Rapport Guesnerie : Les sciences économiques et sociales reconnues, mais menacées

dimanche 13 juillet 2008.
 

La Commission Guesnerie a rendu son rapport sur les manuels et programmes de SES, jeudi 3 juillet. Plus nuancé dans ses critiques que certains médias le laissent entendre, le rapport prône néanmoins un enseignement « recentré » sur l’étude d’outils et de concepts, laissant peu de place au débat et à la mise en perspective.

Le rapport Guesnerie a un grand mérite : il reconnaît l’apport des sciences économiques et sociales (SES) tout en développant un certain nombre de critiques que les professeurs de SES partagent, même s’ils ne les formulent pas toujours explicitement, par peur d’affaiblir leur discipline : ambition démesurée des programmes, épreuves de bac de type « Sciences Po » donnant une prime au talent rhétorique (ce que la création de la QSTP n’a modifié qu’en partie), absence d’articulation entre un enseignement de base de type "grands problèmes économiques et sociaux du monde contemporain" et l’enseignement de spécialité, centré sur l’étude d’auteurs hors de tout contexte. Il y avait donc de bonnes raisons de repenser cet enseignement au-delà du facteur déclenchant - la place de l’entreprise dans les programmes - qui avait conduit Xavier Darcos à réunir cette commission.

Si l’évaluation des SES faite dans le rapport est relativement nuancée, et où chacun peut trouver matière pour justifier ses propres a priori : le quotidien Les Echos du 3 juillet titre ainsi, sur cinq colonnes à la une, « Un état des lieux accablant » alors que l’édito, publié en pages intérieures, est bien plus nuancé.... Quant à l’association des professeurs de SES, en revanche, elle trouvera matière à se satisfaire d’un bilan relativement nuancé bien qu’elle s’inquiète de certaines préconisations.

La question centrale, pour tous ceux qui s’interrogent sur la finalité de l’enseignement économique et social, est d’abord celle de ses objectifs. A entendre certains, il faudrait s’en tenir à transmettre quelques savoirs « simples » et « robustes », pour permettre ainsi à nos enfants de s’arracher au vieux fond culturel national qui leur fait craindre le marché et redouter le monde de l’entreprise privée. De quoi les faire entrer enfin dans l’« ère de la modernité ».

L’Ecole républicaine, rappelons-le, a pour vocation à transmettre une culture commune sans laquelle nous ne pouvons faire société. Elle doit aussi, et c’est essentiel, donner à chacun les connaissances et les compétences nécessaires pour s’insérer dans la vie active. Elle a également pour fonction de donner à chaque enfant l’autonomie intellectuelle lui permettant d’exercer pleinement ses droits de citoyen dans une société démocratique. Cela suppose plus que de transmettre des savoirs robustes et utiles : l’école doit stimuler l’esprit critique des élèves en leur montrant que les vérités d’aujourd’hui ne sont pas nécessairement celles d’hier. Comme le font chaque jour les professeurs de physique-chimie, mais aussi de français, d’histoire-géographie et, bien entendu, de philosophie. A ce point de vue, les enseignements de sciences économiques et sociales ne doivent pas faire exception : l’économie n’est pas un savoir transcendant ou un dogme sacré !

Ne pas craindre le débat

Un éventuel « recentrage » sur l’apprentissage de quelques outils conceptuels robustes et indiscutés serait d’ailleurs totalement contreproductif eu égard aux objectifs mêmes que se fixent tous ceux qui souhaitent élever la culture économique de nos concitoyens. Par crainte d’aborder certains sujets qui fâchent dans l’enceinte de l’Ecole, on risquerait paradoxalement d’obtenir le résultat redouté : Refuser de laisser entrer dans l’Ecole le débat, craindre la mise en perspective des différentes visions qui s’opposent sur tel ou tel sujet, c’est, dans le contexte actuel de concurrence entre sources d’information, ouvrir la voie à un appauvrissement dramatique de l’influence de l’institution scolaire, de son autorité, en la déconnectant radicalement du monde réel dans lequel vivent les enfants. C’est risquer d’affaiblir un des rares lieux où se transmettent encore les valeurs de l’effort, du travail, au service de la connaissance et de la recherche de la vérité.

Or, si le rapport Guesnerie est plutôt nuancé, il défend avec force l’idée que l’enseignement de SES doit désormais se concentrer sur l’étude d’outils et concepts afin de l’ancrer plus solidement dans les acquis scientifiques des disciplines de référence que sont la science économique et la sociologie. Il précise certes que les différentes connaissances à acquérir ne peuvent être étudiées indépendamment de leur soubassement empirique et du contexte historique qui leur a donné naissance ; on se demande cependant, à sa lecture, si les conséquences de cette affirmation ont été pleinement tirées, notamment quand on attend ce résultat d’une coordination entre les enseignements économiques et historiques : aux SES, les concepts et aux historiens, le contexte ? Ce n’est pas réaliste, au vu de la capacité de coordination entre disciplines aujourd’hui.

Le risque est donc réel, sur les bases des critiques formulées dans le rapport, que la priorité soit donnée, dans la définition des nouveaux programmes à un apprentissage de concepts et mécanismes économiques coupés de leur contexte et assortis d’une évaluation fondée sur des exercices applicatifs (comme on le constate malheureusement trop souvent dans les premiers cycles universitaires de sciences économiques, ce qui simplifie le travail des enseignants mais n’améliore pas la capacité de réflexion et de rédaction des étudiants).

Le rapport laisse cependant ouverte deux questions essentielles : la première concerne la façon dont doit être pensée l’articulation entre les faits, les outils et le contexte qui leur a donné naissance dans les nouveaux programmes ; la seconde concerne la liste des outils et concepts que les lycéens devront maîtriser à la fin de leur cursus. Si les outils conceptuels choisis sont suffisamment divers pour permettre de mobiliser, dans leur présentation, un ensemble de faits qui rendent compte de manière non pas exhaustive et totalisante, mais au moins significative du monde actuel, on restera alors tout à fait fidèle à ce que doit être un enseignement de SES qui satisferait aux objectifs définis plus haut, tout en lui donnant la légitimité scientifique qui lui manque aujourd’hui.

On peut craindre, cependant, qu’on en reste, comme le souhaite notamment Michel Pébereau, le président de l’Institut de l’entreprise, à une liste d’outils limitée, à l’apprentissage de quelques lois microéconomiques, en évacuant toutes les questions macroéconomiques et systémiques (le chômage, la mondialisation, la politique économique), jugées trop complexes ou trop polémiques pour être étudiées au lycée. Par souci d’éviter le piège d’une lecture partisane, non « laïque », ou cet autre piège tout aussi dangereux qu’est le relativisme, on évacuerait ainsi une grande partie des questions qui sont aujourd’hui étudiées dans les programmes.

La mise au pas d’une discipline qui dérange

On peut craindre alors de voir remis radicalement en cause les objectifs des SES au nom, d’une part, de la nécessité d’ancrer scientifiquement l’enseignement de SES et, d’autre part, au nom de la nécessité, d’établir une continuité des cursus entre la terminale et les premiers cycles universitaires. On justifierait ainsi sur le plan scientifique et pédagogique une remise au pas d’une discipline qui dérange.

Revenons sur les deux postulats qui fondent cette recommandation. La première idée est qu’il faudrait aller du simple vers le complexe dans toute démarche pédagogique. Le rapport souligne avec raison que c’est une prétention absurde de vouloir donner aux lycéens les outils pour comprendre le monde dans toute sa complexité. La science économique ne prétend plus aujourd’hui être une physique générale du social, elle se contente d’expliquer des pans de la réalité, fournit les outils pour comprendre et analyser telle ou telle situation. A vouloir aborder les « grands problèmes », le risque est bien de tomber dans le journalisme...

Mais la mission de l’enseignement initial est aussi de dispenser des connaissances à des jeunes qui, par définition, n’ont pas le background culturel ni l’expérience de la vie nécessaire pour en saisir toujours toute la portée. C’est aussi l’occasion pour eux d’aborder, à l’aube de leur existence, des questions qu’ils n’auront pas nécessairement l’opportunité de réétudier plus tard, soit parce qu’ils entreront tout de suite dans la vie active, soit parce qu’ils suivront des voies dans l’enseignement supérieur qui ne leur donneront pas l’occasion de revenir sur ces questions.

A lire certains passages du rapport qui proposent d’écarter l’étude de questions trop complexes ou trop controversées, on s’inquiète du sort qui serait fait aux enseignements de français, d’histoire, de géographie ou encore de philosophie s’ils avaient été évalués à la même aune. Que peut comprendre un lycéen de 16 ans à une large partie des textes qu’il devra présenter au bac français ? Et Les géographes, par exemple, devraient-ils s’abstenir de décrire la mondialisation, avec des choix toujours subjectifs, pour revenir à l’étude des couches géologiques du bassin parisien ? Quant aux historiens, vous imaginez le nombre de sujets auxquels ils devraient renoncer, s’il leur fallait ne traiter que des sujets sur lesquels les polémiques se sont définitivement tues.

On ne peut que donner raison au rapport quand il critique des cours ou des manuels qui sont soit tendancieux, soit invitent au relativisme. Mais les nouveaux programmes doivent écarter ce défaut non pas en restreignant drastiquement le champ des outils étudiés, et écarter ainsi les questions qui font débat dans la société, mais en définissant clairement le bon mode d’approche des différents outils de telle manière que les enseignants soient à même d’éclairer leurs élèves en les aidant à distinguer ce qui est robuste et ce qui l’est moins dans les savoirs économiques et sociologiques relatifs à ces questions. A ce point de vue, le rapport insiste avec raison sur la nécessité d’assurer une vraie formation continue aux enseignants.

Enfin, en se concentrant sur la question des outils, le rapport n’insiste pas sur une dimension essentielle de ce que doit être un enseignement de SES. Celui-ci doit donner toute sa place à l’économie et la sociologie descriptive et institutionnelle. Il faut donner aux élèves le vocabulaire permettant de lire le journal ou entendre, sinon comprendre, ce qui se dit au "20 heures". A ce point de vue, il est souhaitable d’apprendre ce qu’est un compte d’exploitation et un bilan, mais les lycéens doivent aussi apprendre ce qu’il y a derrière le volet recettes et dépenses du budget de l’Etat et de la protection sociale, pour ne prendre que cet exemple.

Un dernier mot sur l’évaluation, les critiques adressées dans le rapport aux modes actuels sont tout à fait fondées. Mais il faut aussi prendre garde à ne pas réduire la validation à quelques exercices de calcul économique. L’idée de tester la maîtrise de certains mécanismes à l’aide d’exercices est légitime, mais il faut aussi maintenir le principe d’une épreuve permettant de démontrer la capacité des candidats à articuler un raisonnement sous forme écrite. Les chefs d’entreprise ont besoin d’une main-d’œuvre qui sait la différence entre coût moyen et coût marginal quand il s’agit de lancer un nouveau produit, mais ils ont tout autant besoin de cadres, commerciaux capables de développer un argumentaire par écrit. Tous ceux qui ont exercés des responsabilités dans le monde de l’entreprise savent que de nombreux jeunes cadres issus des écoles d’ingénieur sont aujourd’hui incapables de développer le moindre raisonnement par écrit. L’évaluation en SES ne doit pas contribuer à renforcer cette tendance.

Philippe Frémeaux


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message