20 octobre 1996 : Marche blanche de 300000 belges. Une odeur de révolution.

samedi 21 octobre 2023.
 

L’affaire Dutroux, 20 ans après. Julie et Mélissa, An et Eefje, Sabine et Laetitia. Ample rétrospective médiatique. Les journaux et télévisions se focalisent sur le crime, le ratage de l’enquête et la souffrance des parents. La fantastique ébullition sociale, politique et morale n’est pas analysée. Or, il faut rappeler que des centaines de milliers de gens révoltés et bouleversés sont descendus dans les rues, des centaines de milliers de travailleur-euse-s ont arrêté le travail spontanément pour marcher sur les palais de justice, des dizaines de milliers de lycéen-ne-s ont fait de même. Par empathie, bien sûr, mais aussi par révolte contre « le système ». Il ne s’agissait pas seulement de fustiger « les dysfonctionnements ». Le pays était au bord de la grève générale. Le gouvernement était totalement discrédité, les sommets de la magistrature et de la gendarmerie étaient l’objet d’une haine farouche, les partis étaient complètement sur la touche, la logique économique capitaliste était mise en cause et les syndicats ne contrôlaient rien.

Dans cette situation hors norme, une bataille politique mit aux prises une tendance sécuritaire et une tendance démocratique, qui l’emporta. Cette victoire, on la dut surtout aux parents de Mélissa, Carine et Gino Russo. Vingt ans après, la déclaration de Gino à la presse est dans la continuité de cet engagement : « Une Révolution, dit-il ? Je ne pense pas qu’on en sortira autrement. Sinon, on va finir comme la Grèce. On ne doit pas regarder la Grèce comme un pays lointain, mais comme un miroir. Cette société où les jeunes n’ont plus de boulot, pas d’avenir, elle est mortifère. Quelque chose doit changer. (…) Je pense que le changement ne s’opérera pas au Parlement. Vous croyez que, par magie, on va subitement voter des lois qui rendront les gens heureux ? En fait, le changement passera peut-être au Parlement, mais c’est la peur de la rue qui le déclenchera » (La Libre, 25/6/2015). En septembre-octobre 1996, la classe dominante a eu très peur. Elle n’a pu sauver la situation qu’en faisant descendre dans l’arène le roi, qui a montré à cette occasion sa fonction de « dernier recours » du pouvoir bourgeois.

La mobilisation sociale atteignit son point culminant dans la semaine du 13 au 20 octobre. Le lundi 14, à 15h, la Cour de cassation rendit son arrêt (le dessaisissement du juge Connerotte, qui avait fait libérer Laetitia et Sabine, sous un prétexte de procédure). Les milliers de personnes assemblées devant le palais de justice de Bruxelles se mirent à scander « Cassation, démission ».

A 16h, les radios diffusèrent la nouvelle. Dans un atelier de l’usine Volkswagen de Forest, trente ouvriers qui écoutaient les informations décidèrent sur-le-champ de déposer l’outil. Leur délégation syndicale les approuva. Moins d’une heure plus tard, par l’intermédiaire du réseau de militants de la FGTB, toute l’entreprise était à l’arrêt. Les travailleurs convoquèrent la presse, sortirent dans la rue et marchèrent vers le palais de justice en collectant des fonds pour les parents des victimes.

Cet exemple fut suivi dans un très grand nombre d’entreprises et de services du pays, ainsi que par la jeunesse lycéenne. Toute la semaine fut marquée par des grèves, des assemblées, des manifestations. Les palais de justice furent la cible préférée des manifestants.

Des grèves sans précédent

Les grèves ouvrières spontanées sur des questions étrangères au sort immédiat des travailleurs sont rarissimes dans l’histoire des luttes sociales en Belgique, et même au-delà. En 1951, une série d’entreprises métallurgiques de la région du Centre et du Borinage débrayèrent spontanément en solidarité avec les soldats de Casteau, victimes de la répression par la hiérarchie militaire. Mais ce mouvement de grèves affecta un nombre limité d’entreprises, et resta circonscrit géographiquement. Des arrêts de travail spontanés, mobilisant à l’échelle nationale des travailleurs flamands et francophones du secteur privé et du secteur public contre une décision politique qui ne les concerne pas directement, sont sans précédent.

Comment expliquer cette irruption de la classe ouvrière dans la crise ? Notons d’abord qu’elle ne tombait pas tout à fait du ciel. Les compagnons de travail des parents des victimes organisèrent d’emblée la solidarité. Si les pompiers furent parmi les premiers à réagir à la découverte des corps des fillettes, c’est parce que le père de Julie avait été des leurs. D’autre part, les travailleurs de Ferblatil, entreprise sidérurgique où travaille le père de Métissa, décidèrent de se cotiser pour permettre à leur camarade de se consacrer à temps plein à la recherche de sa fille d’abord, au combat pour la vérité ensuite. La direction marqua son accord, mais il s’agissait bien d’une initiative ouvrière.

Ces éléments étaient largement connus du fait de la médiatisation du drame. Cela favorisa parmi les travailleurs et travailleuses des mécanismes d’identification qui n’étaient pas seulement affectifs mais aussi de classe. Se ranima la mémoire collective du temps où les organisations ouvrières, véritables contre-sociétés, prenaient en charge les familles victimes de catastrophes.

Un délégué du syndicat socialiste chez VW-Forest, Claude Dufrasne, interviewé en direct et assez longuement par une chaîne de télévision, résuma fort bien les sentiments des travailleurs. De ses réponses, il ressortait que les ouvriers réagissaient évidemment en soutien aux parents mais aussi pour clamer leur ras-le-bol face à l’injustice en général — tout à la fois pénale, sociale, économique et fiscale. « Le dessaisissement du juge Connerotte, ce n’est pas une goutte, c’est un seau d’eau qui a fait déborder le vase« , dit Dufrasne.

Gino Russo fit à propos des « dysfonctionnements » de l’enquête une autre remarque susceptible d’aider à saisir des raisons spécifiques qui poussèrent la classe ouvrière à agir en tant que telle. « Si je faisais des erreurs de ce type à l’usine, dit-il en substance en parlant des fautes et des négligences des juges, je serais mis dehors. Or moi je travaille sur du métal, et eux sur de l’humain ».

Cette remarque va au-delà de la dénonciation du « deux poids, deux mesures ». Elle met en lumière la contradiction entre les exigences de qualité — et d’autocontrôle de la qualité — que les patrons imposent aux ouvriers, d’une part, et, d’autre part, la difficulté croissante de la justice d’atteindre un niveau minimum de qualité dans le cadre d’une société de plus en plus dérégulée, où le secteur public est démantelé et où la criminalisation du Capital progresse à vive allure. C’est-à-dire que l’on retrouve ici, si l’on veut bien y réfléchir, la contradiction identifiée par Marx entre le caractère de plus en plus militairement organisé de la production au sein des entreprises et l’anarchie croissante de la société capitaliste en général.

En se penchant ainsi sur ce qui s’est produit dans les ateliers, on peut encore formuler l’hypothèse d’une dimension spécifiquement ouvrière des aspirations à la démocratie et au contrôle. Cette dimension découle des nouvelles contradictions de la production dans le contexte de l’entreprise flexible : la participation des travailleurs est sollicitée en permanence, on leur demande d’être créatifs et de faire des suggestions d’amélioration, mais le pouvoir de décision sur l’organisation du travail et les finalités de la production est plus concentré et despotique que jamais. En fait, on retrouve cette même contradiction au niveau de la société tout entière avec, d’une part, des exhortations aux citoyens pour qu’ils soient actifs, responsables et qu’ils sortent de leur « cocooning » et, d’autre part, une expropriation politique de plus en plus manifeste de ces mêmes citoyens par des instances non élues : Commission européenne, Banque centrale européenne, Fonds monétaire international, etc.

L’énigme de la Marche Blanche

Bien avant qu’il ne fût question de dessaisir Connerotte, les parents des victimes avaient lancé le projet d’une Marche Blanche pour la vérité, à la mémoire des enfants disparus ou assassinés. Or la date choisie pour cette marche était le dimanche 20 octobre. Après la décision de la Cour et dans le contexte de soulèvement populaire contre celle-ci, la marche apparut naturellement comme un objectif centralisateur. Cette perspective donna un coup de fouet aux grèves et sema la panique dans les hautes sphères.

La Marche fut un succès inouï : trois cent mille personnes envahirent pacifiquement le centre de la capitale. Symbole : au moment précis où le gouvernement se félicitait d’avoir ramené le solde net à financer à 3% du PIB, 3% de la population descendait dans la rue !

Une manifestation contre l’implantation des missiles de l’OTAN, en 1981, avait rassemblé encore plus de monde : cinq cent mille participants. Les deux événements ont un certain point commun : le sentiment de centaines de milliers de gens qu’ils doivent absolument se mobiliser pour la survie des générations futures. Mais le mouvement antimissiles était soutenu activement par d’innombrables organisations de la société civile, tandis que l’appel à la Marche Blanche, lancé par une poignée de citoyens, ne fut soutenu ni par les syndicats, ni par les partis, ni par le monde associatif à quelques exceptions près.

Comme les manifestations antimissiles, la Marche eut une composition sociale interclassiste : l’ingénieur et l’épicière, le médecin et la femme de charge, la patronne de PME et la chômeuse, l’ouvrier et la pharmacienne défilèrent au coude à coude. Du fait que les parents organisateurs avaient demandé que la Marche fût silencieuse, sans calicots ni drapeaux, et que le blanc fût la couleur de ralliement, certains crurent pouvoir déduire qu’il s’agissait d’un rassemblement politiquement confus, qu’il y avait plusieurs manifestations en une. Cette interprétation doit être fortement relativisée ; dans le fond, elle est incorrecte.

La Marche était évidemment en retrait par rapport aux grèves, du point de vue du degré de confrontation explicite avec l’Etat, notamment avec la justice. Il ne pouvait en être autrement, étant donné la demande des familles de marcher en silence et dignement pour les enfants.

Notons en passant que cette consigne fut respectée à la lettre par l’immense majorité des participants, sans qu’il fût nécessaire pour cela d’instaurer un service d’ordre. Cela s’explique en partie par le grand prestige des parents et par la dimension de deuil collectif qui imprégnait l’événement. Mais ce respect traduisait aussi une intelligence du mouvement social : les gens comprirent instinctivement que, dans ces circonstances, une marche silencieuse et consensuelle aurait, paradoxalement, encore plus de poids politique qu’une manifestation classique.

Jean-Marie Chauvier fit remarquer très justement que « le non-dit de ce silence était largement connu ». Et le journaliste de rappeler le cadre idéologique au sein duquel la maman de Mélissa, Carine Russo, avait inscrit la Marche lors de la conférence de presse du 9 septembre :

« Si la mort de Julie et Mélissa, d’An et Eefje, a fait pleurer et se lever une population entière, c’est qu’elle représente pour tout un peuple trop longtemps réduit au silence un symbole de la souffrance, de tout ce qui a été trop longtemps oublié dans cette société qu’on ose encore appeler démocratique. Elles représentent un espoir d’envol vers un autre monde, un monde meilleur »1.

Il semble évident que les motivations des participants à la Marche furent très diverses : défense des enfants, exigence de justice, aspiration au changement social ou dénonciation du pouvoir politique. D’un point de vue général et abstrait, il est exact que ces aspirations peuvent se concrétiser dans des programmes de revendications très différents, voire opposés. Mais en pratique, les choses se présentèrent autrement. Les mécanismes d’identification aux parents et au caractère digne de leur combat, le lien entre injustice judiciaire et injustice sociale, tout cela poussait clairement dans le sens d’une cohérence politique de la Marche autour de l’axe de la lutte pour une vraie citoyenneté, démocratique et sociale. L’irruption de la classe ouvrière et de la jeunesse accentua encore cette tendance.

En maniant les concepts de Gramsci, on pourrait dire que les débrayages spontanés permirent à la classe ouvrière de conquérir l’hégémonie idéologique sur le mouvement de la société civile. Affirmer qu’il y avait là tout et son contraire est ridicule et traduit une vision statique impropre à saisir les mécanismes de formation de la conscience, qui évolue par bonds à la faveur de grands événements historiques.

Une gifle au pouvoir, une défaite pour l’extrême droite

Quand il veut donner l’impression qu’il pense socialement plus loin que le bout de sa calculette, un des thèmes favoris du premier ministre est « l’égoïsme » des citoyens crispés dans le « cocooning » par peur des « mutations indispensables ». La mobilisation sociale, d’une chiquenaude, fit crouler ce discours comme un château de cartes. L’égoïsme est du côté des élites autoproclamées, ce sont les dirigeants qui ont peur des « mutations indispensables » quand la majorité sociale décide de leur contenu.

Dans les jours précédant le 20 octobre, des Cassandre prévirent des incidents graves fomentés par l’extrême droite, voire même des émeutes et un dérapage dans la haine aveugle. Ces pronostics cataclysmiques dissua­dèrent des gens de descendre dans la rue mais, en dépit de conditions pra­tiques parfois difficiles et d’attentes interminables, il n’y eut aucun inci­dent important. L’autodiscipline et la maturité des participants furent impressionnantes. Une fois encore, l’intelligence du mouvement de masse était clairement perceptible : l’immense majorité des manifestants étaient vigilants. Aucune récupération n’eût été possible.

Du point de vue de la lutte contre l’extrême droite, d’ailleurs, il fallait une initiative telle que la Marche. II fallait permettre aux gens de se ras­sembler physiquement, de se parler, de prendre conscience de leur nombre et de leur puissance. Le constat de force collective donna une formidable impression de sécurité vraie. Les peurs reculèrent, les fantasmes répressifs faiblirent, les chimères nationalistes s’évanouirent. Sans la Marche, le cha­grin et la colère seraient restés amers, sans débouchés positifs : c’est cela qui aurait encore engraissé le terreau de l’extrême droite.

Globalement, la Marche Blanche fut une défaite pour les nostalgiques d’Hitler et de Mussolini. Le Vlaams Blok avait annoncé la distribution d’un tract : les fascistes n’osèrent pas se montrer au grand jour. Par contre, un tonnerre d’applaudissements salua Nabela Benaïssa, la sœur de la petite Loubna, quand elle remercia les manifestants, en français et en arabe !

Qu’il fallût prendre cette ovation au sérieux comme un événement poli­tique majeur et pas comme un moment aléatoire, voilà qui se confirma par la suite. En effet, quatre mois plus tard, les lecteurs du Vlan plébiscitèrent Nabela comme « Bruxelloise de l’année » ! Toute-boîte populaire, pas anti­raciste pour un sou, Vlan est diffusé surtout dans la capitale où la dénoncia­tion de « l’invasion immigrée » constitue le fonds de commerce de l’extrême droite. Qui aurait prévu qu’une jeune Marocaine portant le foulard s’instal­lerait aux côtés de Toone et de Manneken Pis dans le grand cœur des Bruxellois ? Peut-on imaginer expression plus spectaculaire du bond en avant de la conscience ?

Ceci nous invite à penser la Marche Blanche dans sa dimension de mani­festation multi-nationale rassemblant des Flamands, des Wallons et des immigrés. Dans leur horreur même, les crimes de Dutroux étaient porteurs de symboliques fortes : deux victimes flamandes, deux victimes wallonnes (dont une italo-belge), et une probable victime dans la communauté marocaine de la capitale. Ceci contribua à unifier la mobilisation populaire de part et d’autre de la frontière linguistique. L’identité nationale belge étant extrêmement faible, cette unification se fit sous la bannière de l’internationalisme davantage que sous celle du nationalisme. Le fait que Flamands et francophones se rassemblassent dans le deuil et dans la colère fut plutôt perçu comme une victoire de la population sur les appareils politiques qui excitent la division — pour des raisons qui n’ont rien à voir avec le droit des peuples à l’autodétermination — et comme une preuve qu’il serait possible, dans le respect des différences, de s’unir aussi dans la défense des acquis sociaux. Le thème de l’enfance (« Si tous les enfants du monde »…) accentua encore l’aspect généreux et internationaliste de la mobilisation.

En fait, ce n’est pas la présence de la communauté immigrée qui donna à la Marche son caractère internationaliste, c’est l’internationalisme de la mobilisation qui créa le cadre social et politique au sein duquel la fraternisation avec la communauté immigrée alla de soi. Mais cette dimension internationaliste est comme un désir fou que le mouvement social n’ose pas s’avouer à lui-même. Elle n’a pas d’expression politique et est sans doute très fragile. Il y a un risque réel qu’elle soit récupérée par le courant belgicain autour de la couronne, qui flatte y compris les sentiments antiracistes – non par internationalisme mais dans l’espoir de ressusciter le patriotisme.

Le tout et les parties

Ceux qui ne virent dans les événements que la confluence confuse de motivations contradictoires firent une erreur magistrale. Surtout entre le 13 et le 20 octobre, le climat fut favorable à toutes les luttes contre toutes les iniquités et à leur convergence. L’injustice absolue faite aux parents apparut comme « la mère de toutes les injustices », leur bataille sembla par conséquent « la mère de toutes les batailles ».

Le tout est plus que la somme des parties. Mais qu’est-ce que ce « tout » ? Une crise de régime dirent certains. Cette dimension fut manifestement présente. Mais il faut admettre qu’il y eut beaucoup plus, sinon on ne comprend pas l’impétueuse mobilisation de la « folle semaine ». Au cours de celle-ci, le centre de gravité des événements ne fut plus dans les institutions, ni même dans les appareils des partis ou des syndicats, mais dans les entreprises, les écoles et la rue !

Certains médias internationaux parlèrent de situation pré-insurrectionnelle. Ce n’est évidemment pas très sérieux. Qui eût pu organiser une insurrection ? Mais le climat avait indiscutablement un petit parfum de révolution. Le mieux est par conséquent de se renseigner auprès d’auteurs spécialisés. Le lecteur qui a des préjugés est prié de les laisser au vestiaire.

Réflexions de Rosa, conseils de Vladimir

Tirant les leçons de la révolution de 1905 en Russie, sous le rapport du lien entre grève générale et révolution, Rosa Luxembourg écrivait :

« Ce n’est pas la grève en masse qui provoque la révolution, c’est la révolution qui provoque la grève en masse ».

Autrement dit : en période révolutionnaire, c’est l’état d’esprit politique des masses qui devient le moteur de la lutte économique.

« Toute action politique de classe entamée par le prolétariat peut, en quelques heures, arracher à leur immobilité des couches de la classe ouvrière jusque-là inertes, ce qui naturellement se manifeste sur-le-champ en une lutte économique orageuse ». Car « l’ouvrier secoué par le choc électrique d’une action politique s’attaque avant tout, dans le premier moment, à ce qui est le plus près de lui : la défense contre un esclavage économique ; l’ouragan de la bataille politique lui fait tout à coup sentir, avec une intensité imprévue, le poids et la pression des chaînes économiques »2.

Le fait que les débrayages spontanés entre le 13 et le 20 octobre ne déclenchèrent point une grève générale est un indice du caractère non révolutionnaire de la situation. Mais cela n’épuise pas le débat.

Vladimir Lénine donne de la crise révolutionnaire une définition extrêmement précise :

« Nous sommes certains de ne pas nous tromper en indiquant les trois indices que voici : 1) Impossibilité pour les classes dominantes de maintenir leur domination sous une forme inchangée ; crise du `sommet’, crise de la politique de la classe dominante, et qui crée une fissure par laquelle le mécontentement et l’indignation des classes opprimées se fraient un chemin. Pour que la révolution éclate, il ne suffit pas, habituellement, que la base ‘ne veuille plus’ vivre comme auparavant, mais il importe encore que le sommet ‘ne le puisse plus’. 2) Aggravation, plus qu’à l’ordinaire, de la misère et de la détresse des classes opprimées. 3) Aggravation marquée (…) de l’activité des masses, qui se laissent tranquillement piller dans les périodes ‘pacifiques’, mais qui, en période orageuse, sont poussées, tant par la crise dans son ensemble que par le ‘sommet’ lui-même, vers une action historique indépendante »3).

Il est bien difficile de ne pas admettre que ces citations éclairent la discussion sur la nature de la Crise Blanche, par les points communs autant que par les différences.

En ce qui concerne les points communs, il est un fait que « la base » montra une activité beaucoup plus importante qu’à l’accoutumée, et ce indépendamment des appareils qui l’organisent. Il ne s’agit pas seulement de la classe ouvrière organisée dans les entreprises. Des centaines de milliers de gens voulurent se manifester, ne fût-ce qu’en apposant une affichette à leur fenêtre. Des pétitions furent lancées demandant aux bourgmestres d’intenter des actions en justice contre l’Etat belge (pour non-assistance à personnes en danger). Un groupe entama une grève de la faim sur les marches du palais de justice de Bruxelles. Une pancarte adressée aux automobilistes disait : « Si vous êtes d’accord avec notre action, klaxonnez ! » ; ce fut un tintamarre permanent ; juges et avocats n’étaient plus en mesure de travailler. Des motards organisèrent une concentration à Neufchâteau ; des routiers relièrent Grâce-Hollogne (Julie et Mélissa) à Hasselt (An et Eefje) avec leurs camions. On vit quantité d’initiatives couronnées de succès parce qu’elles correspondaient aux attentes de centaines de milliers d’hommes et de femmes.

Mais le deuxième terme de la définition léniniste de la crise révolutionnaire manqua manifestement. Nous avons vu qu’au début des événements, « le sommet » était profondément divisé sur les modifications à apporter à son système de domination. Mais il n’était pas incapable de gouverner, il n’était pas paralysé par ses dissensions. Nous avons montré au contraire que le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire, laissant de côté les « élus de la nation », agirent de façon très créative, concertée et énergique au moment décisif. Leur décision bien dosée exprima leur capacité de diriger : en sanctionnant Connerotte, ils portaient un coup à la société, mais en laissant le dossier aux mains de Bourlet et en jouant le roi, ils mettaient en même temps du baume au cœur de la partie de l’opinion publique qui se fait encore des illusions.

Un court moment, les possédants craignirent que « le choc électrique de l’action politique », comme dit Rosa Luxembourg, provoquerait la « grève en masse ». Mais ce ne fut pas le cas. Ce moment de frayeur passé, l’action du roi permit donc au sommet de reprendre l’initiative. La crise n’était pas terminée pour autant, elle reste susceptible de rebondir ; mais un cap de tempêtes était passé.

Pourquoi la lutte politique n’a-t-elle pas entraîné la lutte économique ?

Il est clair comme de l’eau de roche que ce fut bien l’événement politique (symbolisé par le dessaisissement) qui entraîna la lutte sociale. Mais celle-ci ne se transforma pas en lutte économique, en affrontement de classe entre le travail et le Capital. Il y eut bien l’une ou l’autre concentration de travailleurs devant des banques (à Liège), pour dénoncer la responsabilité du libéralisme dans le drame, mais, globalement, le patronat resta hors-champ, hors-crise. Une raison fut sans doute que le mouvement ouvrier, à la base (pas au sommet, comme on le verra), voulut éviter tout ce qui eût pu apparaître comme une récupération du drame. Mais il y a plus.

Une première explication est à chercher dans la situation très défensive où la classe ouvrière se trouve sur le plan économique. La peur du chômage paralyse la résistance, sauf là où les travailleurs sont le dos au mur et n’ont plus que ce choix terrible : lutter ou succomber. Mais dans ce cas, souvent, les luttes restent dramatiquement isolées…

Un deuxième facteur, lié au premier, est le profond désarroi idéologique et programmatique du mouvement ouvrier. Chaque travailleur a senti le lien entre l’injustice faite aux parents des victimes et l’injustice sociale, fiscale, économique. Mais il ne suffisait pas de sentir ce lien pour se lancer dans la « grève en masse ». Les travailleurs ont besoin de revendications concrètes pour mener un combat qui en vaille la peine, et ces revendications font défaut à une échelle de masse, hélas.

Un troisième facteur est l’attitude extrêmement prudente des patrons et des employeurs en général. Quoique n’ayant pas lu Rosa Luxembourg, ces messieurs virent clairement l’explosibilité de la situation. S’abstenant de toute provocation et soucieuses de leur image de marque, beaucoup de directions payèrent le salaire des travailleurs qui avaient débrayé. Y voir une preuve du caractère non progressiste et manipulé de la mobilisation sociale serait vraiment mettre la réalité sur sa tête : l’attitude de ces patrons traduisait au contraire leur crainte d’être eux aussi pris à partie.

Un quatrième facteur est le manque d’expérience politique du mouvement social, la tradition du syndicalisme pur. Il faut remonter en 1950 (la Question royale) pour trouver une lutte syndicale sur le terrain politique. Encore ceci ne concernait-il que la FGTB. Et les enjeux de cette lutte étaient plus évidents que ceux de la Crise Blanche.

Dans sa version la plus à gauche, ce syndicalisme pur voit la lutte politique comme le prolongement de la lutte sociale et la révolution comme le couronnement de la grève générale. La dialectique de Rosa Luxembourg lui est étrangère. Dès lors, quand on est dans une situation exceptionnelle où cette dialectique est celle du mouvement réel, le syndicalisme pur ne comprend plus le mouvement réel.

Aux heures décisives de la Crise Blanche, ce facteur pesa beaucoup plus lourd qu’on ne le pense. Si une vingtaine de grandes entreprises avaient débrayé sur-le-champ, comme VW-Forest, l’électrochoc politique aurait bien pu provoquer « la grève en masse » chère à Rosa. Mais un sondage auprès de la gauche syndicale aurait fait apparaître de solides réticences.

On n’est sans doute pas loin de la vérité en estimant que la plus grande partie de la gauche FGTB n’était pas prête à se mouiller. Dans ces milieux, où des militants mènent pourtant des combats remarquables, on a souvent tendance à réduire l’analyse de classe d’une situation à la contradiction entre les travailleurs et le patronat sur le terrain socio-économique.

Ceci explique que l’appareil de la FGTB ait pu se permettre de redorer son blason par une manœuvre de récupération de la Marche Blanche, sans se heurter à des protestations sur sa gauche et en réussissant, au contraire, à refaire quelque peu l’unité de ses troupes. Deux jours après la Marche, le Bureau du syndicat socialiste décidait une grève de 24 h pour le 28 octobre. A la surprise de nombreux observateurs, cette grève fut un réel succès. Mais ce retour sur l’économique ne fut pas l’expression de la dialectique spontanée entre la crise politique et la « grève en masse » : il fut l’œuvre de l’appareil, dont le but était d’utiliser l’économique pour faire oublier le politique. Le président Michel Nollet le reconnut, avec une brutalité et une franchise rares : « Vous n’ignorez pas, dit-il à la radio, qu’il y a un certain nombre de grèves dans des entreprises, en liaison avec la Marche Blanche. Il me semble utile de remettre un peu d’ordre dans tout ça, en le canalisant vers l’accord interprofessionnel »4.

Une fois cette opération réussie, le programme de cette journée de grève — un programme alléchant pour la gauche syndicale — fut remis dans un tiroir. L’appareil y substitua un accord avec le sommet CSC sur une ligne d’acceptation de la norme de modération salariale, ce qui créera des difficultés considérables aux militants dans les années à venir.

A ces quatre éléments internes à la classe ouvrière, il faut ajouter deux facteurs externes qui pesèrent contre le déclenchement de « la grève en masse ».

Premièrement : la mobilisation de la jeunesse lycéenne se limita à la Flandre. Les écoles du sud du pays ne connurent que des manifestations sages, co-organisées avec les directions d’écoles et les associations de parents. Cette cassure nord-sud (la seule dans la Crise Blanche !) résulta essentiellement du fait que la jeunesse francophone sortait d’un long combat, au coude à coude avec les enseignants, et que ce combat venait de se terminer sur une amère défaite. Ainsi, la « folle semaine » fut privée de la précieuse expérience de lutte de la jeunesse francophone et de la conscience accumulée au cours de cette épreuve riche d’enseignements. Cette absence pesa sans aucun doute sur la détermination au combat des travailleurs adultes. Elle pesa aussi sur le climat sociopolitique d’ensemble : en cas de mobilisation commune des jeunes et des adultes au sud du pays, les choix de société seraient apparus plus clairement et la crise aurait eu encore plus d’épaisseur. Cette absence de la jeunesse lycéenne francophone facilita par ailleurs la répression en Flandre.

Deuxièmement : la majorité des intellectuels restèrent en retrait et passifs, quand ils n’étaient pas carrément hostiles au mouvement. Il ne faut pas sous-estimer l’impact de cette attitude sur le mouvement ouvrier. Du fait du désarroi idéologique et programmatique ambiant, les syndicalistes les plus conscients cherchent des points de repère auprès des intellectuels critiques. Pendant la Crise Blanche, ce qu’ils entendirent venant de ces milieux fut à peine audible. Le positionnement des intellectuels pesa d’ailleurs sur la société civile dans son ensemble, au-delà du mouvement syndical. Nous y reviendrons.

« Une crise politique de la nation tout entière »

La Crise Blanche fut donc moins qu’une crise révolutionnaire mais plus qu’une crise de régime. Comment la définir ? Au risque d’ennuyer le lecteur avec les classiques du marxisme-révolutionnaire, on aura une fois encore recours aux lumières vives du dirigeant rouge d’Octobre 17.

Parlant de la situation de la Russie en 1913, Lénine considère que le pays traverse « une crise politique à l’échelle de toute la nation c’est une crise qui atteint précisément les bases de l’organisation de l’Etat, et nullement n’importe lequel de ses points de détail ; elle atteint les fondations de l’édifice, et non pas l’une de ses ailes, l’un de ses étages ». C’est exactement le genre de situation où nous entrâmes avec la Crise Blanche : une crise politique de la nation tout entière, une crise nationale.

On dirait que la suite du texte de Lénine date d’hier :

« Nos libéraux et nos liquidateurs, dit Lénine, ont beau aligner des phrases pour dire que ‘Dieu merci, nous avons une constitution’ (Dieu merci, nous avons un Etat de droit), et que telle ou telle réforme politique est à l’ordre du jour (la dépolitisation de la magistrature, ou le tribunal d’application des peines), ce brouet réformiste a beau couler en abondance, il n’ en demeure pas moins qu’aucun réformateur, aucun libéral, ne peut indiquer la moindre issue réformiste à cette situation »).

Telle est bien aussi la réalité que nous avons connue au lendemain de la Marche. Si on considère que le point central en est le total manque de confiance de la population dans la politique (qu’il est donc malheureux de devoir employer ce mot pour décrire le marais gestionnaire où pataugent ceux qui nous dirigent !), qu’il y a un fossé — que dis-je, un abîme — entre la société et les dirigeants, quelles furent les réformes proposées et dans quelle mesure résolvent-elles le problème ?

Les réformes ? On hésite à employer ce mot. On lança des « assises de la démocratie », entre (une partie) des partis traditionnels, où l’on brassa des lieux communs et des déclarations d’intention. Il y eut des promesses fallacieuses d’appliquer à soi-même le moralisme que l’on recommande à tous. On évoqua une éventuelle réforme de la loi électorale dont il n’est pas évident qu’elle deviendrait plus démocratique. Et une soi-disant dépolitisation des nominations dans la magistrature — qui ne change rien de fondamental au fait que le sommet de cet appareil fait partie de la classe dominante.

Tout cela tourne en rond et ronronne gentiment au sein de la caste politique. Il n’y a pas une seule mesure qui permette une vraie avancée vers plus de démocratie, plus de contrôle, de droit de veto, de prise en charge de la politique par les citoyens eux-mêmes.

La caste au pouvoir bavarde de citoyenneté quand il n’y a pas de risque de voir les citoyens prendre la balle au bond. Mais quand les citoyens (se) manifestent, les discours sont remis dans un tiroir. Pourquoi ? Le fond de L’affaire réside évidemment dans le contenu même de la politique, et pas uniquement dans sa forme. La caste au pouvoir refuse obstinément une autre politique. Pour donner le change, elle tente de modifier son image – c’est la « Nouvelle Culture Politique ». La cosmétique et l’esthétique prennent ainsi la place du débat sur les choix possibles. La société, elle, n’est pas capable de prendre en charge elle-même et tout de suite la Politique : elle n’est pas mûre pour l’autogestion. Mais elle veut avoir son mot à dire parce qu’elle veut une autre politique, qui mette l’être humain au centre et refuse les soi-disant « contraintes » de Maastricht, des équilibres communautaires, etc. L’abîme demeure.

Toute crise révolutionnaire est une crise de la nation : la population s’interroge sur son identité et sur son devenir, le mythe de la communauté nationale se déchire, la conscience que la société est divisée en classes antagonistes fait un bond en avant et éclaire les institutions sous un jour nouveau. Mais toute crise nationale n’est pas nécessairement révolutionnaire.

La Commune de Paris fut un exemple classique de crise nationale qui évolue en crise révolutionnaire. A l’origine de la Commune, il y eut en effet l’indignation de la population parisienne, froissée dans son orgueil national quand le gouvernement de M. Thiers voulut capituler face à l’armée prussienne. Le caractère de classe, peu clair au début, se précisa ensuite, à telle enseigne que la Commune peut être considérée comme la première révolution prolétarienne de l’Histoire. A l’opposé, la Crise Blanche fut un exemple de crise nationale qui ne trouva pas l’issue révolutionnaire dont elle a besoin.

Un tel événement ne peut toutefois que laisser des traces extrêmement profondes. Tant que la crise restera ouverte, elle induira un climat colorant non seulement les luttes et les débats politiques, mais aussi les luttes sociales. Aussi longtemps que « les fondations de l’édifice » resteront branlantes, aucune grève ouvrière, aussi catégorielle et limitée soit-elle dans ses objectifs et dans le nombre de travailleurs concernés, ne sera purement économique ou purement syndicale. L’émoi d’une grande partie de l’opinion publique autour de la menace de fermeture des Forges de Clabecq, par suite d’une décision de la Commission européenne annoncée tout de suite après la Marche Blanche, fut un indice évident de cette situation nouvelle et originale. « A la base », le refus des injustices mobilise l’opinion et favorise les solidarités. « Au sommet », l’ébranlement.des institutions rend difficile d’affronter la résistance sociale.

Alain Tondeur

NOTES

1. Tribune libre dans La Gauche n° 20, du 8.11.1996.

2. Rosa Luxembourg, Grève de masses, parti et syndicats.

3. V. I. Lénine, Œuvres, t. 21, La faillite de la Il’ Internationale.

4. Interview à la RTBF.


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