Toute la Révolution était contenue dans les cahiers de doléances : les moyens étaient marqués comme le but (Jaurès HS14)

samedi 26 juillet 2008.
 

Le 24 janvier 1789, Louis XVI adresse à tout son royaume, la lettre de convocation précise des Etats généraux. Chaque village, chaque corps de métier urbain, chaque bailliage va prendre au mot le souhait royal d’ "... un ordre constant et invariable dans toutes les parties du gouvernement qui intéressent le bonheur de nos sujets et la prospérité de Notre royaume... que les abus de tous genre soient réformés et prévenus par de bons et solides moyens qui assurent la félicité publique".

Ces Cahiers sont admirables d’ampleur, de vie, de netteté et d’unité. Je ne voudrais vraiment pas, en cet exposé historique tout à fait impersonnel et sincère, paraître animé d’un esprit de polémique contre Taine. Mais il a fourni aux nouvelles générations réactionnaires tant de formules d’erreur, qu’il est impossible de ne pas relever au passage ses méprises les plus graves. Il a prétendu que toute la littérature du xviiie siècle était générale et abstraite et qu’en la lisant il ne trouvait point à prendre une seule note. Il a prétendu que la Révolution procédait de cet esprit d’abstraction.

Or, je ne connais rien de plus plein, de plus solide, de plus substantiel que ces Cahiers du Tiers-État, qui sont comme l’expression suprême de la littérature française du xviiie siècle, et si je puis dire la plus grande littérature nationale que possède aucun peuple.

La langue en est merveilleuse de précision et de nerf : on y sent à la fois la manière mesurée, nuancée et aiguë de Montesquieu et la manière sobre, amère et forte du Jean-Jacques du Contrat social. Il n’y a pas une phrase vaine, pas une déclamation, pas un élan d’inutile sensibilité ; qu’on lise avec soin non seulement les admirables Cahiers de Dupont de Nemours, dont plus d’une fois j’ai parlé ; non seulement les Cahiers de Poitiers et de Châtellerault, dont je ne connais point les rédacteurs et qui sont des chefs-d’œuvre, mais presque tous les Cahiers, et on verra que jamais dans l’histoire un peuple n’eut possession plus parfaite et maniement plus sûr d’un mécanisme de langage plus exact.

La prétendue déclamation révolutionnaire n’est qu’un mot : c’est tout un monde de souffrances et d’abus, c’est aussi tout un monde d’institutions nouvelles qui est contenu et comme ramassé en chacun de ces cahiers. Au contraire de ce que dit Taine, qui visiblement ne les a point lus, on y pourrait prendre des notes innombrables sur le détail même de la vie sociale.

Même dans les Cahiers généraux qui ont forcément laissé tomber d’innombrables traits locaux et individuels, recueillis dans les Cahiers de paroisse, apparaît, si je puis dire, le relief, la figuration accidentée de la France. Des rochers brûlés de Provence où les pauvres habitants des campagnes travaillent à des travaux de sparterie maigrement payés, aux côtes de Bretagne, où les pauvres laboureurs disputent à l’avidité seigneuriale les goémons apportés par la tempête et laissés par le reflux ; de la cave des vignerons de Bourgogne où les employés des aides verbalisent sur les manquants, aux serfs de Saint-Claude, qui ne peuvent se marier sans le consentement de l’abbaye ; du maître-tanneur de Nogent-le-Rotrou à l’armateur négrier de Nantes, toutes les variétés de la vie sociale éclatent dans les Cahiers : mais, surtout, c’est l’unité du mouvement qui est admirable. Partout les mêmes problèmes sont posés et partout ils reçoivent les mêmes solutions.

Et, tout d’abord, tous les Cahiers du Tiers proclament que le vote aux États généraux doit avoir lieu par tête et non par ordre, comme aux précédents États généraux : là est la clef de la Révolution.

A voter par ordres, le clergé et la noblesse auraient eu deux voix et le Tiers-État n’en aurait eu qu’une : que lui eût importé dès lors d’avoir à lui seul autant de députés que les deux autres ordres réunis si les députés, formant numériquement la moitié des États, n’avaient été dans le vote qu’un tiers ?

Au contraire, avec le vote par tête, les députés du Tiers-État étaient sûrs non seulement de faire équilibre à tous les députés réunis du clergé et de la noblesse, mais encore, grâce à leur cohésion propre et à la division des autres ordres, de déterminer d’emblée une majorité dans le sens de la Révolution. C’est là, on peut dire, la position dominante du combat.

En second lieu, tous les Cahiers du Tiers-État proclament que la nation ne veut plus combler le déficit sans prendre des garanties, ou mieux sans organiser la liberté. Ils déclarent que ni impôt ne sera voté, ni emprunt ne sera accordé, tant que la Constitution ne sera pas faite. Le Tiers-État a compris, suivant la merveilleuse parole de Mirabeau, « que le déficit était le trésor de la nation » et il est parfaitement résolu à utiliser à fond la détresse financière de la monarchie pour lui imposer une Constitution nationale.

Tous les cahiers proclament que la loi doit être l’expression de la volonté générale, qu’il n’y a vraiment loi que quand la nation a décidé, et que la nation doit faire connaître son vouloir par des assemblées élues, périodiques, et délibérant en toute liberté, hors des atteintes de l’arbitraire royal et de la force militaire.

Sans doute tous les cahiers reconnaissent que le pouvoir monarchique et héréditaire de mâle en mâle doit être conservé : et le Tiers État de 1789 est absolument royaliste : mais comme le pouvoir législatif appartient à la Nation, comme c’est elle qui va exercer le pouvoir constituant, la royauté ne reste pas une simple légitimité historique : elle reçoit la consécration de la volonté nationale.

Aucun cahier ne dit que le pouvoir royal est moralement suspendu jusqu’à ce qu’il ait été sanctionné par la nation : la bourgeoisie aurait jugé tout à fait imprudent de creuser cet abîme, sauf à le combler ensuite : mais, en fait, comme les cahiers déclarent provisoirement illégaux tous les impôts jusqu’à ce qu’ils aient été reconnus et sanctionnés par la nation et comme la levée de l’impôt est l’acte décisif du pouvoir royal, c’est bien une sorte de suspension provisoire de l’autorité royale que prononce le Tiers État et il s’oblige ainsi lui-même, non seulement pour créer la liberté, mais pour rétablir vraiment la monarchie, à organiser dès l’abord la Constitution.

Cette constitution ne devra pas apparaître comme un expédient. Née du déficit et de la crise des finances il ne faut pas qu’elle risque d’être passagère comme cette crise même.

Il convient donc de rattacher la Constitution à un point fixe et s’il se peut, à une idée éternelle. C’est pourquoi la plupart des cahiers demandent qu’une déclaration des droits de l’homme imprescriptibles, impérissables, inaliénables serve de fondement à la Constitution : métaphysique ? Non : mais haute tactique de pensée et précaution vitale pour donner à l’œuvre révolutionnaire une marque d’éternité et pour opposer au droit royal et féodal fondé sur la tradition et sur l’ancienneté, un droit plus ancien encore.

A ceux qui se réclament, pour couvrir leurs privilèges, de l’autorité des siècles, le Tiers État oppose le droit humain contemporain de l’homme, et l’humanité elle-même, la plus ancienne des institutions.

Admirable manœuvre instinctive qui déloge la privilège de la forteresse où il voulait se retrancher, le temps, et qui transfère à la liberté nouvelle la force des siècles.

Le premier des droits de l’homme c’est la liberté individuelle, la liberté de la propriété, la liberté de la pensée, la liberté du travail. De là tout un système d’institutions politiques et judiciaires pour protéger la liberté de l’homme.

Sur la question de la propriété, le Tiers État se heurtait à une difficulté redoutable. Il voulait assurer le respect de la propriété, et comment ne l’aurait-il point voulu puisque c’est la force de la propriété bourgeoise qui préparait la Révolution ? Ici, qu’on veuille bien le remarquer, la défense de la propriété avait un caractère révolutionnaire, puisqu’il s’agissait de refouler l’arbitraire royal qui, par la levée illégale de l’impôt, expropriait violemment les classes productrices.

Mais si la bourgeoisie voulait défendre la propriété contre l’arbitraire de l’impôt, si elle voulait sauver de la banqueroute la propriété du rentier qui était une si notable part de la propriété bourgeoise, elle ne voulait pas consacrer la propriété féodale et la propriété ecclésiastique.

Mais comment affirmer le droit supérieur de propriété pour affranchir et consolider la propriété bourgeoise sans confirmer en même temps la propriété des moines et des nobles, les droits féodaux et les biens de l’Église ?

Justement, dans leurs cahiers, la noblesse et le clergé, la noblesse surtout affirmaient bien le respect absolu des propriétés, de toutes les propriétés, et au nom du droit de propriété, ils prétendaient non seulement maintenir leur privilège contre toute entreprise d’expropriation, mais encore s’opposer même au rachat obligatoire des servitudes féodales.

Ils empruntaient ainsi sa formule magique à la Révolution bourgeoise pour persévérer dans les abus du passé.

La bourgeoisie allait-elle ainsi se laisser duper par ses propres principes et l’ennemi pourrait-il s’emparer, pour forcer le camp, du mot d’ordre même de la classe bourgeoise ? le Tiers-État se sauva par un coup hardi.

Il invoqua à la fois le droit naturel et l’histoire et il proclama que la propriété des nobles et de l’Église, ou contraire au droit naturel ou ne répondant plus à son objet premier, n’avait jamais été une propriété ou avait cessé d’en être une.

C’est la formule même du Tiers-État de Paris, au titre de la propriété : « Que tous les droits qui n’ont jamais pu être une propriété, comme présentant une violation constante du droit naturel soient supprimés, ainsi que ceux qui étant une propriété dans le principe ont dû cesser de l’être par l’inexistence actuelle de la cause à laquelle ils étaient liés. »

Entre les deux branches de l’étau il est impossible que la propriété féodale et ecclésiastique ne soit pas écrasée. Cette combinaison du droit naturel et du droit historique est un coup de maître. N’invoquer que le droit naturel, c’était rendre difficile l’abolition de cette part de la propriété féodale qui résultait manifestement d’un contrat, et l’abolition de la propriété ecclésiastique constituée bien souvent par des donations volontaires.

D’autre part, n’invoquer que le droit historique, se bornera établir que la propriété était périmée parce qu’elle ne répondait plus à son objet premier, c’était soumettre toute la propriété, y compris la propriété bourgeoise, à la loi du temps et introduire en elle comme une menace de caducité.

Au contraire, dans la théorie du Tiers-État, la propriété bourgeoise s’opposait doublement à la propriété féodale et ecclésiastique : car elle était d’abord conforme au droit naturel, puisqu’elle procédait de la libre activité de l’homme, et elle était aussi conforme au droit historique puisqu’elle répondait et répondrait toujours à son objet qui était de donner une forme concrète et une garantie à la liberté des individus.

Ne nous plaignons pas que la bourgeoisie ait invoqué le droit naturel pour justifier et fonder la propriété bourgeoise. Évidemment, elle transposait dans l’ordre du droit éternel une période de l’histoire humaine.

Par une illusion singulière, elle croyait que l’état bourgeois où les possédants font travailler à leur profit les salariés était l’expression définitive du droit humain, l’accomplissement de la nature humaine.

Mais cette illusion même donna aux révolutionnaires de 1789 la force d’abolir la propriété féodale et la propriété ecclésiastique séparées de la propriété bourgeoise par toute la distance de la force barbare au droit naturel. De là, la précision et la vigueur avec lesquelles les cahiers demandent la suppression ou tout au moins le rachat obligatoire des droits féodaux.

De là aussi la hardiesse exceptionnelle de quelques cahiers qui, devançant le mouvement de la Révolution, déclarent que les biens ecclésiastiques doivent être vendus et que le produit de la vente doit être consacré à assurer le paiement de la dette. Et qu’on ne se méprenne point sur la portée de cette disposition.

Tandis qu’aujourd’hui la disparition du service de la dette, comme de toute la propriété capitaliste, et l’organisation de tout un système nouveau de garanties et de droits est une nécessité révolutionnaire, en 1789, c’est le maintien, c’est la consolidation de la dette qui est l’acte révolutionnaire par excellence.

La banqueroute, en ruinant la bourgeoisie n’aurait pas suscité le prolétariat ; elle aurait simplement consacré le gaspillage monarchique et le parasitisme nobiliaire ; et elle aurait écrasé dans son germe tout l’ordre capitaliste, préparation nécessaire du socialisme.

En consacrant le produit de la vente des biens du clergé, au service de la dette, la bourgeoisie révolutionnaire faisait coup double, elle précipitait la chute du vieux système et affermissait le système nouveau : ou mieux encore elle employait les gros blocs descellés de la vieille maison, à bâtir ou à étayer la maison nouvelle.

Et lorsque, avant même la réunion des États généraux, avant l’échec des premières opérations de finance, qui ne laissèrent d’autre ressource à la Révolution que la nationalisation des biens du clergé, le Tiers-État en quelques-uns de ses cahiers prévoit cette mesure, il donne la preuve d’une merveilleuse clairvoyance révolutionnaire.

Ainsi toute la Révolution était contenue dans les cahiers : les moyens étaient marqués comme le but. Sans doute pour quelques-uns des actes les plus décisifs et les plus audacieux, comme l’expropriation générale de l’Église, rares sont les cahiers qui abordent directement le problème : mais en presque tous, il y a comme des approches.

Et tous ou presque tous tracent avec précision le plan administratif et politique de la société nouvelle ; ils organisent la responsabilité des ministres devant la nation, et ils font de l’élection, pour les assemblées municipales comme pour l’assemble nationale, la source du pouvoir.

Tous, aussi, comme pour attester que le souffle ardent et doux de la philosophie du xviiie siècle avait fondu les vieilles barbaries, ils demandent plus d’humanité, même dans les lois de répression, l’abolition de la torture, le respect de l’accusé, la réduction de la peine de mort à des cas très rares. Parfois, comme une douce étoile luisant sur un âpre sommet, au-dessus des sublimes escarpements révolutionnaires s’allume une merveilleuse et tendre lueur de pitié et de bonté.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message