1789 Le clergé et la noblesse face à la poussée du Tiers Etat (Jaurès HS 17)

dimanche 3 août 2008.
 

Qu’on songe bien, après avoir lu ces chapitres du cahier du Tiers État de Paris que dans tous les bailliages et sénéchaussées de France, le Tiers État affirmait le même principe, adoptait la même méthode, proclamait les mêmes droits de l’homme et de la nation, la même nécessité du vote par tête, la même tactique de l’impôt subordonné au vote de la Constitution et on comprendra quelle force irrésistible et une, émanée de la conscience même du pays, portaient en eux les députés du Tiers.

En face de ce Tiers-État, si uni, le clergé et la noblesse sont affaiblis par de profondes divisions dont leurs cahiers portent la marque. D’abord il n’y a pas une très grande bienveillance de la noblesse pour le clergé qui, en matière d’impôt, est encore plus privilégié qu’elle. Ensuite, dans le clergé, comme nous l’avons vu, il y a pour ainsi dire deux ordres ou même deux classes : le haut clergé splendidement doté, le bas clergé maigrement payé et accablé de dédains.

La lutte va si loin que, dès les premières semaines qui suivent la Convocation des États Généraux les prêtres qui veulent se réunir au Tiers-État invitent la nation à gager et hypothéquer les dettes de l’État sur les biens ecclésiastiques : c’était frapper la haute Église au cœur.

C’est le 27 juin que la minorité du clergé réunie hors de la présence des grands dignitaires déclare : « Que les propriétés de l’Église soumises comme les biens laïques au payement des taxes nécessaires pour la défense et la prospérité de l’État, serviront également d’hypothèque et de gage à l’acquittement de la dette nationale, lorsqu’elle aura été reconnue et dûment vérifiée. » De là à la nationalisation des biens d’Église il n’y a qu’un pas et il est curieux de constater que cette grande mesure d’expropriation, la plus révolutionnaire et la plus féconde, la plus détestée aussi de l’Église qui la dénonce aujourd’hui encore ait été d’abord suggérée par le clergé lui-même poussé à bout. Dans la noblesse, mêmes tiraillements, mêmes rivalités entre la pauvre noblesse rurale ou militaire et la noblesse de Cour. Mais de plus il y avait dans ce qu’on pourrait appeler la conscience politique et sociale des nobles une contradiction insoluble.

D’une part, ils tenaient beaucoup à leurs privilèges. Il est vrai qu’en bien des cahiers ils offrent le sacrifice de leur privilège en matière d’impôt : mais presque partout ils maintiennent le vote par ordre.

Or celui-ci, en assurant à la noblesse une primauté politique, rendait illusoire la concession d’ordre social qu’elle annonçait, car elle pouvait toujours la reprendre ; et d’ailleurs elle entendait bien, avec le vote par ordre, sauver tous ses droits féodaux, toutes les rentes foncières, tous les droits de champart et autres qu’elle prélevait sur les paysans ; elle dénonce dans la plupart de ses cahiers le rachat obligatoire des droits féodaux comme une atteinte à la propriété et elle inaugure pour les défendre la manœuvre si souvent renouvelée depuis par la grande propriété foncière, par le parti agrarien et antisémite. Elle prétend que l’abolition des droits féodaux fera le jeu des « capitalistes », parce qu’en simplifiant la propriété elle va en rendre plus facile l’accumulation aux mains des manieurs d’argent.

Et nous savons bien en effet que tant que l’ordre communiste ne sera pas réalisé, la propriété passera d’une classe à une autre classe sans que l’ensemble des citoyens, des producteurs y participe. Mais ce mouvement de la propriété n’est pas indifférent au peuple ; en immobilisant la terre aux mains des Seigneurs et de l’Église il eût fermé les voies à l’avenir. En déracinant le système féodal et la puissance de l’Église, il ne travaillait pas directement et immédiatement pour lui-même ; mais il suscitait la démocratie bourgeoise où le prolétariat paysan et ouvrier peut se développer enfin.

Aussi le réquisitoire des nobles contre les bourgeois riches, des féodaux contre les capitalistes ne réussira-t-il point à émouvoir le peuple de la Révolution.

Mais pendant que les nobles semblent s’obstiner ainsi à la défense du passé, ils suscitent aussi à leur façon le mouvement révolutionnaire. Je ne parle pas seulement de ceux que la généreuse philosophie du xviiie siècle avait touchés ; c’est comme élus de l’ordre de la noblesse que Lafayette, les Lameth, le duc de la Rochefoucauld-Liancourt entrent à la Constituante. Mais la noblesse presque toute entière, comme ordre, voulait un changement dans la Constitution politique.

Elle réclamait « la liberté », et elle entendait par là que la toute puissance royale devait être limitée, que le despotisme ministériel devait être contenu. Au fond, elle avait été vaincue par la royauté, et elle avait une revanche à prendre. Elle ne pouvait la prendre directement, par une révolte des grands feudataires nomme au quinzième siècle ou par une nouvelle Fronde. Elle ne pouvait plus espérer comme au temps du duc de Saint-Simon et de Fénelon qu’il lui suffirait de mettre la main sur un prince candide et timoré pour ressaisir ses droits.

Elle voyait donc avec une complaisance mêlée, il est vrai, de beaucoup d’inquiétude, le mouvement du Tiers-État. Elle s’imaginait, par une sorte de parasitisme révolutionnaire, qu’elle pourrait exploiter ce mouvement pour briser l’absolutisme royal, abaisser les intendants, représentants du pouvoir central, et reconstituer dans les provinces l’antique aristocratie.

C’est la pensée qui éclate par exemple dans les cahiers de la noblesse de Châtillon. « Requiert expressément la noblesse du bailliage de Châtillon que l’administration des biens des communautés, soit réunie entre les mains des États provinciaux ou des administrations provinciales dans le cas même où, ce que l’on ne peut penser, on ne supprimerait pas les intendants conformément au vœu unanime de la nation. » Beaucoup de nobles se disaient que par leur prestige personnel, par la puissance de la richesse et de leur nom, ils auraient dans les assemblées électives une influence bien supérieure à celles dont ils jouissaient sous la monarchie ; sous l’ancien régime c’était une oligarchie bourgeoise qui administrait les villes et c’était l’intendant royal qui était le maître de la province. La noblesse hantée par le souvenir du passé qui prenait la forme du rêve, attendait d’une vaste décentralisation un renouveau de son antique pouvoir.

Il n’y avait rien de commun entre cette décentralisation oligarchique et semi-féodale, qui aurait décomposé de nouveau le pays en domaines et suzerainetés, et la décentralisation démocratique voulue par le Tiers-État. Celui-ci soumettait à la volonté nationale la hiérarchie des assemblées locales et provinciales ; et pour que la décentralisation administrative ne dégénérât pas en oligarchie, il voulait au sommet une assemblée nationale toute puissante.

Au contraire le vote par ordre réclamé par la noblesse aurait morcelé et annulé la volonté nationale : et aucun pouvoir national et central n’aurait fait équilibre aux suzerainetés locales que la noblesse espérait reconquérir. Mais encore fallait-il, pour jouer ce jeu et pour diriger le mouvement populaire parler de liberté et des droits de la nation.

De là un semblant d’unanimité révolutionnaire qui ne tardera guère à se briser. Mais cette sorte d’équivoque énervait aussi les forces de résistance de la noblesse. On le vit bien quelques semaines après la convocation des États-Généraux, quand la Cour portant au Tiers-État le coup le plus dangereux, proposa que le roi fût arbitre des élections contestées ; c’était appeler au roi toute l’autorité, et éluder le vote par tête au moment où les communes semblaient près de l’obtenir. Si à ce moment toute la noblesse avait marché avec la Cour et secondé la tactique royale, le Tiers-État était obligé ou de capituler ou d’assumer la responsabilité terrible d’une lutte directe non seulement contre les ordres privilégiés, mais contre le roi.

La noblesse estima que cette proposition sanctionnait l’absolutisme royal et le despotisme ministériel ; le vieux levain d’opposition et d’insurrection fermenta à nouveau et le Tiers-État fut sauvé par les nobles du piège terrible que lui tendait la Cour. La noblesse était donc à la fois réactionnaire par son but et révolutionnaire par quelques-uns de ses moyens. Elle voulait faire rétrograder la France au régime féodal, mais elle avait besoin pour cela du mouvement de la Révolution.

De là une contradiction paralysante qui la livra bientôt à la force du Tiers-État logique et uni, qui était, lui, révolutionnaire à la fois dans ses moyens et dans son but. Le mouvement de la noblesse était comme un remous tourbillonnant qui semblait participer à l’impétuosité du fleuve ; mais il n’allait point dans le même sens et il ne pouvait arrêter le vaste courant.

J’ajoute qu’on n’aurait point tout le secret de la conscience des nobles à cette époque, si l’on oubliait de quel besoin d’activité, de quel ardent ennui ils étaient tourmentés ; ils avaient perdu la direction effective de la société ; et un petit nombre d’entre eux trouvaient une compensation éclatante dans le service de la Cour. Combien en toutes ces âmes restées véhémentes le murmure du grand événement prochain devait éveiller d’impatiences.

Talleyrand a écrit, en parlant de la noblesse de province vers le milieu du dix-huitième siècle : « Les mœurs de la noblesse du Périgord ressemblaient à ses vieux châteaux ; elles avaient quelque chose de grand et de stable ; la lumière pénétrait peu, mais elle arrivait douce ; on s’avançait avec une utile lenteur vers une civilisation plus éclairée... La Révolution même n’est pas parvenue à désenchanter les anciennes demeures où avait résidé la souveraineté.

« Elles sont restées comme ces vieux temples déserts dont les fidèles se sont retirés, mais dont la tradition soutenait encore la vénération. »

Image mélancolique et charmante : mais cette lumière du siècle n’entrait pas toujours lente et calme dans ces graves demeures un peu tristes. Elle éveillait en plus d’un jeune cœur des besoins d’action, des rêves ardents. A la sérénité apaisée et un peu solennelle de ces châteaux du Périgord, répond, des côtes de Bretagne, le grondement intérieur du château de Combourg, le silence plein d’orage de l’âme de Chateaubriand. Un des héros les plus aventureux de la Chouannerie, Tuffin de la Rouerie, avait été en Amérique pour tromper son activité. Lafayette, presque adolescent, avait tout quitté pour chercher au loin l’aventure, la liberté, l’action, la gloire, et dans la lettre qu’il écrivait à sa jeune femme, de la cabine de son navire, il traduisait la vaste mélancolie de la mer : « Nous nous attristons l’un l’autre. »

Beaucoup de nobles cherchaient dans l’occultisme et dans la magie une diversion à leur ennui. Comment n’auraient-ils pas été comme fascinés par cette magie révolutionnaire qui allait transforme les éléments et les hommes ? « Levez- vous, orages désirés, » même si vous devez nous emporter au loin, comme la feuille arrachée de l’arbre. Au moins notre âme inquiète aura palpité et frémi dans les vents de la tempête. Faudra-t-il donc laisser aux pauvres rêveurs comme Jean-Jacques, aux artisans exaltés, aux plébéiens fiévreux, dont le cœur passionne la nature même, l’ivresse des émotions sublimes ; et les privilégiés seront-ils des déshérités ? Ainsi la noblesse française allait vers son destin.

Le vent d’émigration, d’exil et de mort emportera sans effort ces feuilles tourbillonnantes et inquiètes dont la chaude couleur d’automne est un suprême et inutile appel à la vie.

Il n’y avait donc dans aucun des deux ordres privilégiés une force de cohésion qui pût faire équilibre à la puissance organisée et cohérente du Tiers-État révolutionnaire. Mais, malgré tout, les forces d’ancien régime et de contre-révolution étaient immenses, et une question décisive se pose à nous : les bourgeois révolutionnaires, porteurs de cahiers, qui vont s’assembler à Versailles peuvent-ils compter sur le concours passionné des paysans ? la souffrance de ceux-ci est-elle prête à devenir agissante au premier signal donné par les chefs du Tiers-État ? La réponse est dans les cahiers du Tiers-État rural : ils sont d’une vibration extraordinaire, mais on ne les peut comprendre pleinement sans une analyse préalable du régime agricole.


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