du congrès. Sa position était alors : unité oui, mais pas au prix d’abandonner la conquête de la majorité. Unité oui, mais sur les mêmes bases démocratiques pour tout le monde : l’aile droite pouvait travailler à gagner le prochain congrès, mais il était intolérable qu’elle exige des concessions politiques en récompense de ne pas scissionner.

La période qui suit le volte-face de Plekhanov lors du deuxième congrès est un des épisodes de la vie de Lénine le plus cité par les léninologues. Il faut lire les volumes 6 et 7 des Œuvres Complètes de Lénine pour mesurer combien la scission l’avait attristé et les efforts constants dont il fait preuve pour régler le différend avec les Mencheviks, sur la base des pleins droits démocratiques pour tous. Ce sont finalement les Mencheviks qui, en contradiction avec les résultats du deuxième congrès et malgré les multiples tentatives de conciliation de la part de Lénine, rejetèrent l’unité sur ces bases et sur n’importe quelle autre base qui ne leur assurait pas le contrôle du parti. Le premier épisode de cette crise interne avait bien sûr eu lieu lors du congrès, puisque ce furent les Mencheviks qui scissionnèrent lorsque Lénine avait obtenu la majorité dans les votes (après qu’une aile d’extrême-droite se soit retirée pour ses propres raisons politiques d’extrême-droite) ; la croyance commune selon laquelle ce sont les Bolcheviks qui ont scissionné fait partie des mythes colportés par la léninologie.

La construction d’un parti unifié a été remise à l’ordre du jour durant la période qui a suivi la révolution de 1905, lorsque durant un bref laps de temps, il était devenu légalement possible de participer à la vie politique. Un temps, on put donc s’organiser dans des organisations légales, participer à des élections libres etc. Dans cette situation, la question de l’unité des Bolcheviks et des Mencheviks se posa à nouveau. Mais nous y reviendrons dans la cinquième partie.

4. Lénine après Que faire ?

Dans les deux premiers chapitres, nous avons évoqué Que faire ? pour voir ce qui y figure et ce qui n’y figure pas : mais, comme nous l’avons constaté, ceci est très loin d’épuiser la question de l’attitude de Lénine vis-à-vis des questions d’organisation. Une partie du mythe léninologique réside dans l’affirmation que la « conception du parti » (quelle qu’elle soit) que l’on trouve dans Que faire ? était la vision permanente et durable que Lénine avait « systématiquement appliqué » à partir de ce moment-là. Nous devons par conséquent faire un détour pour voir comment Lénine a jugé Que faire ? dans les années qui suivirent.

Nous noterons tout d’abord ce fait : Lénine a toujours insisté, depuis le moment de la publication de Que faire ? jusqu’à la Révolution russe de 1917 au moins, sur le fait que sa brochure ne constituait pas une exposition canonique d’un modèle d’organisation du parti mais était simplement un programme d’organisation adapté au lieu et à l’époque. Il a été conçu (a) pour un mouvement souterrain qui, du fait du régime autocratique, évoluait dans la clandestinité, et (b) pour un mouvement qui, dans son propre pays, n’avait même pas encore réussi à former de centre organisationnel à l’échelle nationale, ce dont disposait la majorité des parti sociaux-démocrates en Europe.

En septembre 1902, c’est à dire quelques mois après la publication de Que faire ?, Lénine insistait, dans sa « Lettre à un camarade sur nos tâches d’organisation », sur le fait que les formes d’organisation requises étaient déterminées par les nécessités du secret et circonscrites par l’existence de l’autocratie [7]. Ceux qui, comme Martov ou Plekhanov, seront plus tard les adversaires de Que faire ?, n’avaient à cette époque aucune difficulté à comprendre les orientations de Lénine comme des conclusions irréprochables pour la lutte d’un mouvement révolutionnaire souterrain sérieux. Ce ne fut qu’après une querelle sur d’autres sujets que ces opposants, ainsi que leurs successeurs, commencèrent à déduire de Que faire ? tout ce qu’ils trouvaient de déplaisant dans la trajectoire de Lénine, y compris son inexplicable refus de céder, au congrès, le pouvoir de la majorité aux personnes qui en étaient la minorité.

Déjà lors du second congrès, avant la scission définitive, Lénine était intervenu dans les débats pour que l’on ne prenne pas les passages de Que faire ? « arrachés du contexte ». En procédant ainsi, la première chose qu’il soulève est celle mentionnée ci-dessus, c’est à dire que Que faire ? n’était pas censé présenter des « principes généraux » de l’organisation du parti. La discussion sur Que faire ?, disait-il avec optimisme, avait clarifié toutes ces questions : « Il est évident qu’il y a eu ici confusion entre l’élaboration de principe d’une très importante question théorique (dégagement de l’idéologie) et un simple épisode de la lutte contre l’économisme. De plus, cet épisode lui-même a été rapporté de façon absolument inexacte [8]. »

Il combat ouvertement la volonté de subordonner le mouvement de la classe ouvrière aux intellectuels bourgeois :

« On dit : Lénine affirme dans l’absolu, sans mentionner aucune tendance opposée, que le mouvement ouvrier « va » toujours vers la soumission à l’idéologie bourgeoise. Vraiment ? Est-ce que je ne dis pas plutôt que le mouvement ouvrier est attiré vers l’idéologie bourgeoise avec le concours bienveillant des Schulze-Delitsch et consorts ? Et qui est désigné ici par “consorts” ? Personne d’autre que les économistes (…) » [9].

Sans pour autant rompre avec lui, il franchit un cap dans l’ajout de réserves à la théorie indigente de Kautsky. Plus important encore, il ajoute :

« Lénine ne prête nullement attention au fait que les ouvriers, eux aussi, prennent part à l’élaboration de l’idéologie. Vraiment ? Ne trouve-t-on pas cent fois dans mes écrits que le plus grand défaut de notre mouvement, c’était précisément le manque d’ouvriers pleinement conscients, d’ouvriers dirigeants, d’ouvriers révolutionnaires ? N’y est-il pas montré l’importance qu’il y a à développer le mouvement syndical et à le fournir en publications appropriées » [10] ?

Pour conclure ce même discours, Lénine fait la remarque qui est sans doute la plus déterminante si l’on veut comprendre Que faire ? :

« Je termine. Nous savons tous maintenant que les économistes ont tordu la barre dans un sens. Pour la redresser, il fallait la tordre dans l’autre sens, et c’est ce que j’ai fait » [11].

Ceci constitue la clé de voûte pour comprendre le véritable objectif que poursuivait Lénine en écrivant Que faire ?. Tout au long de sa vie, son attitude constante a été de « tordre la barre » lorsqu’il jugeait nécessaire de contrarier un certain nombre de courants nuisibles. Sa métaphore dans ces occasions était souvent de « tordre le bâton dans l’autre sens » dans le but de contrecarrer des tendances préjudiciables pour le mouvement. À titre personnel, il arrive à présent que je ne sympathise pas avec cette attitude, bien que j’admette qu’elle est plutôt naturelle ; je pense qu’un bâton tordu dans tous les sens a tendance à se déformer. Mais c’est un recours assez commun pour des personnes de toutes sensibilités politiques, et qui ne demande qu’à être compris. C’est un fait qui nécessite en tout cas d’être compris dans le cas de Lénine, d’autant plus qu’il explique longuement, précisément et fréquemment son procédé. Tout léninologue qui refuse de comprendre cela se condamne à aligner les non-sens les uns après les autres.

Nous sommes toujours lors du second congrès. Le 15 août, le premier discours de Lénine concernant le règlement a été résumé dans le procès-verbal en neuf lignes. L’essentiel est consacré à dire ceci :

« Il ne faut pas croire que les organisations du Parti ne doivent comprendre que des révolutionnaires professionnels. Nous avons besoin des organisations les plus diverses, de toutes sortes, de tous rangs et de toutes nuances, depuis des organisations extrêmement étroites et conspiratives jusqu’à de très larges et très libres lose Organisationen » [12]

Lénine n’aurait pas pu être plus explicite tant il corrige ouvertement les fausses impressions suscitées du fait qu’il avait « tordu le bâton » dans Que faire ?.

Il réitère cette clarification lors de son second discours ce jour-là :

« Le camarade Trotski a très mal compris l’idée fondamentale de mon livre Que faire ? quand il a dit que le parti n’était pas une organisation de conspirateurs (beaucoup d’autres m’ont fait également la même objection). Il a oublié que dans mon livre, j’envisage toute une série de divers types d’organisations, à commencer par les plus clandestines et les plus fermées, pour finir par des organisations relativement ouvertes et « libres » (lose) » [13]

Si nous admettons que ce point de Que faire ? paraissait litigieux, et bien la fonction même du débat était d’y apporter des clarifications et de modifications. Lénine a clarifié et a modifié ce point, non seulement dans les années qui suivirent mais au moment même de la discussion au congrès.

Il est possible d’affirmer que si Que faire ? a été mal compris par tant de personnes, c’est qu’après tout il devait bien y avoir des raisons. C’est plutôt vrai. Il y en avait même plus d’une, et la première a été mentionnée : Lénine a tordu le bâton. Il y avait de plus une volonté de « mal comprendre », qui existe encore aujourd’hui. Avec l’avantage d’une plus grande perspective historique et d’une documentation plus complète, un travail de recherche objectif devrait cependant être attendu aujourd’hui afin de faire connaître et d’évaluer les tentatives répétées de Lénine pour clarifier et modifier (atténuer et remanier) son orientation programmatique. Ce qui est caractéristique de la léninologie contemporaine c’est qu’elle ignore les éclaircissements de Lénine au profit d’une exégèse purement démonologique.

Lénine, avons-nous dit, ne raisonnait pas dans les termes d’une « conception générale de l’organisation du parti ». Quand en 1904, dans un article de la Neue Zeit, Rosa Luxemburg l’attaque sur l’orientation développée dans sa brochure Un Pas En Avant, Deux Pas En Arrière écrite en vue du deuxième congrès, Lénine rédige une réponse plutôt modérée. Pour dire quoi ? Non qu’il avait raison, mais qu’il ne défendait pas les vues que Luxemburg lui prêtait. Voici ce que Lénine écrit :

« La camarade Luxemburg présume, de cette façon, que je défends un certain système d’organisation contre un certain autre. Mais la réalité est différente. Tout au long du livre, de la première à la dernière page, je défends les principes élémentaires de tout système d’organisation du Parti quel qu’il soit » [14].

L’unique impératif de Lénine est l’édification d’un parti dont les formes d’organisation pourraient raisonnablement lui permettre de survivre à l’intérieur du contexte russe.

« Rosa Luxemburg dit plus loin que « conformément à sa conception (de Lénine), les pleins pouvoirs sont donnés au Comité central d’organiser tous les comités locaux du Parti ». En réalité, ce n’est pas exact…. La camarade Luxemburg dit que selon moi « le Comité central est le seul centre actif du Parti ». En réalité, ce n’est pas exact. Je n’ai jamais soutenu cette opinion. … La camarade Rosa Luxemburg dit que… toute la discussion se concentre sur la question d’une plus ou moins grande centralisation. En réalité, ce n’est pas exact. … la discussion a surtout porté chez nous sur le fait de savoir si le Comité central et l’organe central devaient représenter l’orientation de la majorité du congrès ou non. L’estimée camarade ne dit mot de cette exigence « purement blanquiste » et « ultra-centraliste », elle préfère déclamer contre la subordination mécanique de la partie au tout, contre la soumission servile, contre l’obéissance aveugle et d’autres horreurs de ce genre. … La camarade R. Luxemburg m’attribue la pensée qu’en Russie existent déjà toutes les prémisses pour l’organisation d’un grand parti ouvrier fortement centralisé. De nouveau, c’est une inexactitude de fait. … » [15].

Et ainsi de suite. D’ailleurs, est naïf quiconque croirait que Rosa Luxemburg était un ange de bienveillance dans les débats internes. Ici précisément, soit elle nous revend des calomnies, dont elle était familière dans le mouvement polonais, soit quelqu’un doit démontrer que Lénine soutient réellement quelque part les vues qu’elle lui attribue, ce qui n’a pas encore été fait.

5. Vers la démocratisation du parti

Laissons à présent de côté la démonologie léninologique. Notons plutôt que dans la séquence historique ouverte par la Révolution russe de 1905, lorsque le contexte politique russe change et que la pression de l’autocratie s’allège, la « conception du parti » de Lénine change elle-aussi considérablement, en lien étroit avec les nouvelles conditions – ce à quoi l’on pouvait s’attendre si ses protestations avaient été prises au sérieux.

Déjà en février 1905, dans une ébauche de résolution pour le troisième congrès du parti, Lénine écrivait que : « dans des conditions de liberté politique, notre parti peut être et sera organisé tout entier sur le principe électif. Sous l’autocratie, il est impossible à la masse de milliers d’ouvriers adhérant au parti d’appliquer ce principe [16]. » En septembre 1905, il saluait le parti allemand comme devançant « tous les autres partis social-démocrates » quant à son « organisation, sa cohésion et son homogénéité » et il s’appuyait sur ses décisions organisationnelles qui étaient « très instructives pour les social-démocrates russes. »

« Les questions d’organisation tenaient récemment chez nous et tiennent encore aujourd’hui, dans une certaine mesure, une place relativement trop grande parmi les questions d’actualité de la vie du Parti. Depuis le IIIe Congrès, deux tendances se sont nettement différenciées dans le Parti, en matière d’organisation : l’une qui veut, avec une centralisation suivie, le développement rationnel de l’esprit démocratique dans le Parti, non par démagogie, non pour le plaisir de faire des phrases, mais en vue d’une mise en œuvre effective à mesure que la social-démocratie russe obtiendra une plus grande liberté d’action dans le pays ; et l’autre qui, en matière d’organisation, se complaît dans le vague, s’en tient à cette « organisation nébuleuse »… » [17].

En novembre 1905, il souligne dans un article que le travailleur socialiste « sait qu’il n’existe pas de chemin vers le socialisme, hormis celui de la démocratie, de la liberté politique. C’est pourquoi il aspire à une réalisation entière et conséquente de la démocratie, pour atteindre au but final : le socialisme [18] ». Le même mois, il publie un essai important, intitulé La Réorganisation du Parti. Il y appelle à un nouveau congrès du parti pour mettre toute l’organisation sur « une nouvelle base ».

Cet article va droit au but : « Les conditions d’activité de notre parti se transforment radicalement : accession à la liberté de réunion, d’association et de la presse [19]. » La suite ? Lénine s’y exprime de cette manière : « s’organiser d’une nouvelle manière »… « de nouvelles méthodes »… « une nouvelle ligne ».

« Nous autres, représentants de la social-démocratie révolutionnaire, partisans de la « majorité » [bolchévique], nous avons dit bien des fois que la démocratisation du parti, réalisée jusqu’au bout, était impos­sible dans les conditions du travail conspirateur, que le « principe électif » dans cette situation était un vain mot. La vie à confirmé nos paroles. (…) Mais la nécessité d’adopter le principe électif dans de nouvelles conditions, lors de l’accession à la liberté politique, nous autres, bolcheviks, nous l’avons toujours reconnue » [20].

Il faut garder à l’esprit que l’impossibilité, dans une situation d’illégalité, d’organiser des élections ouvertes pour les dirigeants des comités locaux n’était pas propre aux Bolcheviks ; la police secrète avait rendu la tâche tout aussi difficile pour les Mencheviks et les SR.

« Notre parti s’est attardé dans la clandestinité… La clandestinité s’effondre. En avant donc, et plus hardiment, emparez-vous des nouvelles armes, distribuez-les aux hommes nouveaux, élargissez vos bases d’appui, appelez tous les ouvriers sociaux-démocrates, enrôlez-les dans les rangs des organisations du parti par centaines et par milliers » [21].

Il n’y a bien sûr que pour la Russie que ces « nouvelles méthodes » étaient réellement nouvelles ; dans les régimes démocratiques bourgeois d’Europe de l’ouest, il était déjà possible pour des partis légaux d’exister. Lénine avait toujours considéré la social-démocratie allemande comme un modèle d’organisation ; à présent la social-démocratie russe pouvait l’imiter.

« La résolution du C.C. de notre parti… marque une étape décisive vers l’application sans réserve du principe démocratique dans l’organisation du parti » [22].

La nouvelle forme d’organisation, ou plus exactement la nouvelle forme de la cellule fondamentale du parti ouvrier, doit être, sans conteste, plus large par rapport aux anciens cercles. En outre, la nouvelle cellule doit être, sans doute, une organisa­tion d’une structure moins rigide, plus « libre », plus lâche pour capter l’afflux de travailleurs « si la liberté d’association est complète et si les droits civiques de la population sont pleinement assurés, nous devrions, de toute évidence, fonder partout des unions social-démocrates [23] ». « Chaque union, organisation, groupe élira aussitôt son bureau ou direction ou commission administrati­ve… [24] » De plus, recommande-t-il, il était maintenant possible de réaliser l’unité des Bolcheviks avec les Mencheviks, l’unité du parti, sur des bases démocratiques par l’organisation d’un vote large et ouvert à la base de chaque comité, ce qui n’avait pas encore été organisé depuis l’allègement de la pression autocratique [25].

Ce bouleversement devait être expliqué aux travailleurs russes qui n’avaient jamais fait face à de telles conditions auparavant. Nous ne devons pas être effrayés, écrivait Lénine, d’une « adhésion fulgurante et massive de personnes qui ne sont pas des so­cial-démocrates [26] ».

Notons cette remarque faite presque en passant : « Instinctivement, spontanément, la classe ouvrière est social-démocrate, et plus de dix années d’activité de la social-démocratie ont fait bien des choses pour convertir cette spontanéité en conscience [27]. » Il semble que Lénine a oublié jusqu’à l’existence même de la théorie de Kaustky qu’il avait pourtant recopiée et citée en 1902 !

Aujourd’hui, l’initiative des ouvriers eux-mêmes se manifestera sur une échelle dont nous ne pouvions même pas rêver, nous, ex-militants de la clandestinité et des petits cercles [28].

Lénine se saisit du nouveau contexte pour appeler au recrutement en masse des travailleurs (possible pour la première fois) qui devait selon lui diluer l’influence qu’exerçaient les intellectuels sur l’orientation du parti :

« Au IIIe congrès du parti, j’ai exprimé le souhait qu’il y ait dans les comités du parti environ 8 ouvriers pour 2 intellectuels. Combien ce vœu est périmé ! À présent, on doit souhaiter qu’il y ait dans les nouvelles organisa­tions du parti quelques centaines d’ouvriers social-démocrates pour un intellectuel » [29].

L’article se conclue ainsi, par une expression caractéristique de Lénine :

« Nous avons tellement « théorisé » (parfois dans le vide, inutile de le dissimuler) dans l’ambiance de l’émigration que, ma foi, il n’est pas mauvais à présent de « forcer la note dans l’autre sens », un peu, rien qu’un peu, un tantinet, et de faire progresser un peu plus la pratique » [30].

Le bâton est, maintenant, tordu « légèrement » dans l’autre sens.

Même si jamais plus Lénine n’avait mentionné Que faire ? par la suite, ces quelques commentaires suffiraient déjà largement à éclaircir sa position. Mais, à la lumière du contexte nouveau et des nouvelles perspectives ouvertes pour la social-démocratie russe (nouvelles pour la Russie), nous pouvons à présent nous pencher sur les commentaires de Lénine dans lesquels il revient spécifiquement sur Que faire ?.

En novembre 1907, Lénine publie En Douze Ans, un recueil de vieux articles. Son objectif est de rendre compte, dans une perspective historique, de la contribution théorique et pratique du mouvement dans la période. Sa préface est pleinement adressée à la nouvelle audience acquise à la faveur du soulèvement révolutionnaire de 1905, un public pour lequel les anciennes querelles n’étaient plus d’actualité. Il y explique notamment pourquoi Que faire ? a été inclus dans le recueil. Il faut noter que cela nécessitait donc une explication.

Lénine explique que Que faire ? a été inclus parce que « les Mencheviks, ainsi que les littérateurs du camp libéral bourgeois (cadets, « sans-titre » du journal Tovarichtch, etc.) se réfèrent à cette brochure. » Il voulait donc « attirer l’attention du lecteur d’aujourd’hui sur ce qui suit. » Son explication débute par une remarque qui pourrait être adressée aux léninologues d’aujourd’hui :

« La principale erreur que commettent ceux qui, à l’heure actuelle, polémiquent avec Que faire ?, c’est de vouloir absolument extraire cet ouvrage de son contexte historique et faire abstraction d’une période précise et déjà lointaine du développement de notre parti » [31].

Sa remarque s’adresse, dit-il, à ceux qui écrivent « plusieurs années après la parution de la brochure, des idées fausses et exagérées qui y étaient développées au sujet de l’organisation des révolutionnaires professionnels. » Une telle analyse est erronée car elle fait « comme si l’on voulait oublier des conquêtes qui en leur temps n’ont pas été sans lutte, mais qui sont maintenant bien consolidées et ont joué un rôle utile [32]. »

Il est évident que la référence à des « idées exagérées » est une reconnaissance d’un certain degré d’erreur, même si la confession affirme dans le même temps que cette dernière était justifiée. Mais ce comportement n’a rien de nouveau nous l’avons déjà évoqué lorsque nous avons abordé la tendance de Lénine à « tordre le bâton ».

Selon Lénine, Que faire ? était donc utile en 1902 mais ne devrait plus être traité comme s’il s’agissait d’un modèle pertinent pour aujourd’hui. Il ne l’a ni répudié ni fait son apologie. Il lui reconnaissait simplement un intérêt historique. Aucun socialiste ne répudierait la première Internationale alors même que personne ne rêverait de la ressusciter.

On est à des années lumières d’une « conception permanente du parti ».

6. Pour conclure sur Que faire ?

Généralement, Lénine faisait valoir le fait que l’« exagération » que l’on retrouvait dans Que faire ? était nécessaire à l’époque afin de progresser dans la direction souhaitée, même si les exagérations en elles-mêmes n’étaient pas défendables.

« Se lancer aujourd’hui dans des raisonnements sur le fait que l’Iskra (en 1901 et 1902 !) surestimait l’idée de l’organisation des révolutionnaires professionnels, c’est comme si après la guerre russo japonaise on accusait les japonais d’avoir surestimé les forces armées russes, de s’être préoccupé exagérément avant la guerre de préparer leur lutte contre ces forces. Pour vaincre, les japonais devaient rassembler toutes leurs forces contre la plus grande quantité possible de forces russes. Malheureusement nombreux sont ceux qui jugent notre parti de l’extérieur, sans connaître les choses, sans se rendre compte qu’aujourd’hui l’idée d’une organisation de révolutionnaires professionnels a déjà totalement triomphé. Or, cette victoire n’eût pas été possible si l’idée n’en avait pas été poussée au premier plan, si l’on ne l’avait pas « exagérément » inculquée aux gens qui en empêchaient la réalisation » [33].

L’affirmation faite ici, selon laquelle l’idée d’une organisation de révolutionnaires-professionnels avait déjà « complètement triomphé » démontre à nouveau à quel point la version léninologique de cette idée correspond peu à Lénine. Cette « victoire » impliquait d’ouvrir le parti à un afflux de « vrais » travailleurs dont on avait l’espoir qu’ils inonderaient non seulement les intellectuels du parti, mais également les vieux cadres expérimentés des militants aguerris (révolutionnaires professionnels). L’idée ayant montré son pouvoir (qui avait « complètement triomphé ») était celle selon laquelle il fallait un noyau de militants formés dans l’organisation. Cela n’avait rien à voir avec la chimère d’un parti composé exclusivement, ou principalement, de permanents. Cette chimère est particulièrement grotesque à la lumière de l’appel de Lénine à un recrutement de masse.

Que faire ?, poursuit Lénine, n’était « ni plus, ni moins [34] » qu’un résumé des politiques organisationnelles du groupe de l’Iskra de 1901-1902. C’est-à-dire qu’il s’agissait de la politique commune de ceux (le groupe de l’Iskra) qui allaient se diviser, sur d’autres bases, entre Mencheviks et Bolcheviks. En d’autres termes, Lénine insiste encore, quoique de manière différente, sur le fait qu’à l’époque il ne voyait pas les idées de Que faire ? comme singulières ou comme représentant sa tendance.

À présent, sous les nouvelles conditions de légalité, Lénine fanfaronne ainsi :

« En dépit de cette scission, le parti social-démocrate avant tous les autres partis, a su profiter de la période passagère de liberté pour réaliser une organisation légale avec un régime démocratique idéal, un système électoral et une représentation aux congrès en fonction du nombre des membres organisés du parti. Ceci vous ne le trouverez pas, jusqu’à ce jour, ni chez les socialistes révolutionnaires, ni chez les cadets (…) » [35].

Ici, il parle du parti (POSDR) dans son ensemble, pas seulement de l’aile Bolchevik ; il y avait eu un congrès unitaire en mai. Qui a construit le parti jusqu’à son efficacité actuelle comme structure démocratique ? « C’est l’organisation des révolutionnaires professionnels, créée avant tout par les soins de l’Iskra. Quiconque connaît bien l’histoire de notre parti et a vécu lui-même sa période de formation, celui-là n’a besoin que d’un simple coup d’œil sur la composition de la délégation de n’importe quelle fraction du congrès de Londres, par exemple, pour s’en convaincre (…) [36] ». Notons qu’il se réfère à « la composition de la délégation » ou, comme il l’écrit dans la même phrase, « le noyau de base de ceux qui, avec le plus grand cœur, ont pris soin du parti et l’ont amené à maturité ». Cela n’a guère de sens que de croire que, selon Lénine, les membres du parti (au sens bien plus large que « la composition de la délégation » ou que le noyau dur) ne seraient que des révolutionnaires professionnels – même si nous nous en tenons à la définition, acceptable, qu’en donne Lénine.

À cette époque, la théorie de Kautsky de 1902 avait disparu depuis longtemps de l’horizon de Lénine ; il n’existe aucun indice pouvant laisser apparaître qu’il s’en remémorait jusqu’à l’existence. Il était alors occupé à pointer fièrement le fait que les succès organisationnels du parti étaient dus aux capacités organisationnelles inhérentes de la classe ouvrière.

« N’était cette condition, l’organisation des révolutionnaires professionnels eût été un jouet, une aventure, une façade sans rien derrière, et la brochure Que faire ? souligne à maintes reprises que cette organisation qu’elle défend n’a de raison d’être qu’en liaison avec « la classe réellement révolutionnaire et qui monte spontanément au combat ». (…) Le révolutionnaire professionnel a mené à bien l’œuvre qu’il avait à accomplir dans l’histoire du socialisme prolétarien russe. Cette œuvre qui a depuis longtemps dépassé le cadre étroit des « cercles » des années 1902-1905, aucune force n’est aujourd’hui en mesure de la réduire à néant (…) » [37].

À travers ces pages, Lénine répète, plus souvent qu’il n’est possible de le citer, que l’époque de Que faire ? est révolue. « [N]ulle autre organisation que l’Iskra n’eût pu, dans nos conditions historiques, dans la Russie des années 1900-1905, créer un parti social-démocrate tel que celui qui existe à l’heure actuelle ». Cette affirmation précède celle selon laquelle « [l]e révolutionnaire professionnel a mené à bien l’œuvre qu’il avait à accomplir (…) ». Les querelles acharnées au sein des cercles émigrés caractérisaient « un mouvement ouvrier jeune et immature » ; « [l]e renforcement du parti par des éléments prolétariens peut seul, en liaison avec une activité de masse au grand jour, extirper toutes les traces de la mentalité des cercles ». « D’ailleurs, le passage au mode démocratique d’organisations du parti ouvrier, passage proclamé par les bolcheviks dans la Novaïa Jizn en novembre 1905 au moment même où venaient de se créer les conditions d’une activité au grand jour, ce passage constituait déjà au fond une rupture définitive avec ce qui était caduc dans l’héritage laissé par les cercles… [38] ».

Oui, « avec ce qui était caduc », réitère Lénine, « car il ne suffit pas de condamner la mentalité des cercles, il faut savoir en comprendre la signification en les replaçant dans les conditions particulières de l’époque » – et ainsi de suite. « [L]es différends entre cercles résidaient dans l’orientation à donner à un travail alors encore nouveau (…) Les cercles ont accompli leur mission et, à présent, ils ont, bien entendu, fait leur temps [39] ».

Puis Lénine commente la phrase de Plekhanov selon laquelle « il était en désaccord de principe avec moi sur la question de la spontanéité et de la conscience [40] ». Lénine souligne à nouveau qu’il n’y avait pas de réelle différence en jeu à l’époque. « [L]a critique de Plékhanov », dit-il, se fondait « sur des phrases et des expressions isolées, arrachées de leur contexte », puis, il ajoute « formulées par moi de façon insuffisamment adroite ou exacte ». Les critiques auxquelles Lénine se réfère sont celles dirigées contre Un Pas En Avant, Deux Pas En Arrière, à l’encontre desquelles il en appelle au « contenu général et tout l’esprit de la brochure Que faire ? ». Chacun de nous était d’accord (ajoute-t-il) sur le « rapport entre conscience et spontanéité » dans l’ébauche de programme pour le parti mit en avant par le groupe de l’Iskra. Puis Lénine fait une déclaration qui résume l’ensemble du problème :

« Il n’avait pas été dans mon intention au deuxième Congrès non plus d’ériger les formulations dans Que faire ? en une sorte de programme, un énoncé de principes particuliers. Bien au contraire, j’usai d’une expression qui par la suite devait être souvent citée, celle de la barre tordue. Que faire ? disais-je, redresse la barre tordue par les économistes (…) » [41].

Le sens de ces mots est limpide : Que faire ? est une correction controversée des distorsions économistes et il serait erroné de lire ce pamphlet sous un autre angle.

À moins de décider d’allumer un grand bûcher avec tous les exemplaires en circulation, on voit mal ce que Lénine aurait pu faire de plus pour réfuter le mythe de Que faire ?.

Il n’y a aucune mention du fait que Lénine soit jamais revenu sur l’affirmation citée ci-dessus (la réfutation du mythe). En fait, il n’existe rien qui permette d’affirmer que Lénine soit jamais revenu sur ces clarifications.

À présent, quelle est « la conception léniniste de l’organisation du parti » – l’approche de Lénine en 1905–1907 qui vient d’être décrite ou la formulation de 1902 dans Que faire ? ? La réponse que le fantôme de Lénine donnerait est bien évidemment celle-ci : aucune des deux – aucune « conception du parti » prise comme un « principe » séparé d’une époque et d’un lieu. Les idées de Lénine sur l’organisation du parti, comme celles de beaucoup d’autres, varièrent en fonction du contexte, avec notamment des énormes différences de conditions entre l’illégalité sous la pression d’une autocratie et les conditions de relative liberté politique et d’ouverture organisationnelle qui caractérisaient la Russie de 1905–1907.

Un léninologue au moins a été en mesure de reconnaître cette idée élémentaire, et a par conséquent été la cible du courroux des autorités léninologiques. Prenant un chemin moins consensuel, John Plamenatz écrit :

"Il n’y a rien de spécifiquement non-démocratique dans les opinions si vigoureusement exprimées dans Que faire ? (…) En écrivant Que faire ? son intention n’a jamais été de dire que « le parti du prolétariat » doive diriger ou intimider les travailleurs, ou même que celui-ci doive faire la révolution à leur place, puis gouverner la Russie en leur nom sans prendre la peine de les consulter.

Si ce n’était ce qu’il s’est passé après la Révolution Bolchevik, dit Plamenatz, « nous ne devrions pas nous aventurer à les qualifier [les idées de Que faire ?] de non-démocratiques, mais plutôt dire qu’il s’agissait de conseils sans doute assez bien adaptés aux besoins d’un parti révolutionnaire actif en Russie, dans la première décennie du vingtième siècle [42] ».

Les propositions de Lénine de 1902 pour le mouvement russe d’alors ont pu être bonnes ou mauvaises – cette discussion a été rendue obsolète par le mythe léninologique. Reconnaître que Que faire ? ne relève pas d’une vision antidémocratique laisse intacte la croyance (présente chez Plamenatz) selon laquelle le « léninisme » aurait prit un tournant antidémocratique dans « ce qui s’est passé après la Révolution Bolchevik ». Le problème du mythe léninologique est qu’il rend les débats autour de ces développements impossibles : les analyses historico-politiques sont remplacées par de la démonologie.

Hal Draper

Annexe : Une histoire extraordinaire, l’édition d’Utechin du Que faire ? de Lénine

Cet essai a été en partie rédigé en 1963 pour une revue de livres (book review). 1963 a été une année importante pour les léninologues avec la publication de trois biographies de Lénine ainsi que d’une publication intéressante des mémoires d’Angelica Balabanova. Un autre événement de cette même année fut la publication d’une nouvelle traduction anglaise de Que faire ?.

What is to be done ? Traduit par S.V et P. Utechin. Edité avec une introduction et des notes de S.V. Utechin. Oxford : Clarendon Press. 213p.

Cette édition est particulièrement intéressante parce qu’elle constitue, me semble-t-il, le premier exemple d’un éditeur occidental de premier plan qui reconnaît que dans l’histoire des idées socio-politiques, les écrits de Lénine peuvent être d’une importance égale à, disons, ceux de Lactance, Leibniz, Lilburne ou Luther. De la part du milieu universitaire, il s’agit du premier exemple d’une édition argumentée, avec des annexes savantes, des annotations etc.

C’est l’existence même de ce travail qui constitue un jalon important dans l’histoire de la léninologie. La nature de l’édition est d’un intérêt très faible. La tâche a été assurée par S.V. Utechin, auteur de La Pensée Politique Russe et d’une Brève Encyclopédie sur la Russie. Cette note n’a pas pour objet de discuter les analyses déployées par Utechin dans l’introduction ; ces dernières sont d’authentiques spécimens du consensus léninologique sur le pêché originel de Que faire ? comme source du caractère démoniaque du bolchévisme. Nous allons plutôt nous concentrer sur ce qu’est devenu le texte de Lénine sous les bons auspices de la direction d’Utechin.

En premier lieu, l’édition d’Utechin ne présente pas le texte intégral. Ceci est doublement déconcertant, d’autant que la brochure de Lénine est (1) un livret assez court et que (2) les coupures d’Utechin semblent avoir été faites en masse dans le texte. De la part des éditions Oxford’s Clarendon Press, la raison de ces coupures ne peut que difficilement être imputée à un besoin d’économie d’espace (l’éditeur aurait pu en économiser davantage en supprimant les notes où Utechin explique que les conditions sous le tsarisme étaient meilleures que ce qu’en avait dit Lénine). Il y a bien sûr un intérêt certain à produire des versions condensées de certaines œuvres notables, mais généralement c’est pour les inclure dans des recueils plus larges. Ici, c’est un petit livre rendu encore plus petit.

Pour se justifier de la publication d’une version incomplète comme celle qu’il nous présente, Utechin se réfère à la version « légèrement abrégée » que Lénine lui-même avait publié en 1907 dans un recueil intitulé En Douze Ans. Par rapport à l’édition originale de 1902, il coupait une douzaine de passages, dont aucun n’était très important, le plus conséquent étant la section A du chapitre 5. (Il convient de rappeler qu’au moment de l’édition de 1907, Lénine expliquait au lecteur que Que faire ? avait désormais principalement un intérêt historique).

Dans sa préface, Utechin affirme que c’est « la version de 1907 [c’est à dire la version abrégée] qui avait été utilisée pour l’unique traduction anglaise qui existait jusque-là, celle effectuée par … J. Fineberg, et que l’on retrouve, sous l’impulsion d’éditeurs communistes, à la fois à Moscou et hors de l’Union Soviétique, d’une part sous forme de brochure et d’autre part dans divers passages choisis et compilations des œuvres de Lénine. » Ce n’est pas vrai. La traduction de Fineberg concerne l’intégralité du texte de 1902. Elle figure dans les anciennes Œuvres Complètes (et inachevées), Volume 4, Livre 2, publiées par International Publishers of New York en 1929 ; et aussi dans l’édition largement diffusée sous forme de brochure, à savoir, le quatrième numéro de la Petite Librairie de Lénine. Une autre traduction « intégrale » de l’édition de 1902 était par ailleurs disponible en anglais sous la forme d’une brochure publiée par les Maisons d’Éditions en Langue Étrangère de Moscou. Enfin (comme Utechin lui-même en fait mention par la suite), la nouvelle édition des volumineuses Œuvres Complètes en anglais publiées par FLPH proposait encore une autre traduction intégrale dans son cinquième volume. Ces traductions différaient ; ainsi nous avions déjà, avant Utechin, trois versions anglaises différentes du texte non abrégé. La version abrégée de 1907 n’apparaît en anglais que sous la forme d’une sélection titrée Œuvres Choisies.

Quoi qu’il en soit, les pratiques de coupures suivies par les maisons d’éditions communistes n’auraient jamais dû servir de modèle pour la première édition occidentale savante d’une œuvre de Lénine.

La seconde chose troublante à propos de l’édition d’Utechin est qu’il ne présente même pas la version abrégée de 1907. Utechin intervient chirurgicalement sur le corps déjà amputé de la version de 1907 pour en prélever quelques morceaux supplémentaires. C’est ainsi qu’en coupant ici une ligne, là une page, il ampute le texte de 32 autres passages. Puis, à partir du texte restant, il coupe 24 notes de Lénine – certaines plutôt longues et d’autres assez intéressantes et importantes.

Le lecteur peut se demander pourquoi le premier éditeur savant occidental de Lénine entaille l’œuvre d’une telle manière ; mais il peut supposer que tous les passages coupés sont sans intérêt. C’est vrai pour certains passages, quand comme par magie une ligne a été excisée ici où là. Comme par magie en effet, mais –

Maintenant nous en arrivons à quelque chose qui est à peine croyable. Beaucoup des passages coupés par Utechin présentent un intérêt considérable ; certaines césures sont suffisamment importantes pour figurer même dans la version la plus condensée qu’on puisse imaginer ; et certaines ont été opérées parmi les passages les plus importants du livre.

Nous avons déjà vu qu’un des chapitres les plus controversés de Que faire ? concerne le rôle des intellectuels bourgeois dans le mouvement socialiste, et la théorie selon laquelle la classe ouvrière ne pourrait, par elle-même, qu’arriver à une conscience trade-unioniste. J’ai déjà démontré qu’en réalité Lénine présentait cette théorie en citant Kautsky, et que sa propre paraphrase était basée sur Kautsky. J’ai mentionné que les discussions des léninologues sur Que faire ? ne mentionnaient que rarement voire jamais le fait que cette théorie diabolique provenait en réalité de Kautsky. Comment Utechin gère-t-il cette complication ?

Facile : il lui suffit de manier son scalpel éditorial et d’ôter la citation de Kautsky du texte du livre.

Le lecteur de cette édition aseptisée ne sera jamais déconcerté de se rendre compte que le point fondamental de la diablerie léniniste avait été développé par Kautsky en premier lieu, et non pas par Lénine.

Quatrièmement : si la suppression de ce passage crucial semble inquiétant, il y a une série de coupures qui le sont tout autant. En voici un exemple criant.

La question des origines de la pensée de Lénine est un des points débattus dans les discussions à propos de Que faire ? : tient-il davantage de la tradition marxiste européenne ou du passé révolutionnaire russe ? Utechin est un partisan de la deuxième thèse : dans son introduction, il défend que les ancêtres spirituels de Lénine étaient principalement Tkachev et Ogarev. Parce qu’il n’était qu’un révolutionnaire blanquiste du 19e siècle des plus vulgaires, l’épouvantail Tkachev est souvent agité devant les lecteurs.

À propos des origines de la pensée de Lénine donc, Utechin écrit que le texte de Que faire ? « n’est pas particulièrement éclairant à ce sujet ». Dans ses conditions, il n’était pas aisé pour lui de confronter son affirmation au texte. Il a donc minutieusement découpé tous les passages de Que faire ? qui contredisaient sa thèse, et qu’il pouvait ôter sans ruiner le reste du développement.

Prenons le cas spécifique de l’épouvantail Tkachev, le « véritable » précurseur de Lénine selon Utechin et la léninologie. Lénine aurait fait une faveur à Utechin s’il avait introduit dans ses écrits quelques références enthousiastes à Tchakev – disons ne serait-ce que 1 % des références qu’il fait constamment à ses modèles marxistes européens. Ça aurait été une aubaine pour les léninologues s’il avait écrit ne serait-ce qu’un mot bienveillant à propos de son « véritable précurseur ». Mais, en tout et pour tout, dans les 45 volumes des Œuvres Complètes, il n’est fait que cinq fois mention de Tkachev, dont une seulement dans un passage substantiel qui exprime une opinion. Cet unique passage où il est fait mention de Tkachev se trouve dans Que faire ? Et il est clairement hostile à Tkachev en tant que figure de la « terreur excitative [43] ».

À présent, que fait un éditeur universitaire lorsque le texte peine à se conformer au consensus léninologique ? Utechin supprime du texte tout le passage sur Tkachev.

Ce seul et unique passage dans lequel Lénine exprime son sentiment vis à vis de son « véritable précurseur » (laissant de côté les seconds couteaux) ne doit cependant pas déboussoler le lecteur vertueux. Car il y a plus encore : à plusieurs reprises dans le texte, Utechin fait disparaître des passages importants dans lesquels Lénine s’en prend au terrorisme et aux orientations prônant le terrorisme.

Cela ne résout qu’une partie de la question soulevée quant aux précurseurs de Lénine. Comme je l’ai souligné, Utechin veut minimiser l’influence de la tradition marxiste européenne dont Lénine lui-même se réclamait. Le texte de Que faire ? (tel que Lénine l’a réellement écrit) regorge d’arguments issus de cette tradition. En fait, Que faire ? contient certains passages des plus intéressants où Lénine montre toute sa dépendance envers les modèles d’organisation que représentaient pour lui les partis marxistes européens. Bien qu’il y en ait trop pour qu’ils puissent tous être retirés, c’est ce genre de passages qu’Utechin a tendance à faire disparaître.

La préface d’Utechin nous explique cette pratique sans aucune honte : « sont principalement omis les détails des polémiques qui n’ont pas de pertinence particulière dans le développement général, ainsi que des exemples donnés par Lénine sur les pratiques de la social-démocratie allemande afin d’illustrer certaines de ses remarques, des exemples qui aujourd’hui auraient plutôt tendance à rendre sa pensée plus obscure au lieu de la rendre plus claire. » Ces passages ne font pas qu’« obscurcir » la « pensée » de Lénine. Ils ruinent en réalité toute l’opération d’Utechin : ils doivent donc s’en aller – hors du texte.

Utechin élimine par exemple la section F du chapitre 3, un éloge de la manière d’opérer du parti social-démocrate allemand. Contrairement à ce que proclame Utechin, il ne s’agit pas que d’une simple « illustration » – même s’il n’explique pas pourquoi ces « illustrations » devaient être retirées du texte. Ce passage est en réalité un argument de Lénine à l’appui de son analyse. Lénine cite comme son modèle le parti socialiste qu’il admire le plus. De surcroît, en rendant compte de l’admirable travail des allemands, il donne implicitement son opinion sur la manière dont le parti devrait fonctionner dans une situation de légalité qui n’existait pas encore en Russie. Si l’on recherche chez Lénine une « théorie organisationnelle », il est important (et c’est un euphémisme) de rechercher ses appréciations sur la théorie et la pratique organisationnelles du principal parti socialiste européen – le parti social-démocrate allemand.

Utechin a supprimé toute une série d’autres références intéressantes au mouvement européen. Mais aligner une énormité après l’autre n’est pas ici véritablement nécessaire.

Voilà donc, sous les auspices d’une éminente institution occidentale, la première édition « savante » de Lénine par un éditeur majeur, qui a pour unique but de dévoiler le terrible pêché originel du bolchevisme. Si un tel travail de lessiveuse avait été fait par une maison d’édition soviétique, disons, sur John Stuart Mill, nous n’aurions aucun doute sur la véritable nature de cette entreprise ; et Utechin n’aurait certainement pas été le dernier à le dire. Ce travail aurait été purement et simplement qualifié de faux. Mais nous ne voulons insulter personne.

Après tout, rares sont les léninologues occupant une position tellement privilégiée qu’ils sont en capacité, lorsqu’ils souhaitent « démontrer » leur lecture d’une œuvre, de pouvoir amputer le texte afin de le rendre conforme à leur interprétation. Ceci ne signifie pas nécessairement qu’Utechin était conscient de faire un travail malhonnête lorsqu’il amputait le corps de Que faire ?. Il est bien plus probable qu’il ne connaisse qu’une seule façon de lire Lénine : à travers les lunettes déformantes qu’il s’est lui-même fabriquées. À ce titre, les hautes autorités de la léninologie dans les universités occidentales ne sont pas très différentes de leurs frères siamois des instituts staliniens.

Notes de bas de page (donnant des informations additionnelles)

1. L’article de Luxemburg est souvent publié sous le titre fallacieux de « Léninisme ou Marxisme ? » – un titre qui n’est pas seulement une invention léninologique mais qui déforme les perspectives de Luxemburg. Ceux qui sont sensibles aux questions, si chères aux léninologues, de démocratie interne dans le parti, devraient noter que les démocratiques éditeurs de la Neue Zeit avaient refusé d’imprimer la réponse de Lénine bien que l’article est une attaque virulente contre ce dernier.

2. Il faut rappeler que dans cette guerre, Lénine (en accord avec la quasi totalité de la deuxième Internationale) défendait la victoire du Japon contre la Russie.

3. Quelques déclarations antérieures devraient également être mentionnées. En août 1903, Lénine avait rajouté quelques éléments personnels à l’intérieur d’une note sur Les contradictions et zigzags de Martov. Le deuxième des quatre points abordés était qu’« il [Martov] défendait les idées d’organisation de l’Iskra (Que faire ?), mais il a permis l’incorporation de la première clause jaurésiste (réformiste) dans les statuts [44] ». En janvier 1904, Lénine publiait la préface d’un pamphlet dans laquelle il intimait les Mencheviks de mettre en place leur nouvelle conception de l’organisation : ils ont « annoncé… l’existence de plusieurs questions organisationnelles différentes. Malheureusement, les éditeurs ne sont pas pressés de prouver ce que ce sont ces différences, se limitant pour la plupart à chasser des choses inconnues [45] ». L’homme qui a écrit ces mots avait clairement le sentiment que les Mencheviks n’avaient jusque-là aucune « conception de l’organisation » spécifique. En mars 1905, en réponse à Plekhanov, Lénine insistait « l’affirmation de Plekhanov selon laquelle nos relations se sont distendues à cause de Que faire ? est complètement erronée [46]. » Ce ne sont quelques illustrations de ce fait : du moment où Que faire ? fut publié, jusque dans les controverses qui se développèrent ultérieurement, Lénine pensait que les analyses de son livre étaient la propriété de tout le groupe de l’Iskra.

4. À ma connaissance, la seule affirmation selon laquelle Lénine est revenue sur le sujet apparaît dans un article qu’il faut noter puisqu’il a été cité plusieurs fois. Cet article, publié en 1938 par Max Shachtman dans l’organe théorique du groupe trotskiste américain attribuait Que faire ? aux conditions spécifiques de la Russie de cette époque et parvenait à dire : c’est pourquoi Lénine, en réponse aux propositions de traduire sa brochure pour les partis non russes, a raconté à Max Levien en 1921 : « ce n’est pas désirable ; la traduction doit être faite avec de bons commentaires rédigés par un camarade russe très au fait de l’histoire du parti communiste de Russie, pour éviter une mauvaise application [47]. »

Malheureusement cet article ne donne pas de source pour cette citation ; même s’il donne une liste de références générales pour l’article, je n’ai été capable de retrouver ce passage dans aucun des travaux listés.

5. La règle selon laquelle les léninologues ne mentionnent pas Kautsky possède néanmoins des exceptions qui la confirment. Une de ces rares exceptions est une des biographies de Lénine écrite par Possony en 1963, qui commence son chapitre sur Que faire ? par la fameuse citation de Kaustky. La raison en est très claire et révélatrice : en tant qu’homme politique très à droite, Possony cherche à étendre à tout le mouvement socialiste les attaques habituellement menées contre Lénine. Les deux autres biographies publiées cette année là, par Louis Fischer et Robert Payne, ne mentionnent pas du tout ce lien avec Kaustky. L’objectivité scientifique ne sort pas grandie de cet épisode.

par Hal DRAPER, 1990

* Période. Archives du Mois : mai 2016 : http://revueperiode.net/le-mythe-de...

* Article original The myth of Lenin’s ’Concept of the Party’ : or what they did to ’What is to be done ? initialement paru dans Historical Materialism, été 1999, numéro 4.

Traduit de l’anglais par Pierre Steiner et Florian Klein

Notes

[1] Sur le travail d’Utechin voir la « note spéciale ».

[2] Lénine, Que faire ?, archives internet marxistes, https://www.marxists.org/francais/l...

[3] Ibid.

[4] Cité dans : Ibid.

[5] Ibid.

[6] N.d.T. : Oliver Henry Radkey, The Sickle Under the Hammer : The Russian Socialist Revolutionaries in the Early Months of Soviet Rule, Columbia University Press, New-York, 1964.

[7] Lénine, « Lettre à un camarade sur nos tâches d’organisation », archives internet marxistes, https://www.marxists.org/francais/l...

[8] Lénine, « Discours sur la question du programme du parti. 22 Juillet (4 Août) », Œuvres, t. 6, janvier 1902-août 1903, Paris/Moscou, Éditions Sociales/Éditions du progrès, 1966, p. 514.

[9] Ibid., pp. 514-515.

[10] Ibid., p. 515.

[11] Ibid.

[12] Cité dans : Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière, archives internet marxiste, https://www.marxists.org/francais/l...

[13] Lénine, « Deuxième discours lors de la discussion sur les statuts du parti. 2 (15) août 1903 », Œuvres, tome 6, Paris/Moscou, Éditions Sociales/Éditions du progrès, 1966, p. 526.

[14] Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière (réponse de N.Lénine à Rosa Luxemburg), archives internet marxistes, https://www.marxists.org/francais/l....

[15] Ibid.

[16] Lénine, « Projets de résolutions du IIIe Congrès du P.O.S.D.R. », Œuvres, tome 8, p. 192.

[17] Lénine, « Le congrès du parti ouvrier social-démocrate allemand à Iéna », Œuvres, op. cit., p. 300.

[18] Lénine, « Socialisme petit-bourgeois et socialisme prolétarien », Œuvres, op. cit., p. 459.

[19] Lénine, « La réorganisation du parti », archives internet marxistes, https://www.marxists.org/francais/l...

[20] Ibid.

[21] Ibid.

[22] Ibid.

[23] Ibid.

[24] Ibid.

[25] Ibid.

[26] Ibid.

[27] Ibid.

[28] Ibid.

[29] Ibid.

[30] Ibid.

[31] Lénine, En douze ans, archives internet marxistes, https://www.marxists.org/francais/l...

[32] Ibid.

[33] Lénine, « Préface au recueil En douze ans », archives internet marxistes, https://www.marxists.org/francais/l...

[34] Ibid.

[35] Ibid.

[36] Ibid.

[37] Ibid.

[38] Ibid.

[39] Ibid.

[40] Ibid.

[41] Ibid.

[42] John Plamenatz, German Marxism and Russian Communism (London : Longmans, Green, 1954), p.225f.

[43] Lénine, « Revolutionary Adventurism », archives internet marxistes, https://www.marxists.org/archive/le...

[44] Lénine, « Martov’s Contradictions and Zigzags », Marxists Internet Archive, https://www.marxists.org/archive/le...

[45] Lénine, « Preface to the Pamphlet A Letter to a Comrade on Our Organisational Tasks », Marxists Internet Archive https://www.marxists.org/archive/le...

[46] Lénine, « On the History of the Party Programme », Marxists Internet Archive, https://www.marxists.org/archive/le...

[47] Shachtman, Lenin and Rosa Luxemburg, The New International (N.Y.), Mai 1938, p.143.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message