Textes 4, Jaurès : LE SOCIALISME ET LA VIE

samedi 27 juin 2020.
 

La domination d’ une classe est un attentat à l’ humanité. Le socialisme, qui abolira toute primauté de classe et toute classe est donc une restitution de l’ humanité. Dès lors c’ est pour tous un devoir de justice d’ être socialistes.

Qu’ on n’ objecte pas, comme le font quelques socialistes et quelques positivistes, qu’ il est puéril et vain d’ invoquer la justice, que c’ est une idée toute métaphysique et ployable en tous sens, et qu’ en cette pourpre banale toutes les tyrannies se sont taillé un manteau. Non, dans la société moderne le mot de justice prend un sens de plus en plus précis et vaste. Il signifie qu’ en tout homme, en tout individu l’ humanité doit être pleinement respectée et portée au plus haut. Or, il n’ y a vraiment humanité que là où il y a indépendance, volonté active, libre et joyeuse adaptation de l’ individu à l’ ensemble. Là où des hommes sont sous la dépendance et à la merci d’ autres hommes, là où les volontés ne coopèrent pas librement à l’ oeuvre sociale, là où l’ individu est soumis à la loi de l’ ensemble par la force et par l’ habitude, et non point par la seule raison, l’ humanité est basse et mutilée. C’ est donc seulement par l’ abolition du capitalisme et l’ avènement du socialisme que l’ humanité s’ accomplira.

Je sais bien que dans la déclaration des droits de l’ homme la bourgeoisie révolutionnaire a glissé un sens oligarchique, un esprit de classe. Je sais bien qu’ elle a tenté d’ y consacrer à jamais la forme bourgeoise de la propriété, et que même dans l’ ordre politique elle a commencé par refuser le droit de suffrage à des millions de pauvres, devenus des citoyens passifs. Mais je sais aussi que d’ emblée les démocrates se sont servis du droit de l’ homme, de tous les hommes, pour demander et conquérir le droit de suffrage pour tous. Je sais que d’ emblée les prolétaires se sont appuyés sur les droits de l’ homme pour soutenir même leurs revendications économiques. Je sais que la classe ouvrière, quoiqu’ elle n’ eût encore en 1789 qu’ une existence rudimentaire, n’ a pas tardé à appliquer, à élargir les droits de l’ homme dans un sens prolétarien. Elle a proclamé, dès 1792, que la propriété de la vie était la première de toutes les propriétés, et que la loi de cette propriété souveraine devait s’ imposer à toutes les autres. Or, agrandissez, enhardissez le sens du mot vie. Comprenez-y non seulement la subsistance, mais toute la vie, tout le développement des facultés humaines, et c’ est le communisme même que le prolétariat greffe sur la déclaration des droits de l’ homme. Ainsi d’ emblée le droit humain proclamé par la révolution avait un sens plus profond et plus vaste que celui que lui donnait la bourgeoisie révolutionnaire. Celle-ci, de son droit encore oligarchique et étriqué, ne suffisait pas à remplir toute l’ étendue du droit humain ; le lit du fleuve était plus vaste que le fleuve, et il faudra un flot nouveau, le grand flot prolétarien et humain, pour que l’ idée de justice enfin soit remplie.

C’ est le socialisme seul qui donnera à la déclaration des droits de l’ homme tout son sens et qui réalisera tout le droit humain. Le droit révolutionnaire bourgeois a affranchi la personnalité humaine de bien des entraves ; mais en obligeant les générations nouvelles à payer une redevance au capital accumulé par les générations antérieures, et en laissant à une minorité le privilège de percevoir cette redevance, il frappe d’ une sorte d’ hypothèque au profit du passé et au profit d’ une classe toute personnalité humaine. Nous prétendons, nous, au contraire, que les moyens de production et de richesse accumulés par l’ humanité doivent être à la disposition de toutes les activités humaines et les affranchir. Selon nous, tout homme a dès maintenant un droit sur les moyens de développement qu’ a créés l’ humanité. Ce n’ est donc pas une personne humaine, toute débile et toute nue, exposée à toutes les oppressions et à toutes les exploitations, qui vient au monde. C’ est une personne investie d’ un droit, et qui peut revendiquer, pour son entier développement, le libre usage des moyens de travail accumulés par l’ effort humain.

Tout individu humain a droit à l’ entière croissance. Il a donc le droit d’ exiger de l’ humanité tout ce qui peut seconder son effort. Il a le droit de travailler, de produire, de créer, sans qu’ aucune catégorie d’ hommes soumette son travail à une usure et à un joug. Et comme la communauté ne peut assurer le droit de l’ individu qu’ en mettant à sa disposition les moyens de produire, il faut que la communauté elle-même soit investie, sur ces moyens de produire, d’ un droit souverain de propriété.

Marx et Engels, dans le manifeste communiste, ont marqué magnifiquement le respect de la vie, qui est l’ essence même du communisme : dans la société bourgeoise, le travail vivant n’ est qu’ un moyen d’ augmenter le travail accumulé dans le capital. Dans la société communiste, le travail accumulé ne sera qu’ un moyen d’ élargir, d’ enrichir, de stimuler la vie des travailleurs. dans la société bourgeoise, le passé règne sur le présent. Dans la société communiste, le présent régnera sur le passé.

La déclaration des droits de l’ homme avait été aussi une affirmation de la vie, un appel à la vie. C’ étaient les droits de l’ homme vivant que proclamait la révolution. Elle ne reconnaissait pas à l’ humanité passée le droit de lier l’ humanité présente. Elle ne reconnaissait pas aux services passés des rois et des nobles le droit de peser sur l’ humanité présente et vivante et d’ en arrêter l’ essor. Au contraire l’ humanité vivante saisissait pour le tourner à son usage tout ce que le passé avait légué de forces vives. L’ unité française préparée par la royauté devenait, contre la royauté même, l’ instrument décisif de révolution. De même les grandes forces de production accumulées par la bourgeoisie deviendront, contre le privilège capitaliste, l’ instrument décisif de libération humaine.

La vie n’ abolit point le passé : elle se le soumet. La révolution n’ est pas une rupture, c’ est une conquête. Et quand le prolétariat aura fait cette conquête, quand le communisme aura été institué, tout l’ effort humain accumulé pendant des siècles formera comme une nature bienveillante et riche, accueillant dès leur naissance toutes les personnes humaines, et leur assurant l’ entier développement.

Ainsi, jusque dans le droit révolutionnaire bourgeois, dans la déclaration des droits de l’ homme et des droits de la vie, il y a une racine de communisme. Mais cette logique interne de l’ idée de droit et d’ humanité serait restée inefficace et dormante sans la vigoureuse action extérieure du prolétariat. Dès les premiers jours de la révolution, il intervient. Il n’ écoute pas les absurdes conseils de classe de ceux qui, comme Marat, lui disent : " que fais-tu ? Et pourquoi vas-tu prendre la Bastille, qui n’ a jamais enfermé dans ses murs de prolétaires ? " il marche ; il livre l’ assaut ; il décide du succès des grandes journées ; il court aux frontières ; il sauve la révolution au dehors et au dedans ; il devient une force nécessaire et il recueille en chemin le prix de son incessante action. D’ un régime semi-démocratique et semi-bourgeois, il fait en trois ans, de 1789 à 1792, une démocratie pure, où parfois l’ action des prolétaires est dominante. à déployer sa force, il prend confiance en lui-même, et il finit par se dire, avec Babeuf, qu’ ayant créé une puissance commune, celle de la nation, il doit s’ en servir pour fonder le bonheur commun.

Ainsi, par l’ action des prolétaires, le communisme cesse d’ être une vague spéculation philosophique pour devenir un parti, une force vivante. Ainsi, le socialisme surgit de la révolution française sous l’ action combinée de deux forces : la force de l’ idée du droit, la force de l’ action prolétarienne naissante. Il n’ est donc pas une utopie abstraite. Il jaillit au point le plus bouillonnant, le plus effervescent des sources chaudes de la vie moderne.

Mais voici qu’ après bien des épreuves, des victoires partielles et des chutes, à travers la diversité des régimes politiques, le nouvel ordre bourgeois créé par la révolution se développe. Voici que sous l’ empire, sous la restauration, le système économique de la bourgeoisie, fondé sur la concurrence illimitée, commence à produire ses effets : accroissement incontestable de richesse, mais immoralité, ruse, perpétuel combat, désordre et oppression. -le trait de génie de Fourier fut de concevoir qu’ il était possible de remédier au désordre, d’ épurer et d’ ordonner le système social sans gêner la production des richesses, mais, au contraire, en l’ accroissant.

Pas d’ idéal ascétique : libre essor de toutes les facultés, de tous les instincts. La même association qui supprimera les crises multipliera les richesses en ordonnant, en combinant les efforts. Ainsi la nuance d’ ascétisme dont la révolution avait pu assombrir le socialisme s’ évanouit. Ainsi le socialisme, après avoir participé, avec les prolétaires de la révolution, et avec Babeuf, à toute la vie révolutionnaire, entre maintenant dans le grand courant des richesses et de la production moderne. Par Fourier, par Saint-Simon, il apparaît comme une force capable, non pas de refouler le capitalisme, mais de le dépasser.

Dans l’ ordre nouveau qu’ entrevoient ces grands génies, la justice ne sera pas achetée au prix des joies de la vie. Au contraire, la juste organisation des forces humaines ajoutera à leur puissance productive. La splendeur des richesses manifestera la victoire du droit, et la joie sera le rayonnement de la justice. Le babouvisme n’ avait pas été la négation de la révolution, mais, au contraire, sa pulsation la plus hardie. Le fouriérisme et le saint-simonisme ne sont pas la négation, la restriction de la vie moderne, mais au contraire son élargissement passionné. Partout donc et toujours le socialisme est une force vivante dans le sens et l’ ardent courant de la vie.

Mais aux grands rêves d’ harmonie et de richesse pour tous, aux grandes conceptions constructives de Fourier et de Saint-Simon, la bourgeoisie de Louis-Philippe répond par un redoublement d’ exploitation de classe, par l’ utilisation intensive et épuisante des forces ouvrières, par une orgie de concessions d’ état, de monopoles, de dividendes et de primes. Il eût été au moins naïf d’ opposer plus longtemps à cette audacieuse exploitation des rêves idylliques. C’ est par l’ âpre critique de la propriété, de la rente, du fermage, du profit, que répliqua Proudhon : et ici encore la parole qui devait être dite fut dite sous la dictée même et l’ âpre inspiration de la vie.

Mais comment compléter l’ oeuvre de critique par une oeuvre d’ organisation ? Comment grouper en une vaste unité de combat tous les éléments sociaux que menaçait ou qu’ opprimait la puissance de la banque, du monopole et du capital ? Proudhon démêla très vite que l’ armée de la démocratie sociale était disparate, qu’ elle était mêlée d’ un prolétariat de fabriques encore insuffisant en nombre et en force, et d’ une petite bourgeoisie industrielle et marchande, d’ une artisanerie que la concentration et l’ absorption capitaliste guettaient mais n’ avaient pas abolie encore. De là, dans la partie positive de l’ oeuvre de Proudhon, des flottements et des contradictions ; de là un singulier mélange de réaction et de révolution selon qu’ il s’ applique à sauver par des combinaisons factices de crédit la petite bourgeoisie industrielle ou qu’ il pressent l’ avènement de la classe ouvrière, force de révolution. Il aurait voulu suspendre les événements, ajourner la crise révolutionnaire de 1848 pour donner à l’ évolution économique le temps de dessiner plus nettement sa ligne, et de mieux orienter les esprits. Mais, ici encore, d’ où viennent ces hésitations, ces scrupules ou même ces efforts contradictoires, sinon du contact de la sincère pensée socialiste avec la réalité complexe et encore incertaine ? C’ est la vie du siècle qui sans cesse retentit en elle.

Et voici que depuis 1848 la grande force décisive et substantielle se manifeste et s’ organise. Voici que la croissance de la grande industrie suscite un prolétariat ouvrier, toujours plus nombreux, toujours plus cohérent, toujours plus conscient. Ceux qui avec Marx ont salué l’ avènement de cette puissance décisive, ceux qui ont compris que par elle le monde serait transformé ont pu s’ exagérer la rapidité du mouvement économique. Ils ont pu, moins prudents que Proudhon, moins avertis que lui des forces de résistance et des ressources de transformation de la petite industrie, simplifier à l’ excès le problème et grossir la puissance d’ absorption du capital concentré.

Même avec toutes les réserves et restrictions que nous apporte l’ étude de la réalité toujours compliquée et multiple, il reste vrai que la classe purement prolétarienne grandit en nombre, qu’ elle représente une fraction toujours croissante des sociétés humaines, qu’ elle est groupée en des centres de production toujours plus vastes ; il reste vrai qu’ elle est toute préparée à concevoir, par la production en grand, la propriété en grand, dont la limite est la propriété sociale.

Ainsi, le socialisme, qui avec Babeuf fut comme le frisson le plus ardent de la révolution démocratique, qui, avec Fourier et Saint-Simon, fut le plus magnifique agrandissement des promesses de richesse et de puissance que le capitalisme hardi prodiguait au monde, qui, avec Proudhon, fut l’ avertissement le plus aigu donné aux sociétés que l’ oligarchie bourgeoise dévorait, est maintenant, avec le prolétariat et en lui, la plus forte des puissances sociales, celle qui grandit sans cesse et qui finira par déplacer à son profit, c’ est-à-dire au profit de l’ humanité dont elle est maintenant l’ expression la plus haute, l’ équilibre du monde social.

Non, le socialisme n’ est pas une conception arbitraire et utopique ; il se meut et se développe en pleine réalité ; il est une grande force de vie, mêlée à toute la vie et capable bientôt d’ en prendre la direction. à l’ application incomplète de la justice et du droit humain que faisait la révolution démocratique et bourgeoise, il a opposé la pleine et décisive interprétation des droits de l’ homme. à l’ organisation de richesse incomplète, étroite et chaotique qu’ essayait le capitalisme, il a opposé une magnifique conception de richesse harmonique où l’ effort de chacun s’ agrandissait de l’ effort solidaire de tous. -à la sécheresse de l’ orgueil et de l’ égoïsme bourgeois rapetissé en exploitation censitaire et monopoleuse, il a opposé l’ amertume révolutionnaire, l’ ironie provocante et vengeresse, la meurtrière analyse qui dissout le mensonge. -et voici enfin qu’ à la primauté sociale du capital il oppose l’ organisation de classe, tous les jours plus forte, du prolétariat grandissant.

Comment le régime des classes pourrait-il subsister quand la classe opprimée et exploitée grandit tous les jours en nombre, en cohésion, en conscience, et quand elle forme le dessein, tous les jours plus net, d’ en finir avec la propriété de classe ?

Or, en même temps que grandissent les forces réelles, substantielles, du socialisme, les moyens techniques de réalisation socialiste se précisent aussi. C’ est la nation qui se constitue de plus en plus dans son unité et dans sa souveraineté et qui est obligée d’ assumer de plus en plus des fonctions économiques, prélude grossier de la propriété sociale. Ce sont les grandes communes urbaines et industrielles où par les questions d’ hygiène, de logement, d’ éclairage, d’ enseignement, d’ alimentation, la démocratie entrera de plus en plus dans le vif du problème de la propriété et dans l’ administration de domaines collectifs. Ce sont les coopératives de tout ordre, coopératives de consommation et coopératives de production, qui se multiplient. Ce sont les organisations syndicales et professionnelles qui s’ étendent, s’ assouplissent, se diversifient : syndicats, fédérations de syndicats, bourses du travail, fédérations de métiers, fédérations d’ industrie.

Et ainsi, il est certain dès maintenant que ce n’ est point par la pesante monotonie d’ une bureaucratie centrale que sera remplacé le privilège capitaliste. Mais la nation, investie du droit social et souverain de propriété, aura des organes sans nombre, communes, coopératives, syndicats, qui donneront à la propriété sociale le mouvement le plus souple et le plus libre, qui l’ harmoniseront avec la mobilité et la variété infinie des forces individuelles. Il y a donc une préparation technique du socialisme comme il y a une préparation intellectuelle et sociale. Ceux-là sont des enfants qui, s’ enfiévrant de l’ oeuvre déjà accomplie, croient qu’ il leur suffirait maintenant d’ un décret, d’ un fiat lux prolétarien pour faire surgir d’ emblée le monde socialiste. Mais ceux-là sont des insensés qui ne voient pas l’ irrésistible force d’ évolution qui condamne la primauté de la bourgeoisie et le régime des classes.

Ce sera la honte intellectuelle du parti radical de n’ avoir répondu à l’ immense problème qui nous presse tous que par une équivoque formule électorale : " maintien de la propriété individuelle. " la formule pourra sans doute servir quelque temps à exciter contre le socialisme les ignorances, les frayeurs et les égoïsmes. Mais elle tuera le parti qui est réduit à en faire usage. Ou elle ne signifie rien, ou elle exprime le conservatisme social le plus étroit. Elle ne pourra tenir longtemps ni devant la science ni devant la démocratie.


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