Paris en 1789 (Jaurès HS12)

dimanche 20 juillet 2008.
 

Paris aussi était prêt à devenir la capitale de la Révolution bourgeoise, le centre du grand mouvement. On peut même dire que c’est la Révolution qui a manifesté et consacré l’unité définitive de Paris et de la France. Très souvent, dans sa longue et tragique histoire, Paris n’avait pu être qu’un élément, une expression partielle et confuse de la vie nationale. Tantôt il avait devancé le mouvement général de la France, tantôt il l’avait contrarié et embarrassé : rarement il y avait eu une concordance entière entre la vie de Paris et toute la vie française. Au quatorzième siècle, quand éclate avec Étienne Marcel l’admirable mouvement de la Commune bourgeoise parisienne, quand Paris organise et dresse en bataille toutes ses corporations pour sauver la France de l’Anglais et imposer à la royauté un contrôle permanent, Paris, par une sublime, mais téméraire anticipation, se porte en avant de plusieurs siècles d’histoire. Si la fameuse ordonnance de 1357, rédigée par les délégués parisiens aux États-Généraux, avait été applicable, si les autres communes de France avaient eu la maturité bourgeoise de celle de Paris, et si toutes réunies avaient eu sur l’ensemble de la nation, sur les nobles et les paysans, les prises que supposait cette sorte d’organisation constitutionnelle et parlementaire, la Révolution de 1789 aurait été accomplie au quatorzième siècle. Mais Paris s’était trompé. Paris avait pris pour le battement régulier et profond de la vie nationale la fiévreuse précipitation de son cœur. La preuve, c’est qu’Étienne Marcel lui-même, se sentant isolé, se livra dès le début au mauvais prince de Navarre. La preuve encore, c’est que Paris ne s’unit qu’avec méfiance et en désespoir de cause aux Jacques, aux paysans soulevés à la fois contre le noble et contre l’Anglais et qui seuls pouvaient sauver la Commune bourgeoise.

Puis, pendant tous les troubles de la minorité et de la folie de Charles VI, pendant les luttes sanglantes des Bourguignons et des Armagnacs, Paris n’est pour la France ni une clarté, ni une force ; il n’arrive pas à démêler l’intérêt national ; il est simplement le champ de bataille où se heurtent les factions, où les hommes du Nord et des Flandres, sous la bannière du duc de Bourgogne sont aux prises avec les hommes du Midi et de Gascogne conduits par les d’Armagnac. Il se borne à fournir aux partis rivaux l’appoint de ses forces bourgeoises et populaires, au hasard des passions les plus grossières ou des intérêts les plus mesquins. Il est, dans cette nuit si longue et si triste, comme une torche incertaine, secouée à tous les vents. Il n’est pas la grande lumière d’unité et de salut commun. Le salut, la parole décisive viendront de la France rurale, avec Jeanne d’Arc, douce héritière du brutal mouvement des Jacques.

Plus tard, au seizième siècle, quand la Réforme religieuse fait fermenter tous les éléments de la vie française, quand le conflit de la royauté moderne, des princes, des petits nobles, de l’Église, de la bourgeoisie, s’exaspère jusqu’à menacer l’unité nationale et l’indépendance même de la patrie, quand les Guise, appuyés sur les moines et sur la démagogie cléricale de la Ligue veulent abolir à la fois l’autorité du roi et la liberté naissante de la pensée, et décidément appellent l’Espagne, quand les protestants martyrisés demandent du secours à l’Allemagne et à l’Angleterre, Paris manque à son grand devoir national.

Il aurait dû défendre à la fois l’unité de la France garantie alors par le pouvoir royal et la liberté de la conscience religieuse qui se fût peu à peu comme transmuée en liberté politique. Au contraire il se livre aux prêtres et aux moines, il écrase et brûle la bourgeoisie protestante, il oblige le protestantisme à se réfugier dans les manoirs des petits nobles et à contracter une forme féodale et archaïque qui répugnait à son principe, et il élève au dessus du Roi, de la nation et de la conscience, l’Église brutale et traîtresse, alliée de l’étranger. Il faudra enfin qu’avec le Béarnais la royauté moderne, nationale et tolérante fasse le siège de Paris cléricalisé et espagnolisé. Il faudra, chose inouïe, une défaite de Paris pour assurer la victoire de la France.

D’où vient cette sorte d’aberration ? D’où vient cette aliénation de Paris, infidèle au libre génie de la France et à l’indépendance de la patrie ? Ce triste phénomène ne se peut expliquer que par l’incohérence, la contradiction presque insoluble des conditions économiques dans le Paris du seizième siècle.

La bourgeoisie industrielle et marchande avait grandi : elle avait assez de force économique pour être en même temps une force morale ; et elle appliquait aux choses religieuses, la gravité, le besoin d’ordre, de clarté, de sincérité, que lui avait donné la pratique honnête et indépendante des affaires. Mais l’Église, avec laquelle une partie de la bourgeoisie entrait ainsi en lutte, disposait dans Paris même, d’une force économique écrasante. Elle y possédait des couvents, des hôpitaux, des abbayes sans nombre et elle nourrissait une énorme clientèle de mendiants ou de pauvres ou même d’ouvriers attachés à son service ou accidentellement sans travail. Elle pouvait ainsi, au tocsin de ses cloches exaspérées, mobiliser des foules brutales et serviles au faubourg Saint-Marceau, au faubourg Saint-Victor.

La Ligue est une tentative désespérée de l’Église pour appliquer le système de la clientèle cléricale du moyen âge au gouvernement politique d’une grande cité moderne ; et elle disposait à Paris d’une propriété foncière assez importante pour avoir un moment tenu cette gageure contre la bourgeoisie et contre le roi. Évidemment, ce ne pouvait être qu’une crise. Ou bien l’Église arrêterait le mouvement économique de Paris, paralyserait son commerce et son industrie, et maintiendrait ses artisans dans une dépendance équivoque, demi-ouvriers, demi-mendiants, et c’était fait de Paris, et c’était fait de la France : ou bien la croissance économique de la bourgeoisie devait éliminer peu à peu ou subordonner à la propriété industrielle et marchande la puissance foncière de l’Église et assurer la domination politique bourgeoise, et c’est en effet le chemin qu’a pris l’histoire.

Mais dans cette période incertaine du seizième siècle, quand la force économique de l’Église pouvait encore tenir en échec la force de la propriété bourgeoise, quand l’Église pouvait recruter des milliers d’assommeurs dans ces fameux faubourgs où plus tard la Révolution recrutera ses piques et les plus purs de ses combattants, Paris, se débattant sous les prises du passé et grisé de fanatisme ne pouvait conduire et sauver la France : c’est la France au contraire qui le sauva : avec Henri IV, Richelieu, Mazarin, la bourgeoisie put développer en liberté ses affaires. Sans adhérer précisément à la Réforme, la pensée française se dégagea de l’étreinte sauvage des moines. Paris ne devint pas, comme certaines grandes villes d’Allemagne ou de Hollande une ville protestante, mais son catholicisme ne fut plus celui de la Ligue.

Ainsi Descartes, avec quelques précautions et sans trop de danger, put inaugurer, dès le premier tiers du xviie siècle, ce magnifique mouvement de pensée libre, de philosophie rationnelle et de science méthodique qui se continuera jusqu’à Monge, Laplace et Berthollet, grands génies mêlés à la Révolution. Descartes se croyait seul. « Je me promène, disait-il, dans les plus grandes cités comme dans une solitude, et les hommes que je rencontre ne sont pour moi que les arbres d’une forêt. »

En réalité, il était couvert et protégea son insu, jusqu’en ses méditations les plus hardies, par la force de liberté intellectuelle que développait la bourgeoisie grandissante, en France comme en Hollande, à Paris comme à Amsterdam. De même, à un niveau inférieur de hardiesse et de pensée, le Jansénisme représentera pendant un siècle et demi, du grand Arnaud aux députés de la Constituante, Camus et Grégoire, un compromis entre l’unité catholique et l’individualisme bourgeois, entre l’inflexibilité du dogme et la probité de la conscience. Le Jansénisme, pendant près de deux siècles, a eu un très grand crédit auprès de la bourgeoisie française, et, particulièrement, de la bourgeoisie parisienne.

Il représente, dans l’ordre religieux, une période de transition et de transaction qui correspond exactement à l’état, politique et social de la classe bourgeoise sous l’ancien régime. De même que celle-ci pendant le xviie et le xviiie siècle avait le sentiment de sa force croissante, mais n’osait pas encore engager une lutte ouverte et systématique contre l’ancien régime et la monarchie, de même le Jansénisme, fier, grondeur et soumis, n’osait pas attaquer l’Église et le dogme jusqu’en leur racine. Il pratiquait une sorte de libre-pensée ; mais sans en avouer le principe. Par une lente et grave initiation involontaire, il préparait l’ensemble de la classe bourgeoise aux hardiesses décisives de pensée, qui n’éclatèrent enfin qu’aux jours les plus terribles de la Révolution : sans lui, les clartés éblouissantes de la philosophie du xviiie siècle, et le voltairianisme même, si rapide et si aisé, n’auraient été que flammes légères courant à la surface de la société : la force de résistance du jansénisme atteste la croissance continue d’une bourgeoisie mesurée et forte, qu’une crise extraordinaire jettera enfin dans la philosophie.

Pendant que Paris mûrissait ainsi, sous l’enveloppe d’une bourgeoisie un peu âpre, les forces sociales de la pensée libre, il se préparait aussi profondément à son rôle de capitale révolutionnaire. A cet égard, la sotte équipée de la Fronde, où la bourgeoisie et le parlement furent dupes un instant de l’intrigue des princes, servit Paris. En le brouillant avec le roi, en éveillant les défiances éternelles de Louis XIV, de Louis XV et de Louis XVI, elle mit Paris un peu en marge de la vie monarchique.

La royauté résidait et triomphait à Versailles : et Paris, très royaliste aussi, n’était pas comme perdu dans le rayonnement immédiat de la monarchie : il prenait ainsi, peu à peu, la conscience obscure d’une vie nationale distincte du pouvoir royal. Quand Vauban, en une formule admirable, appelle Paris « le vrai cœur du royaume, la mère commune des Français et l’abrégé de la France », il en donne déjà, si je puis dire, une définition plus française que monarchique. Aux heures glorieuses et aux heures sombres, un ardent patriotisme éclatait à Paris, plus haut que le loyalisme monarchique. Boileau, dans une de ses lettres, parle de l’empressement du peuple de Paris autour des généraux victorieux : Ce n’étaient point les délégués de la puissance royale que le « menu peuple » acclamait : c’étaient les héros de la gloire nationale. Et, en 1714, à l’heure tragique où les impériaux menaçaient le cœur même du pays, Louis XIV s’écria : « Je connais mes Parisiens ; j’irai à eux, je leur parlerai du péril de la France, et ils me donneront deux cent mille hommes. » Grand et noble acte de foi de la royauté acculée et vieillissante en Paris toujours vivant ! Mais troublant appel de la royauté à la patrie, comme à une force déjà supérieure !

Puis, pendant tout le xviiie siècle, Paris a une vie de spéculation, de richesse, de pensée, d’esprit, si ardente à la fois et si éblouissante qu’on pourrait presque raconter son histoire en négligeant celle des rois : mais dans cette ardente vie, Paris ne s’isolait pas de la nation : il ne se séparait pas de la France. La pensée de ses philosophes, de ses écrivains, de ses économistes, excitait au loin, en chaque grande ville manufacturière et marchande, la pensée d’une bourgeoisie enthousiaste et studieuse. Même des liens nouveaux de Paris à la terre se nouaient. Dans l’entresol où délibéraient Quesnay et ses disciples, la régénération de la vie rurale et de la production agricole étaient passionnément étudiées. Les économistes avaient compris que l’agriculture devait être fécondée par la libre circulation des produits et par une large application des capitaux à la terre. Par là leur conception terrienne se rattachait à la grande théorie bourgeoise du libre travail et du libre mouvement ; et, malgré une apparente hostilité contre l’industrie, elle faisait corps avec le capitalisme moderne. Ainsi Paris, que son tourbillon de pensée, de luxe et de finance semblait séparer des campagnes, devenait, au contraire, comme la capitale des grandes plaines à blé : il jetait au loin, dans les sillons, l’ardente semence d’une richesse agricole nouvelle. Et que lui manquera-t-il pour ne faire qu’un avec la France ? la Révolution.

Or, la bourgeoisie parisienne, comme celle de Bordeaux, de Nantes, de Marseille, de Lyon, du Dauphiné, et de toute la France, s’acheminait irrésistiblement, par sa croissance économique, à des destinées révolutionnaires. J’ai déjà parlé du grand peuple des rentiers presque tout entier concentré à Paris et qui mettra au service de la Révolution, contre la royauté banqueroutière, tant de force et d’âpreté. Mais dans l’industrie aussi et dans le commerce l’essor était grand.

Mirabeau, dans une des premières séances de la Constituante, disait : « Paris n’a jamais été, n’est pas et ne sera jamais une ville de commerce. » Cette parole surprend un peu et on ne la comprendrait pas si l’on ignorait que Mirabeau, à ce moment, réfutait les délégués de Saint-Domingue qui demandaient, pour leur île, une représentation très étendue aux États Généraux à raison de son commerce. « A ce compte, disait Mirabeau, et avec cette mesure, Paris n’aurait que très peu de représentants. » Il comparait, évidemment, le commerce de Paris à celui de Saint-Domingue et il voulait dire que Paris n’avait pas, comme Saint-Domingue, le commerce par grandes masses.

L’île produisait et exportait en quantités énormes du sucre, du cacao, etc. Paris n’avait rien qui ressemblât à une production et à une exportation par masses de produits. Sa production était extrêmement variée et morcelée : elle portait sur un nombre de produits très considérable ; et la puissance d’exportation de la grande ville était certainement très inférieure à sa puissance de consommation. Sa population, depuis deux siècles, avait grandi très vite, jusqu’à atteindre, aux environs de 1789, un chiffre de plus de sept cent mille âmes. Ainsi, Paris offrait un débouché à Paris. C’était une grande ville de dépense, au moins autant que de production : et elle ne pouvait ainsi alimenter de larges courants commerciaux se développant à travers le monde.

Trop éloignée de la mer, elle ne pouvait être comme Londres ou Amsterdam un vaste entrepôt des produits de l’univers. Elle avait, cependant, quelques industries puissantes, notamment la tannerie concentrée au faubourg Saint-Marcel, sur la rivière de Bièvre. En 1789 des entrepreneurs, pour étendre l’approvisionnement d’eau de Paris, voulaient utiliser les cours de la Bièvre : tout le quartier Saint-Marcel protesta, et cette protestation, que je relève aux cahiers de Paris extra-muros donne une idée saisissante de la puissance industrielle de ce faubourg. « Quel était le but de tous les règlements de Colbert ? C’était d’écarter les mégissiers, les tanneurs, les teinturiers et autres du centre de la ville de Paris et de leur donner, en même temps, un asile fixe et commode dans un faubourg où, jouissant des privilèges de bourgeois de Paris, ils pussent faire fleurir des branches de commerce dont on sentait toute l’importance. Pour cela il fallait trouver un local. Ce fut le faubourg Saint-Marcel qui fut choisi, et la propriété de la rivière de Bièvre, qui leur fut concédée par le gouvernement, avec autorisation la plus ample et la plus étendue pour conserver non seulement les eaux, mais encore pour recueillir toutes celles y affluentes. Les tanneurs, teinturiers et mégissiers, ensuite formés en corps d’intéressés avec trois syndics, pris dans chacune des communautés, ont joui, pendant des siècles, de toute la protection du gouvernement ... Des dépenses énormes, toujours à la charge des intéressés, ont été la suite de cette autorisation : que n’ont pas coûté les sources qui affluent à la rivière de Bièvre, pour être recueillies et pour en obtenir le cours qu’elle a aujourd’hui ! Que ne coûtent pas annuellement les frais de gardes qui y sont établis, de curages qu’il faut répéter chaque année, pour que le cours de cette rivière ne soit pas obstrué par le limon, que ses eaux savonneuses et marécageuses déposent dans le fond de son lit !

« Toutes ces dépenses ne se comparent pas encore avec les établissements qui existent au faubourg Saint-Marcel. Toutes les maisons y sont construites pour les différents commerces. Sans la rivière, tous ces édifices deviennent des corps décharnés et stériles pour leurs propriétaires et pour l’État. Trente mille hommes y habitent et y vivent, parce qu’ils y travaillent, y consomment, y payent et font valoir les droits du Roi. L’industrie s’y perpétue et s’y régénère sans cesse. »

Évidemment, pour ce peuple de rudes travailleurs, vivant dans l’odeur forte des peaux ou essuyant à leur tablier multicolore leurs mains bariolées de teinture, la frêle et coûteuse aristocratie devait être objet de dédain ou de colère. Il y avait, dans l’industrie de la tannerie et de la teinture peu de grands patrons, puisqu’aujourd’hui encore, malgré la concentration capitaliste, le moyen et le petit patronat se sont maintenus au bord de la Bièvre et que la tannerie surtout est encore une industrie peu concentrée. Ces maîtres travaillaient donc le plus souvent avec leurs ouvriers et, tous ensemble, s’élevaient avec la fierté et la rudesse du travail opprimé ou exploité contre le système nobiliaire et monarchique. Surtout la pesante fiscalité royale, alourdie précisément du privilège qui exonérait les nobles, exaspérait tous les producteurs de l’industrie du cuir. Depuis 1760 elle portait, avec une impatience croissante, le droit de marque sur les cuirs.

Dupont de Nemours, dans les cahiers qu’il a rédigés pour son bailliage a résumé avec force les griefs de toute l’industrie du cuir contre la fiscalité de l’ancien régime. « Ce droit est injuste en lui-même car il est établi sur le pied de 15 pour cent de la valeur totale de la marchandise ou de plus de 50 pour cent de profit que l’on peut faire sur elle. Il entraîne toutes les mêmes visites et les mêmes vexations que les droits d’aides. Il entraîne des vexations plus atroces encore, attendu que non seulement les employés sont les maîtres d’imputer et de supposer la fraude mais qu’ils le sont même d’imputer et de supposer sans cesse un des crimes les plus déshonorants, le crime de faux ! Et quand il leur plait de se livrer à une accusation si cruelle, il est impossible au plus honnête des hommes de leur prouver qu’ils ont tort : il n’a, pour conserver son honneur, d’autre ressource que d’acheter le silence comme pourrait le faire un coupable. »

« En effet, le cuir est de toutes les matières possibles la plus susceptible de se raccourcir par la sécheresse, de se rallonger par l’humidité, de se déformer entièrement par les révolutions successives de l’une et de l’autre ; de telle sorte que l’on peut mettre en fait qu’il n’y a pas une seule marque fidèle qui, au bout de quelques mois, ne puisse être arguée de faux avec beaucoup de vraisemblance, et pas une marque fausse faite avec quelque soin qui présente aucun caractère par lequel on puisse la distinguer de la véritable. »

« Cette incertitude a été reconnue dans les préambules même de plusieurs lois portées sur cette matière : et cependant ces lois ont prononcé des peines, même celle des galères pour les hommes, du fouet pour leurs femmes et pour leurs filles, comme si dans le cas même de fraude ces innocentes créatures pouvaient résister à la volonté de leur père ou de leur mari ; comme s’il n’était pas possible qu’elles ignorassent ce qui se passe dans les ateliers ; comme si le sachant, elles pourraient le dénoncer sans trahir toutes les vertus de leur sexe ! Quelle législation que celle qui voudrait en faire dans leurs foyers domestiques les espions ou les victimes du fisc ; et quelles âmes ont pu dicter de pareilles lois !... »

« Le droit de marque des cuirs restreint la fabrication et le commerce dans une proportion effrayante. Les registres mêmes des régisseurs, les calculs qu’ils présentent pour tâcher d’établir que le droit qu’ils avaient à percevoir n’est pas aussi funeste que le prétendent les fabricants, constatent que le travail des tanneries du royaume est diminué de moitié depuis vingt-neuf ans qu’elles sont soumises à l’imposition et aux procès inséparables du droit de marque. »

Qu’on prenne garde que Dupont de Nemours est bien loin d’être un déclamateur, que les cahiers rédigés par lui sont au contraire admirables d’exactitude et de précision : et on mesurera toute l’imprudence de la monarchie. Elle accumule aux portes de Paris, trente mille ouvriers et petits patrons : puis, pour se procurer des ressources qu’elle n’osait demander à l’égoïsme des privilégiés fainéants, elle accable les producteurs : et après avoir marqué leurs cuirs pour l’impôt, elle va, à la moindre fraude ou apparence de fraude, jusqu’à les marquer eux-mêmes du fer des galères, jusqu’à fouetter leurs femmes et leurs filles. Il ne faut point s’étonner si aux heures décisives de la Révolution, de formidables légions hérissées de piques sortent de ces maisons sombres où tant d’ouvriers et de petits patrons avaient si longtemps nourri les mêmes haines. Sans doute dans ces grands soulèvements sociaux les griefs d’ordre général, les griefs de classe l’emportent sur les griefs particuliers ou tout au moins les absorbent : il ne serait pas étrange cependant que parmi les révolutionnaires du faubourg Saint-Marcel qui au 10 août marchèrent contre les Tuileries, plus d’un eût à venger les meurtrissures du fouet imprimées à sa femme ou à sa fille.

A cette classe industrielle faite de petits patrons et de prolétaires s’ajoutait, au faubourg Saint-Marcel ce qu’on pourrait appeler, dans le langage d’aujourd’hui, un pittoresque « prolétariat en haillons ». « Le faubourg Saint-Marceau, dit Mercier, a été de tout temps le refuge des ouvriers de toutes les classes, confondues avec le chiffonnier, le vidangeur, l’écureur de puits, le débardeur, le tondeur de chiens, le marchand de tisanes, le symphoniste ambulant, la marchande de châtaignes, le mendiant. » Ce ne sont pas sans doute ces métiers d’aventure et de fantaisie dont le faubourg était amusé et bariolé, qui ont ajouté beaucoup à la force de la Révolution. Elle était dans cette bourgeoisie laborieuse et rude qui vivait côte à côte avec les ouvriers et qui avec eux, sortira des noires maisons comme la lave d’un volcan sombre, lave mêlée de roches un peu diverses qu’amalgame un même feu.

Au faubourg Saint-Antoine aussi, il y avait une grande force de production, Mercier dit en une phrase laconique et un peu énigmatique de son tableau de Paris : « Je ne sais comment ce faubourg subsiste ; on y vend des meubles d’un bout à l’autre, et la portion pauvre qui l’habite n’a point de meubles. » Il est bien clair que les pauvres maisons d’ouvriers ne retenaient pas un seul des riches meubles que le faubourg fabriquait pour la bourgeoisie et pour la Cour : mais si Mercier n’a pas cédé simplement à la tentation d’une antithèse un peu facile, s’il a voulu dire que la population ouvrière du faubourg Saint-Antoine était particulièrement pauvre, cette assertion paraît bien risquée. D’abord Mercier lui-même se plaint ailleurs des hauts prix exigés par tous les ouvriers qui travaillent ou à la construction ou à la décoration des maisons : et on comprend mal comment les artisans en meuble et en tapisserie du faubourg Saint-Antoine auraient été seuls disgraciés. En second lieu, dans le terrible hiver de 1788-1789, c’est le quartier des Cordeliers et de Saint-Germain-des-Prés qui souffrit le plus de la misère, il. n’est pas fait mention particulière du faubourg Saint-Antoine. Nous savons en outre que depuis vingt-cinq ans une fièvre inouïe de construction s’était emparée de Paris : les classes riches rivalisaient de luxe dans l’aménagement de leurs hôtels neufs : comment le quartier qui fournissait les meubles, les tentures n’eût-il pas bénéficié de cette prodigieuse activité ?

Comment les ouvriers auxquels on demandait un travail artistique et rapide n’auraient-ils pas aisément obtenu une rémunération au moins égale à celle des autres corps de métier ? Enfin comment s’expliquer l’unanimité révolutionnaire du faubourg Saint-Antoine, si une misère plus que déprimante avait livré les artisans et ouvriers aux suggestions des privilégiés qui affectaient dès les premiers jours de prendre la défense du pauvre peuple affamé ? Il est donc infiniment probable que le faubourg Saint-Antoine avait autant de bien-être qu’en comportait l’ancien régime : ce n’est pas du fond de la misère qu’est montée la Révolution : et la popularité facile dont jouira le grand brasseur Santerre, atteste bien qu’ouvriers, artisans, chefs d’industrie étaient animés de la même passion, du même mouvement, et que la bourgeoisie industrielle, là comme ailleurs, était dirigeante.

Seule, l’émeute populaire contre le très riche marchand de papiers peints du faubourg Saint-Antoine Réveillon, semble indiquer un commencement d’antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. Mais cet incident est resté une énigme très obscure et probablement indéchiffrable. Réveillon était un des bourgeois de 1789 qui s’étaient le plus fortement prononcés pour les droits du Tiers-État, pour la convocation des Etats généraux, pour le doublement du Tiers : et il était dans son district un des électeurs les plus influents.

C’est juste au moment où les électeurs parisiens tardivement convoqués, procédaient en hâte au choix de leurs députés que le soulèvement éclate. Le 27 août, le bruit se répand que Réveillon, dans l’assemblée des électeurs a demandé que les salaires ne soient que de 15 sous. Au prix où était le pain, c’était pour les ouvriers la mort par la famine. Avait-il réellement tenu ce propos imprudent et odieux, et la caisse de secours qu’il avait fondée pour ses ouvriers n’était-elle qu’une ruse de fausse philanthropie cachant une exploitation abominable ? Il semble plus probable d’après les récits du temps que le sens de son malencontreux propos était tout autre. Il avait demandé que le prix du blé fût abaissé de telle sorte que l’ouvrier pût vivre avec 15 sous par jour. Il obéissait à la préoccupation de la plupart des industriels du dix-huitième siècle : ils étudiaient la question du blé au point de vue de la répercussion du prix du pain sur les salaires. Mais il était aisé de donner à cette phrase un autre tour, et la commotion fut très vive dans Paris. Toute une troupe menaçante et armée de pierres se porta sous les fenêtres de la maison de Réveillon, brûla Réveillon en effigie, puis pilla la maison même et défila sur la place de Grève en poussant des cris de mort.

Le lendemain, dans la rue Saint-Antoine, les soldats convoqués seulement après 24 heures, firent feu sur le peuple et couchèrent plusieurs victimes sur le pavé de la rue. Quel était au juste le mobile et le sens de ce mouvement ? Michelet, arguant de la longue inaction des soldats pendant tout un jour conjecture que si la Cour n’a pas fomenté le mouvement, du moins elle l’a laissé se développer complaisamment afin d’effrayer Paris et la France, au moment même où les États généraux allaient se réunir, et de tenir plus aisément en mains les députés. Il y a eu tant de duplicité et de rouerie dans la conduite royale qu’on ne peut s’interdire absolument cette hypothèse. Camille Desmoulins déclare sans hésiter, que les violences des 27 et 28 avril urent l’œuvre de brigands, suscités pour compromettre la cause du peuple. D’autres accusèrent un prêtre équivoque, l’abbé Roy, qui vivait d’expédients, et qui avait été dénoncé pour faux par Réveillon, d’avoir machiné par vengeance cet attentat. Peut-être aussi les haines qu’excitait dans le Tiers État même, chez les artisans et les petits producteurs, la grande manufacture de Réveillon, écrasant tous ses rivaux de sa concurrence triomphante a-t-elle concouru au mouvement. Cependant, quand on lit l’interrogatoire des blessés qui furent couchés deux par deux dans les lits de l’Hôtel Dieu, on constate que la plupart n’étaient point en effet des ouvriers de Réveillon, et qu’ils n’appartenaient même pas au faubourg.

C’étaient des ouvriers de toutes les corporations « qui passaient. » Plusieurs des hommes ainsi arrêtés furent jugés hâtivement et pendus. Devant ces lits d’hôpital où nous rencontrons pour la première fois des prolétaires abattus sous des balles d’ancien régime pour avoir assailli un riche bourgeois, champion de la Révolution, devant ces potences où furent hissés de pauvres ouvriers frappés par la justice expirante du Roi, désavoués et flétris comme des brigands par la nouvelle classe révolutionnaire, nous nous arrêtons avec un grand trouble d’esprit et une grande anxiété de cœur. Nous voudrions être juste envers eux et leur pauvre visage convulsé ne nous livre pas son secret. Furent-ils de vulgaires pillards, brûlant pour voler ? Furent-ils de louches agents de la réaction monarchique ? Furent-ils les serviteurs inconscients d’une première intrigue de Contre-Révolution ? Ou bien dans l’universelle fermentation de la Révolution naissante, cédèrent-ils à la rancune de la faim et accoururent-ils de tous les points de la capitale, sans autre signal que leur commune misère ? Sont-ils, avant même que le grand drame révolutionnaire soit ouvert, un étrange prologue prolétarien ? faut-il voir en eux une basse clientèle d’ancien régime, ou une avant-garde du mouvement populaire des 5 et 6 octobre ? Problème d’autant plus insoluble qu’aucun des deux grands partis qui allaient se heurter ne semble l’avoir approfondi, la Cour par peur d’y trouver la main de sa police, la bourgeoisie révolutionnaire par peur de découvrir sous le terrain déjà miné de la Révolution bourgeoise d’obscures et profondes galeries de misère. En tout cas, j’observe que ce drame ambigu ne laissa point d’échos. Le peuple, plus tard, se vengera des massacres du Champ de Mars : Je ne trouve nulle part une allusion aux fusillades du faubourg Saint-Antoine et à la pendaison des assaillants... On dirait que ces potences, plantées pourtant sur les confins immédiats de la Révolution, sont en dehors du champ de l’histoire. Même le faubourg Saint-Antoine semble avoir oublié vite ce lugubre épisode. Aucune ombre ne tombe de ces gibets sur les splendides journées révolutionnaires de Juillet, et telle est la force historique de la Révolution bourgeoise, telle est, à cette date, sa légitimité superbe que bourgeois et prolétaires montent ensemble à l’assaut de la Bastille, sans que le sang ouvrier versé pour le bourgeois Réveillon soit entre eux un signe de discorde ou même un souvenir importun. Tant il est vrai que l’humanité ne retient que les colères et les haines qui la peuvent aider dans sa marche !

Mais en dehors de ces deux grands quartiers industriels la bourgeoisie parisienne a une activité diverse et multiple. L’alimentation donne lieu à un commerce immense : il entre dans Paris tous les ans quinze cent mille muids de blé, quatre cent-cinquante mille muids de vin, cent mille bœufs, quatre cent vingt mille moutons, trente mille veaux, cent quarante mille porcs. Les caves des marchands de vin occupent en sous-sol les trois quarts de Paris.

De vastes sociétés financières jouissant de privilèges plus ou moins étendus s’organisent pour l’approvisionnement de la Capitale : l’art de préparer les comestibles se raffina, et nos soldats retrouvèrent dans les magasins de Moscou les produits expédiés par les marchands parisiens. La boulangerie fait dans la dernière moitié du siècle des progrès extraordinaires. Une école de boulangerie gratuite et où enseignent des savants remarquables est fondée pour substituer à la routine les procédés scientifiques. « Le pain, dit Mercier, se fait mieux à Paris que partout ailleurs, parce que d’abord quelques boulangers ont su raisonner avec leur art. Ensuite les chimistes ont su nous, instruire à amalgamer le blé, et suivre cet art depuis la préparation des levains jusqu’à la cuisson ; et grâce à ces professeurs, le pain qu’on mange dans les hôpitaux est meilleur que celui qui est servi sur la table la plus opulente de la Suisse. »

L’industrie du vêtement et de la chaussure se raffine aussi. « En 1758, j’ai payé trois livres quinze sous la même paire de souliers que je paye aujourd’hui en 1788 six livres dix sous. Le cuir est moins bon, mais la chaussure est plus élégante : le cordonnier qui sert le noble et le riche bourgeois, porte un habit noir, une perruque bien poudrée ; sa veste est de soie, il a l’air d’un greffier. » Mais c’est surtout dans l’industrie du bâtiment qu’il y a une activité merveilleuse et des progrès surprenants. Voici d’abord à ce sujet quelques indications et un tableau sommaire de Mercier, en 1785. « La maçonnerie a reconstruit un tiers de la capitale depuis vingt-cinq années. On a spéculé sur les terrains. On a appelé des régiments de Limousins. Le parvenu veut avoir des appartements spacieux, et le marchand prétend se loger comme le prince. Le milieu de la ville a subi les métamorphoses de l’infatigable marteau du tailleur de pierre ; les Quinze Vingt ont disparu, et leur terrain porte une enfilade d’édifices neufs et réguliers ; les Invalides qui semblaient devoir reposer au milieu de la campagne sont environnés de maisons nouvelles ; la vieille Monnaie a fait place à deux rues ; la Chaussée d’Antin est un quartier nouveau et considérable. Plus de porte Saint-Antoine. La Bastille seule a l’air de tenir bon, de vouloir épouvanter sans cesse nos regards de sa hideuse figure. Les grues qui font monter en l’air des pierres énormes environnent Sainte-Geneviève et la paroisse de la Madeleine.

Dans les plaines voisines de Montrouge on voit tourner ces roues qui ont vingt-cinq à trente pieds de diamètre. Malgré cette multitude de bâtiments nouveaux les loyers n’ont pas baissé de prix. »

Et, Mercier constate les rapides fortunes des grands entrepreneurs. « Les maçons ont dû faire fortune, aussi sont-ils tout à fait à leur aise après quelques années de travaux. Aucun métier n’a été plus lucratif que le leur ; mais le pauvre Limousin qui plonge ses bras dans la chaux, semblable au soldat, reste au bout de dix années toujours pauvre, tandis que le maçon qui voit la truelle mais qui ne la touche pas, visite en équipage les phalanges éparses de son régiment plâtrier et ressemble à un colonel qui passe une revue. »

Financiers, bourgeois enrichis, capitalistes triomphants « champignons de la fortune » voulaient faire vite et pour répondre à leur impatience l’art du bâtiment inventait des procédés rapides. « La salle de l’Opéra a été construite en 75 jours ; le pavillon de Bagatelle en six semaines ; Saint-Cloud a changé de face en peu de mois. — On vient d’imaginer tout récemment une nouvelle construction qui économise les charpentes en grosses poutres ; jusqu’alors on donnait aux charpentes une pesanteur inutile et qui écrasait les bâtiments. »

Et qu’on n’imagine point que le tableau de Mercier est l’œuvre à demi fantaisiste d’un moraliste qui note avec une curiosité malicieuse les progrès du luxe. On peut lui reprocher au contraire de n’avoir pas donné une sensation assez forte de la prodigieuse transformation qui s’accomplissait à Paris dans la deuxième moitié du xviiie siècle. J’emprunte à M. Monin (État de Paris en 1789) un résumé des travaux de voirie : et encore ce résumé est très incomplet. Quand on lit la description des quartiers de Paris publiée par Jaillot au début du règne de Louis XVI, on est étonné de l’énorme travail de construction urbaine commencé depuis la Régence : et il va s’accélérant sous Louis XVI. « On sait, dit M. Monin, que depuis deux siècles environ, Paris s’est surtout développé sur la rive droite. Cela tient à l’éloignement relatif des hauteurs... Mais longtemps le grand égoût (ancien ruisseau de Ménilmontant) avait fait reculer les habitations. C’est seulement après que Michel-Étienne Turgot, prévôt des marchands l’eut recouvert de voûtes maçonnées et en eut assuré le curage régulier par l’établissement d’un réservoir supérieur (1740) que commencèrent à se transformer les terrains de la Grange-Batelière, des Porcherons, de Ville l’Évêque et du Roule. Les anciens marais devinrent des jardins d’agrément, par le moyen de terres rapportées. La Chaussée d’Antin se peupla ; après les rues de Provence et d’Artois (aujourd’hui rue Laffitte), furent ouvertes la rue Neuve des Mathurins (1778), la rue Neuve des Capucines (aujourd’hui rue Joubert, 1780), la rue Saint-Nicolas (1784). Signalons encore sur la rive droite, à l’ouest, la rue d’Artois (1775), la rue du Colisée (1779), la rue Matignon (1787) d’abord nommée rue Millet, du nom du premier particulier qui y fit construire ; au centre et au nord, la rue de Chabanais, en vertu des lettres patentes obtenues par le marquis de Chabanais (1773), la rue de Louvois, en vertu de lettres patentes accordées au marquis de Louvois (1784), la rue de Tracy (1793) ; les rues de Hauteville, de l’Echiquier, d’Enghien, sur les terrains des Filles-Dieu (1784) ; la rue Martel, la rue Buffault (1777) ; la rue Richer, élargissement de la rue de l’Egoût (1782 et 1784) ; les rues Montholon, Papillon, Riboutté (1786). La vente au domaine royal et au domaine de la Ville des terrains qui dépendaient de l’hôtel Choiseuil permit, et d’établir la Comédie italienne et de tracer les rues Neuves Saint-Marc, de la Terrasse, Tournade, d’Ambroise. Au nord-est, après la rue de Lancry (1777), les rues de Breteuil, de Boynes, et de Crosne furent prises sur le terrain de l’hôtel de Boynes (1787) : le duc d’Angoulême, grand prieur de France, obtint de percer de nouvelles rues dans les terrains des Marais du Temple, entre autres celle d’Angoulême. Enfin à l’est de la Bastille, les abbesses, prieuses et religieuses de l’abbaye royale de Saint-Antoine-des-Champs, obtenaient d’ouvrir sur leurs terres de nouvelles rues, d’établir un marché et des fontaines (1777-1789). »

Qu’on me pardonne cette énumération bien insuffisante d’ailleurs. Mais il n’est pas de signe plus décisif de la merveilleuse activité économique de Paris dans la période qui a précédé la Révolution que cette multiplication des rues, cette soudaine croissance de quartiers neufs. Le faux réaliste Taine qui s’est attardé à noter des gentillesses de salon sous l’ancien régime n’a même pas pris garde à cet énorme remuement de pierres qui attestait un énorme remuement des intérêts. Or, tout ce mouvement de rénovation urbaine était conduit depuis deux siècles, et de plus en plus, par la bourgeoisie parisienne. C’est elle qui en avait à la fois la direction, l’exécution et le profit. C’est elle qui par ses prévôts des marchands, ses échevins, ses architectes, ses entrepreneurs, avait conçu les plans simples et larges qui s’accomplissaient. Elle avait été secondée par les Rois qui avaient le sens de la grandeur et de l’uniformité, et Louis XVI, en 1783. annonça tout un ensemble de mesures destinées à « donner aux voies une largeur proportionnée aux besoins et à en redresser les sinuosités ». La monarchie qui avait donné à Versailles une si claire et si majestueuse ordonnance ne pouvait s’accommoder, quand elle touchait à Paris, de la complication, de l’enchevêtrement et du désordre que le moyen âge y avait laissés ; et le goût de la bourgeoisie orgueilleuse et active qui voulait assurer la circulation facile des marchandises et des hommes et étaler à la lumière des larges rues les façades de ses hôtels neufs concordait à merveille avec la grandeur du goût royal. Au contraire, nobles et moines, liés par les souvenirs du passé, intéressés à garder, à l’ombre de leurs puissantes demeures, l’humble clientèle des pauvres maisons, résistaient aux transformations nécessaires : ils sentaient confusément que ces percées hardies de rues neuves, de lumière et de mouvement, menaçaient leurs antiques privilèges.

Qu’on ne se laisse point tromper par la longue liste des nobles qui obtiennent lettres patentes pour l’ouverture de nouvelles rues et la construction de nouveaux quartiers. C’était, pour la plupart d’entre eux, une forme décente de l’expropriation. Quand ils étaient à bout, quand ils ne pouvaient plus entretenir leurs vastes hôtels, ils en sacrifiaient une partie : ils vendaient les terrains à un prix élevé, et ils attendaient de toutes ces opérations une plus-value qui leur permît de vendre bien leur immeuble. Ou encore ils étaient gagnés eux aussi par une fièvre de nouveauté, et s’ennuyant de leurs solennelles demeures ils voulaient goûter au luxe délicat dont les financiers donnaient l’exemple. Mais toujours c’est la bourgeoisie de Paris qui donnait l’impulsion. C’est à elle par conséquent que revient l’honneur du grand plan de travaux qui pendant le xviie et le xviiie siècle créa vraiment le Paris moderne. Son principal effort fut de libérer le cours de la Seine en faisant disparaître les très nombreuses petites îles qui l’obstruaient et en substituant des quais larges et hauts, portés sur des arcades, à l’éboulement de masures qui dégringolaient jusque dans le fleuve. En outre, elle multipliait les ponts, séchait les marais qui couvraient une partie du quartier Montmartre et du quartier des Halles et dilatait ainsi Paris vers l’ouest.

Comme elle concevait les grands travaux, c’est elle qui les exécutait. C’est elle qui fournissait les architectes, les ingénieurs, les entrepreneurs, les capitalistes : et les nobles qui obtenaient d’abord la concession des travaux n’étaient ici encore que des parasites dont la bourgeoisie de l’équerre et du compas avait hâte de secouer l’onéreuse tutelle. Je note dans Jaillot que, dans la première moitié du xviie siècle c’est le grand entrepreneur Marie qui est chargé, en exécution d’un contrat conclu par la Ville avec les chanoines de Notre-Dame, d’assurer le terre-plain et de le revêtir de maçonnerie. C’est ce même grand entrepreneur qui bâtit le pont Marie. Plus tard, c’est à un autre grand entrepreneur bourgeois que le marquis de La Feuillade cède à forfait la construction de la place des Victoires pour laquelle il avait obtenu privilège du Roi ; il serait intéressant de dresser la liste des architectes et entrepreneurs du xviiie siècle : ils étaient une des principales forces de la bourgeoisie capitaliste parisienne, et ils étaient certainement préparés à servir la Révolution : d’abord parce qu’en simplifiant la propriété elle débarrassait leur activité des innombrables entraves que leur imposait la survivance du droit féodal ; ensuite parce que, mieux que d’autres, ils avaient pu constater la diminution, la décadence sociale de la noblesse et au contraire la croissance économique de la classe bourgeoise, maîtresse de l’avenir.

Et en effet, c’est bien la bourgeoisie qui conquérait Paris, et on peut dire qu’à la veille de la Révolution elle le possédait presque entièrement.

Sans doute un grand nombre d’anciens et beaux hôtels et quelques-uns des hôtels modernes appartenaient à la noblesse. Déjà pourtant plusieurs même de ces hôtels aristocratiques avaient été acquis par des financiers ou par des parlementaires (voir le répertoire du comte d’Aucour : les anciens hôtels de Paris).

Depuis deux siècles, c’étaient surtout « les commis du roi », les secrétaires d’État de la monarchie, les Colbert, les Louvois, les Philippeaux de la Vrillière qui avaient construit de belles demeures. Mais ces détails relevés déjà dans les histoires et pour lesquels je renvoie à l’œuvre si importante de Jaillot, ne sont rien à côté de cette grande question absolument négligée jusqu’ici : par qui était possédé l’ensemble de la propriété urbaine parisienne ? à quelle classe sociale appartenaient les 25.000 maisons de la grande ville de sept cent mille âmes ? Je ne parle pas bien entendu de la propriété ecclésiastique des abbayes et communautés religieuses qui en tant de points obstruaient Paris. Je parle des maisons « laïques ». Étaient-elles possédées par le clergé, par la noblesse ou par le Tiers État et dans quelles proportions ? Voici la réponse : et peut-être nous sera-t-il permis de dire qu’elle constitue une sorte de découverte historique qui peut suggérer aux chercheurs des investigations de même ordre. On sait que l’architecte Verniquet a dressé de 1785 à 1789 un plan de Paris vraiment magistral. C’est le premier plan scientifique et trigonométriquement exécuté de la grande ville.

Verniquet avait sous sa direction soixante ingénieurs qui travaillaient au cloître des Cordeliers. Bien souvent, étant gênés le jour pour leurs travaux de mesure par l’active circulation des rues, ils opéraient la nuit à la clarté des flambeaux. Son œuvre est admirable. Nous avons à Carnavalet une partie des minutes de ce plan, heureusement sauvées de l’incendie : chaque maison de Paris y est exactement dessinée, et le nom du propriétaire est inscrit sur chacune. Cette indication m’a donné l’idée de quelques recherches où j’ai été aidé par M. Marcel Rouff. D’abord j’ai constaté que, sauf pour les hôtels célèbres (trois ou quatre cents) les noms de ces propriétaires étaient tous des noms de bourgeois. Puis en comparant rue par rue pour un assez grand nombre de rues, les noms des propriétaires donnés par le plan Verniquet avec les noms des habitants donnés par des annuaires de l’époque, par des sortes de petits Bottin des années 1785, 1786, 87, 88 et 89, j’ai relevé le curieux résultat suivant : Presque jamais il n’y a coïncidence entre la liste des propriétaires et la liste des habitants d’une même rue : presque jamais on ne retrouve le nom du propriétaire parmi les noms des habitants.

Ainsi il est démontré que, dès avant la Révolution, les maisons de Paris n’étaient point, pour leurs propriétaires, des domiciles : elles étaient des objets de rente, des placements. Et comme tous les noms des propriétaires sont des noms bourgeois, même dans les rues où habitent des nobles, il est démontré que la bourgeoisie percevait les loyers de tous les immeubles parisiens et que, sauf quelques centaines de grandes familles, la noblesse elle-même était locataire de la bourgeoisie. Quelle formidable puissance économique et comme la bourgeoisie était arrivée à la pleine maturité sociale ! La propriété urbaine était devenue si importante pour la bourgeoisie rentière qu’une vaste compagnie d’assurance contre l’incendie s’était constituée par actions. Mercier note dans son tableau de Paris, que presque toutes les maisons portaient l’inscription : M A C L (maison assurée contre l’incendie). Comme il rapporte à ce sujet la médiocre plaisanterie révolutionnaire : (Marie-Antoinette cocufie Louis) on pourrait le soupçonner d’avoir exagéré le nombre des assurances pour élargir la plaisanterie ; mais je note dans Jaillot, que dès 1750 l’hôtel de Gesvres fut acquis par la Compagnie d’assurances qui y tenait ses assemblées, et qui en avait orné la façade d’un écusson aux armes royales ; évidemment les affaires de la Compagnie avaient dû s’étendre avec l’énorme mouvement de construction urbaine du règne de Louis XVI. Ainsi le type tout à fait moderne de la propriété parisienne est constaté dès le dix-huitième siècle ; la propriété urbaine est propriété bourgeoise et les grandes compagnies d’assurance commencent à occuper de vastes immeubles.

A coup sûr la bourgeoisie parisienne pour qui les immeubles urbains étaient une si belle source de profit et à qui la croissance continue de la population promettait de larges loyers, désirait renouveler Paris et exproprier surtout les couvents irréguliers et encombrants qui avec leurs jardins, leurs chapelles, leurs annexes, leurs enclos, nouaient la ville comme les gros nœuds qui arrêtent la croissance d’un arbre. A plus d’un spéculateur hardi, la Révolution, avec l’expropriation des biens d’église, a apparu certainement comme une fructueuse opération de voirie. Le mouvement était si fort que le pieux Louis XVI lui-même, en 1780, livra aux entrepreneurs, l’enclos des Quinze-Vingts construit pour les aveugles et les pauvres par saint Louis. C’est la fameuse affaire (presque aussi fameuse que celle de Collier) où fut mêlé le Cardinal de Rohan.

L’enclos des Quinze Vingts, où était accumulée une population étrange de cinq ou six mille mendiants autorisés et en quelque sorte patentés, masquait une partie du Louvre, obstruait la rue Saint-Honoré, les abords du Palais-Royal et le débouché de la rue Richelieu. C’était comme une bosse de Quasimodo, une gibbosité du moyen âge pesant sur l’épine dorsale de la grande ville moderne. Il y eut comme une extirpation violente et bienfaisante, mais le Cardinal de Rohan fut fortement soupçonné d’avoir favorisé une soumission frauduleuse et d’avoir livré l’enclos, pour la somme insuffisante de six millions à des entrepreneurs qui lui avaient donné des pots de vin. D’ailleurs l’opération était bonne pour le Roi dont elle dégageait le Louvre, pour la famille d’Orléans dont elle dégageait le Palais-Royal, surtout pour la bourgeoisie parisienne à qui elle livrait, au cœur même de la ville, de larges espaces pour des constructions neuves.

Il est possible que cette opération hardie ait contribué à la faveur avec laquelle le cardinal de Rohan fut accueilli à l’Assemblée Constituante ; elle apparaissait comme le prélude des opérations plus vastes qui pouvaient être tentées sur les biens du clergé.

En même temps qu’elle agrandissait ainsi sa propriété urbaine et sa rente immobilière, la bourgeoisie parisienne laïcisait, à son profit, les services de la cité. Dès 1664, elle laïcise la Halle aux Blés, en enlevant à l’évêque de Paris ce qu’on appelait la tierce semaine, c’est-à-dire le prélèvement des droits de Halle une semaine sur trois. L’Église est évincée du service d’approvisionnement. Elle est évincée aussi de l’administration des hôpitaux. Par exemple, l’Hôtel-Dieu, en 1789, était sous la surveillance temporelle d’un Conseil ainsi composé : l’archevêque de Paris, le premier président du Parlement, le premier président de la Chambre des Comptes, le premier président de la Cour des Aides, le procureur général du Parlement, le lieutenant général de police et le prévôt des marchands.

Il y avait en outre dix administrateurs laïques, un receveur charitable également laïque, des officiers (un greffier, un notaire, un procureur au Parlement, un procureur au Chàtelet). De même pour Saint-Louis, pour les Incurables, la Santé, Notre-Dame de la Pitié, la Salpêtrière, Bicêtre, les Enfants Rouges, l’élément laïque et bourgeois prédominait et de beaucoup dans l’administration (voir Monin). La bourgeoisie parisienne avait mené de front la conquête administrative et la conquête économique de la cité, et elle avait en 1789 une force d’élan irrésistible.

Pour soutenir ce mouvement ascendant, il ne lui avait certainement pas suffi de la puissance que lui donnaient ses rentes sur l’Hôtel de Ville et créances sur le roi ou ses opérations proprement financières et capitalistes. Mirabeau, dont j’ai déjà cité la phrase tranchante sur l’incapacité commerciale de Paris prononcée dès le premier jour de la Constituante, revient à la charge dans son célèbre mémoire du 15 octobre 1789, à Monsieur, comte de Provence et frère du roi. « Paris engloutit depuis longtemps tous les impôts du royaume. Paris est le siège du régime fiscal abhorré des provinces ; Paris a créé la dette ; Paris, par son funeste agiotage a perdu le crédit public et compromis l’honneur de la nation. Paris ne demande que des opérations financières ; les provinces ne considèrent que l’agriculture et le commerce. »

Le plan politique de Mirabeau explique celle véhémente diatribe. Mais elle est doublement injuste. D’abord cette activité capitaliste et financière où Mirabeau ne voyait qu’une sorte d’échauffement maladif était la condition même du vaste essor industriel qui devait suivre : Paris ne faisait que devancer en ce point la France toute entière, et cette centralisation préalable des ressources était le ressort nécessaire du mouvement général. Comment auraient pu être organisées les entreprises de tout ordre du xixe siècle si le Paris du xviiie n’avait pas déjà créé au centre le merveilleux instrument de finance, de crédit ? Mais Mirabeau était injuste encore envers Paris en réduisant son activité à ces entreprises de finance. Un patient et multiple travail de négoce et d’industrie était le fond de la vie parisienne, et sans ce support résistant, tout l’édifice d’agiotage, et même de rente, se serait écroulé vite comme une maison de papier.

Ce qui est vrai, c’est que dans le mélange et la complication de la vie de Paris, les forces proprement industrielles et commerciales, quoique constituées en corporations solides, n’apparaissaient point comme les éléments essentiels de la cité aussi distinctement qu’à Lyon, Nantes, ou Bordeaux. C’est une des raisons pour lesquelles le régime électoral pour les députés aux États-Généraux ne fut point le même à Paris que dans les autres villes. Non seulement dans l’article 29 du règlement qui applique la fameuse lettre royale de convocation du 24 janvier, il est dit que la ville de Paris députera seule directement aux Etats-Généraux, sans passer par l’intermédiaire du bailliage et de la prévôté, mais le mode de votation est tout différent. Les articles 26 et 27 du règlement font, dans les grandes villes, deux grandes catégories d’électeurs. Il y a d’abord ceux qui appartiennent aux corporations d’arts et métiers ou aux corporations d’arts libéraux, comme celles des négociants et armateurs ; et en général « tous les autres citoyens réunis par l’exercice des mêmes fonctions et formant des assemblées ou des corps autorisés » ; il y a ensuite, selon les termes de l’article 27 « les habitants composant le tiers état, qui ne se trouveront compris dans aucun corps, communauté ou corporation » ; ceux-là s’assemblent tous et votent tous à l’hôtel-de-ville.

Ainsi, dans toutes les autres villes, la vie corporative fournit si je puis dire, le moule électoral. Au contraire, à Paris, la division électorale est purement géographique : la capitale est divisée en soixante districts, correspondant à soixante quartiers : et dans les assemblées de quartier, tous les membres du Tiers-État, quelle que soit la corporation à laquelle ils appartiennent, ou s’ils n’appartiennent à aucune corporation, sont confondus. Voici d’ailleurs le texte du règlement du 15 avril, en son article 12, relatif à cet objet : « L’assemblée du Tiers-État de la ville de Paris se tiendra le mardi 21 avril ; elle sera divisée en soixante arrondissements ou quartiers. Les habitants composant le Tiers-État, nés français ou naturalisés, âgés de vingt-cinq ans, et domiciliés, auront droit d’assister à l’assemblée déterminée par le quartier dans lequel ils résident actuellement, en remplissant les conditions suivantes, et nul ne pourra s’y faire représenter par procureur.

Article 15. Pour être admis dans l’assemblée de son quartier, il faudra pouvoir justifier d’un titre d’office, de grades dans une faculté, d’une commission ou emploi, de lettres de maîtrise, ou enfin de sa quittance ou nantissement de capitation montant au moins à la somme de six livres en principal. »

Ainsi à Paris, c’est toute la bourgeoisie mêlée, capitalistes, financiers, rentiers, savants, magistrats, industriels, marchands, artisans aisés, qui est convoquée en chaque quartier. Évidemment, c’est surtout l’immensité de la ville qui a suggéré ou imposé cette disposition. Il était malaisé de réunir en un même point tous les membres d’une même corporation disséminés dans la vaste cité. Il eut été plus difficile encore de concentrer à l’Hôtel de Ville, en une seule assemblée électorale tous les habitants de Paris, rentiers, financiers, professeurs, écrivains, artistes, qui n’appartenaient pas à une corporation.

Mais c’est la complexité de la vie parisienne plus encore que l’immensité de Paris qui s’opposait à cette distribution corporative. Après tout, sans avoir l’énormité de Paris, Lyon et Marseille étaient de grandes villes, et nous avons vu notamment pour Lyon, que les élections avaient pu se faire par corporation : c’est que la presque totalité des habitants se répartissait en un petit nombre de vastes corporations.

La diversité, la mobilité, l’enchevêtrement de la vie de Paris ne permettaient guère cette répartition professionnelle, et c’est peut-être ce qui dérobait à des yeux d’ailleurs prévenus comme ceux de Mirabeau l’activité industrielle et marchande de la grande ville. En tout cas, cette division par quartier, qui ne démembrait pas la bourgeoisie parisienne, mais qui, au contraire, réunissait en une même assemblée, en chaque arrondissement, toutes les forces bourgeoises, légistes, médecins, fabricants, négociants, savants et philosophes, a donné d’emblée au Tiers-État parisien une force de premier ordre. C’est de ce règlement royal du 15 avril 1789 que procèdent les districts et toute la vie révolutionnaire de la Commune parisienne. Mais ce règlement même était rendu nécessaire par l’ampleur de la ville démesurément accrue depuis un siècle et par la véhémence du tourbillon social qui mêlait tous les atomes humains.

En tout cas, maîtresse des titres de rente, et de la plupart des actions des compagnies de banques, d’assurances, de transport, d’approvisionnement, propriétaire de la plupart des immeubles, enrichie par les offices de finance et de judicature, puissante par des industries diverses, tantôt concentrées en des quartiers distincts, comme la tannerie à Saint-Marcel et le meuble à Saint-Antoine, tantôt disséminées et enchevêtrées, comme les industries du vêtement ou de l’alimentation, la bourgeoisie parisienne était, à la veille de 1789, la force souveraine de propriété, de production et de consommation : la puissance des nobles et des prêtres, pareille aux vieilles abbayes ou aux vieilles demeures aristocratiques, n’était plus à Paris qu’un îlot croulant que la vague éblouissante et haute va recouvrir.

C’est par cette grande puissance de richesse qui lui donnait une grande puissance de consommation, même pour les objets de luxe, que la bourgeoisie de Paris groupait autour d’elle les prolétaires. C’est par là que, dans la première période de la Révolution, jusqu’au 10 août et même au delà, elle a pu en somme les maintenir dans son orbite. Si les nobles avaient détenu à Paris le plus gros de la fortune, ils auraient pu, par l’émigration ou même par le resserrement systématique de leurs dépenses, déterminer un chômage inouï et prolongé auquel nulle société ne résiste. Ou bien la Révolution se serait enfoncée dans cet abîme, et le peuple affamé, désespéré, aurait redemandé les maîtres d’hier qui, du moins, en achetant les produits des manufactures et les chefs-d’œuvre des ateliers, le faisaient vivre. Ou bien une violente révolution ouvrière aurait, comme une vague furieuse dépassant une vague irritée, recouvert la Révolution bourgeoise. C’est cette crise économique terrible qu’espéraient les émigrés et la Cour.

Fersen, le Suédois mélancolique et réfléchi, le correspondant et le conseiller de Marie-Antoinette de 1790 à 1792, bien qu’il blâmât l’émigration exprime lui-même cet espoir. A plusieurs reprises, il écrit : « Ce sera pour l’hiver prochain ». Le dommage causé à Paris par le départ des nobles n’était certes point négligeable, mais pour que le coup fût décisif et produisit un effet contre-révolutionnaire, il aurait fallu à la riche noblesse une puissance économique qu’elle n’avait plus relativement à l’ensemble des forces sociales. La bourgeoisie toute seule avait dès lors une suffisante puissance d’achat pour maintenir, pendant le passage dangereux, l’équilibre du système. La grève des acheteurs organisée par la contre-révolution pouvait blesser et irriter Paris, mais elle ne pouvait l’abattre et ne servait dès lors qu’à le pousser plus avant dans la voie révolutionnaire.

En contribuant par leur départ, comme l’indique Necker, à la sortie du numéraire, les émigrés ne firent que hâter le régime des assignats et l’expropriation générale des biens ecclésiastiques. En privant de leur clientèle accoutumée une partie des artisans de Paris, ils les excitèrent jusqu’à la fureur mais comme ces lacunes de travail, soudainement creusées, n’étaient point suffisantes à entraîner une vaste ruine et un éboulement du système économique de Paris, les émigrés ne réussirent ici encore qu’à accélérer le mouvement de la Révolution.

Mercier constate, dans son tableau de Paris en 1797 que les motions les plus furieuses furent faites dans les sections par les ouvriers cordonniers tapissiers et autres que l’émigration des nobles avait privés d’une partie au moins de leur travail. Et que désiraient-ils ? Qu’une guerre d’extermination leur fût faite ; que tous les biens laissés par eux en France fussent confisqués par la nation et remis dans le mouvement pour ranimer les affaires. En attendant ils servaient le riche bourgeois ; et comment même les arts les plus factices, ceux même que Rousseau condamnait le plus auraient-ils sombré par la seule abstention des nobles, quand pendant tout le dix-huitième siècle c’est la riche bourgeoisie qui avait, si je peux dire, mené le train ? Il semble même que la surexcitation révolutionnaire, la confiance et l’élan de la bourgeoisie victorieuse, l’affermissement de la dette publique et le mouvement d’affaires auquel donna lieu la vente commencée des biens du cleré aient au moins dans les trois premières années de la Révolution, excité la production et les échanges.

On peut très logiquement conclure de ce qui se passait à Lyon pour l’industrie de la soierie, qui est l’industrie de luxe par excellence, à tous les arts de luxe de Paris. Or le voyageur allemand Reichardt, musicien de talent observateur pénétrant et exact, constate à Lyon, en mars 1792, c’est-à-dire huit mois après la secousse de Varennes, et quand les premiers grondements de la guerre prochaine commençaient à inquiéter l’horizon, une vie de société extrêmement brillante et active. La haute bourgeoisie lyonnaise multiplie les bals, les soupers, où les femmes rivalisent de luxe avec leurs capotes de dentelle, leurs claires toilettes roses et bleues. Comment la haute bourgeoisie eût-elle pu déployer cette hardiesse, cette élégance et cette joie si elle avait été menacée par le déclin de son industrie magnifique, et si elle avait senti monter vers elle la colère d’un peuple sans travail et sans pain ?

J’ai déjà noté aussi, d’après les tableaux dressés par Julianny, l’accroissement du chiffre d’affaires de Marseille de 1789 à 1792, et je relève dans Barnave une très importante constatation générale qui s’applique évidemment à Paris comme aux autres villes du royaume. Il écrit en 1792 : « Lorsque l’Assemblée Constituante s’est séparée, la nation n’avait point encore sensiblement perdu en hommes et en richesses... Un grand nombre d’individus avaient souffert dans leur fortune, mais la masse générale des richesses n’avait point déchu. Le commerce maritime pouvait avoir essuyé quelques pertes, mais l’agriculture n’avait cessé de fleurir et les manufactures avaient acquis un degré d’activité supérieur à tout ce qui avait existé dans d’autres temps. »

Enfin, pour Paris même, Mirabeau d’abord, Fersen ensuite, écrivent à plusieurs reprises de 89 à 92, « qu’on a de la peine à retenir les ouvriers dans les ateliers ». La fièvre révolutionnaire les jetait dans la rue ou dans les clubs. Mais qui ne comprend pas que s’ils avaient été épuisés par de longs et fréquents chômages, ils n’auraient pas ainsi supporté avec impatience les rares journées de travail sauveur ? Il semble bien que les fâcheuses conséquences du terrible hiver de 1788-1789 ne se sont pas étendues au delà de l’année 1789. J’en donnerai plusieurs preuves. Mais si dès maintenant je fais entrevoir, en une sorte de clarté anticipée, que la défection ou le soulèvement de la noblesse ne parvinrent pas à infliger à la Révolution une crise économique profonde, c’est parce qu’il n’est point de preuve plus décisive de la puissance économique de la bourgeoisie. Elle était assez forte, même au point le plus agité et le plus surchargé, pour porter seule tout le système de la production et des échanges ; elle peut consommer au défaut des nobles, et malgré l’émigration des plus grandes fortunes nobiliaires et princières, elle peut soutenir au-dessus de l’abîme la Révolution, en soutenant la nation même. C’est un pont aux arches profondes et solides qu’elle jette par-dessus le gouffre.

Ainsi, le prolétariat parisien, muni par la bourgeoisie parisienne d’un suffisant travail et de suffisantes ressources ne sera point condamné à retourner à l’ancien régime comme une clientèle affamée ; il pourra marcher, intrépidement dans les voies de la Révolution bourgeoise.

Mais lui-même n’avait-il point comme prolétariat une conscience déclasse déjà éveillée ? A la question posée ainsi, sous une forme toute moderne, il n’est pas possible de répondre ; la conscience du prolétariat est encore ambiguë et indéterminée comme le prolétariat lui-même. Tout d’abord, dans quelle mesure la conception sociale des ouvriers différait-elle, en 1789, de la conception bourgeoise ? M. André Lichtenberger, dans deux livres intéressants, Le Socialisme au dix-huitième siècle ; Le Socialisme et la Révolution française a réuni un grand nombre de textes où la pensée socialiste semble s’affirmer ; M. Lichtenberger n’a tiré que des conclusions très prudentes et très sages. Il reconnaît très justement que dans la plupart des écrivains et des philosophes du dix-huitième siècle « la pensée socialiste » a un tour purement spéculatif et moral et qu’elle n’est point un appel à des forces nouvelles, aux intérêts et aux passions du peuple ouvrier. Quant aux brochures qui inondèrent littéralement Paris dans les six mois qui précédèrent la réunion des États généraux, sur cinq mille qu’a dépouillées M. Lichtenberger, il en est à peine vingt qui protestent contre les souffrances et la dépendance des salariés, des manouvriers, et qui touchent au problème de la propriété ; elles n’eurent d’ailleurs qu’un très faible retentissement.

Mais M. Lichtenberger lui-même, en isolant ces textes, en a involontairement exagéré la valeur et parfois même déformé le sens. Qu’importe par exemple que les prolétaires de Paris aient pu lire dans une page de Linguet, en sa théorie des lois civiles publiée en 1767 : « Les manouvriers gémissent sous les haillons dégoûtants qui sont la livrée de l’indigence. Ils n’ont jamais part à l’abondance dont leur travail est la source. La richesse semble leur faire grâce quand elle veut bien agréer les présents qu’ils lui font. Elle leur prodigue les mépris les plus outrageants. Ce sont les domestiques qui ont vraiment remplacé les serfs parmi nous ; c’est sans contredit une très nombreuse et la plus nombreuse portion de chaque nation.

« Il s’agit d’examiner quel est le gain effectif que lui a procuré la suppression de l’esclavage. Je le dis avec autant de douleur que de franchise : tout ce qu’ils ont gagné, c’est d’être à chaque instant tourmentés par la crainte de mourir de faim, malheur dont étaient au moins exempts leurs prédécesseurs dans ce dernier rang de l’humanité. » Et qu’importe encore qu’il ait varié ce thème en paroles ardentes ? « Le travailleur est libre, dites-vous ; eh ! voilà son malheur : il ne tient à personne, mais aussi personne ne tient à lui... Les journaliers naissent, croissent et s’élèvent pour le service de l’opulence, sans lui causer les moindres frais, comme le gibier qu’elle ramasse sur terres.

« C’est une triste ironie de dire que les ouvriers sont libres et n’ont pas de maîtres. Ils en ont un, et le plus terrible, le plus impérieux des maîtres. Le pauvre n’est point libre, et il sert en tous pays. Ils ne sont pas aux ordres d’un homme en particulier, mais à ceux de tous en général.

Oui, à quoi pouvaient servir au prolétaire ces paroles de feu, puisque Linguet n’avait d’autre but que de rabattre l’orgueil de la philosophie et de la société moderne, et de glorifier l’antique rétame féodal ? Il s’écriait : « Que les esclaves d’Amérique ne gémissent point de leur sort, et qu’ils craignent un affranchissement qui les plongerait dans un plus triste état. » De quel secours cette véhémente démagogie féodale pouvait-elle être au peuple ouvrier ? Elle le ramenait, sous prétexte de sécurité, sous les voûtes basses du donjon féodal ou aux cachots de l’esclave antique.

De même, quelle lumière pouvaient trouver dans Mably, les prolétaires parisiens, ouvriers des manufactures et des ateliers ? Il disait bien que le seul moyen de contenir dans de justes limites la puissance législative « c’est d’établir la communauté de biens et l’égalité des conditions, parce qu’il n’y a que ce seul arrangement qui puisse détruire les intérêts particuliers qui triompheront toujours de l’intérêt général ». Il constatait bien avec force l’esclavage des salariés : « La liberté dont chaque Européen croit jouir n’est autre chose que le pouvoir de rompre sa chaîne pour se donner à un nouveau maître. Le besoin y fait des esclaves et ils sont d’autant plus malheureux qu’aucune loi ne pourvoit à leur subsistance ».

Mais bien loin d’inviter les prolétaires des grandes villes à profiter de leur nombre même et de leur rassemblement pour organiser la propriété commune, il rêvait un impossible retour à l’état purement agricole, et l’anéantissement de l’industrie. Il considérait l’activité urbaine comme immorale et monstrueuse, et la classe ouvrière industrielle participait, à ses yeux, des vices et de la bassesse de l’industrie elle-même. « Les ouvriers des manufactures sont vils ». Rêveries réactionnaires ! Car en affaiblissant l’activité des villes et le ressort de l’industrie, on aurait préparé non le communisme agraire, mais une renaissance féodale.

M. Lichtenberger ne marque pas assez ce qu’il y a de rétrograde dans ce socialisme prétendu ; et quelle prise pouvait-il avoir sur ces ouvriers de Paris qui étaient accourus de tous les points de la France vers la grande ville ardente, et qui y avaient trouvé malgré tout l’exaltation de la vie ? D’instinct les ouvriers des manufactures étaient beaucoup plus avec la bourgeoisie révolutionnaire qui suscitait et élargissait le travail industriel qu’avec les prétendus réformateurs qui dans un intérêt de moralité et de simplicité, voulaient ramener au pâturage commun, trempé de matinale rosée, le troupeau paisible des hommes.

De même encore pour Necker : les citations que fait M. Lichtenberger pourraient, faute de suffisantes réserves d’interprétation, faire illusion. Oui, il dénonce comme la principale cause de misère « le pouvoir qu’ont les propriétaires de ne donner en échange d’un travail qui leur est agréable, que le plus petit salaire possible, c’est-à-dire celui qui représente le plus strict nécessaire ». Oui, il constate que « presque toutes les institutions civiles ont été faites par les propriétaires. On dirait qu’un petit nombre d’hommes, après s’être partagé la terre, ont fait des lois d’union et de garantie contre la multitude. On n’a presque rien fait encore pour la classe la plus nombreuse des citoyens. Que nous importent vos lois de propriété ! pourraient-ils dire, nous ne possédons rien ; vos lois de justice ! nous n’avons rien à défendre ; vos lois de liberté ! si nous ne travaillons pas demain, nous mourrons ! »

Oui, il semble que les prolétaires vont recueillir ces paroles et les tourner contre la bourgeoisie. Mais quoi ! il ne s’agit pour Necker que d’une polémique contre les propriétaires fonciers. Là où l’on avait cru voir quelque lueur de socialisme, il n’y a que la lutte du capitalisme industriel, commercial et financier contre la puissance agrarienne. Au fond, à travers toutes ces déclarations pseudo-révolutionnaires, ce que veut obtenir Necker, c’est que les propriétaires fonciers ne puissent plus librement exporter leur blé. Et pourquoi Necker, en emprisonnant le blé en France, veut-il en abaisser le prix ? Est-ce pour assurer en effet à toute la classe pauvre, une subsistance plus aisée et plus de bien-être ? C’est surtout, Necker ne le dissimule pas, pour que les industriels et manufacturiers français n’aient pas leurs frais de main-d’œuvre surchargés du haut prix des blés.

Il faut avoir le blé à bon marché pour avoir à bon marché les ouvriers des manufactures. C’est ce que dit à l’article Blé le dictionnaire de Savary ; c’est le fond de l’œuvre de Necker, et tout cet étalage sentimental, toute cette révolte apparente n’a d’autre but que de permettre aux industriels français de lutter sur les marchés étrangers contre les produits concurrents, et d’attirer en France beaucoup de numéraire. Il n’y a là qu’une grande opération d’industrie et de banque enveloppée d’humanité.

Au dix-huitième siècle, l’agriculture était libre-échangiste, dans l’espoir de vendre ses grains plus cher, si elle pouvait les porter à la fois sur les marchés du dehors et sur ceux du dedans. L’industrie au contraire et la Banque, en prohibant la sortie des blés voulaient abaisser le coût de la main-d’œuvre ouvrière, et nous avons vu le philanthrope Réveillon faire imprudemment écho à cette pensée. Plus tard, au temps des luttes de M. Méline et de M. Léon Say, l’agriculture sera protectionniste, pour vendre son blé plus cher ; et l’industrie sera libre-échangiste pour l’acheter meilleur marché. Les deux adversaires auront changé de position, mais ce sera la même lutte ; et il serait aussi puéril d’attribuer une valeur socialiste aux propos pesants de Necker contre les propriétaires fonciers, qu’aux boutades de M. Méline contre la finance, ou de M. Léon Say contre le monopole terrien. M. Léon Say ayant dit un jour à M. Méline : « Le protectionnisme, c’est le socialisme des riches » ; M. Méline piqué répondit : « Le libre-échange, c’est l’anarchisme des millionnaires. » Cela amusait la galerie socialiste.

Mais ce n’est pas ce qui mettait en mouvement la classe prolétarienne. De même dans la controverse entre Necker et l’abbé Baudeau, Necker ayant dit aux physiocrates : « Votre liberté économique, c’est la tyrannie du propriétaire » l’abbé Baudeau pouvait répondre et répondit en effet en substance : « Votre attaque à la propriété, c’est le communisme des banquiers. » Où était en tout cela l’aiguillon pour les prolétaires ?

Il est bien vrai que dès le xviiie siècle, un communisme moderne et militant, qui ne veut point abolir la civilisation et qui fait appel au peuple, commence à percer. Je ne parle pas du testament du curé Meslier, si populaire et si profond qu’en soit l’accent communiste : car Voltaire, qui en publia les parties dirigées contre l’Église se garda bien d’en publier les parties dirigées contre la propriété. Mais le Code de la nature de Morelly, esquisse avec force un communisme vivant et hardi qui ne serait pas un triste retour à la pauvreté primitive, et qui mettrait au service, de tous les ressources de l’humanité.

Mais Babeuf lui-même, dans une lettre datée de 1787, deux ans avant la Révolution demande s’il ne serait point possible, dans l’état actuel des connaissances humaines d’assurer à tous les hommes la jouissance commune de la terre et même des produits de l’industrie : ce sont les premières lueurs du communisme moderne et industriel ; ce n’est plus le communisme purement agraire, primitif et réactionnaire, et on pressent que celui-ci pourra avoir des prises sur le prolétariat des usines, sur le peuple des mines, des hauts-fourneaux, des grandes cités éblouissantes et misérables.

Un des premiers objets de cette histoire sera certainement de rechercher comment à l’arrière-saison ardente encore et désespérée de la Révolution bourgeoise le babouvisme a pu éclore. Mais en 1789, à l’origine même du mouvement, les germes communistes sont imperceptibles et mystérieux : le peuple de Paris les ignore. Et les rares brochures qui gémissent sur le sort des manouvriers, qui comparent le pauvre peuple au mulet portant bourgeoisie et noblesse n’ont que peu d’éclat et presque point d’effet ; car elles ne tracent au prolétariat aucune politique nette, aucun chemin.

En vain le chevalier de Moret écrivait-il en 1789, dans une phrase d’ailleurs ambiguë : « On a tort de considérer le Tiers-État comme une seule classe : il se compose de deux classes dont les intérêts sont différents et même opposés. » Car en 1789, au moment où le Tiers-État avait besoin de toutes ses forces, populaires et bourgeoises pour abattre l’ancien régime, cette décomposition en deux classes hostiles pouvait être une hardiesse ultra-révolutionnaire. Elle pouvait être aussi une manœuvre de contre-Révolution.

Comment d’ailleurs les prolétaires auraient-ils traduit en acte cette dualité de classe ? Allaient-ils attaquer la bourgeoisie au nom du droit ouvrier à l’heure même où elle attaquait l’ancien régime ? Ils auraient maintenu l’ancien régime et travaillé contre eux-mêmes : car la classe ouvrière ne peut grandir que par la démocratie, et le communisme, unité suprême de la production et de la vie, suppose la disparition du morcellement féodal, du bariolage des coutumes et des castes.

Donc, même s’ils avaient eu une conscience claire de classe, même s’ils avaient formé un Tiers-État ouvrier se distinguant nettement du Tiers-État bourgeois, les prolétaires auraient, dans leur propre intérêt, marché avec la bourgeoisie révolutionnaire.

A plus forte raison leur conscience de classe encore incertaine et comme subordonnée devait-elle subir l’entraînement de la Révolution bourgeoise.

Mais du moins les ouvriers s’appliquaient-ils, dès 1789, à pousser dans un sens populaire le mouvement de la bourgeoisie ? On ne peut noter aucun effort précis et systématique. Je ne vois pas par exemple que les prolétaires de Paris aient tenté rien de sérieux pour obtenir le droit de vote.

La disposition du règlement qui exigeait une imposition directe de six livres au principal, excluait des assemblées électorales à peu près tous les salariés : ils ne firent pas de réunions ; ils ne rédigèrent pas de pétitions pour protester contre cette exclusion. Il est vrai que dans la nouveauté déconcertante du mouvement révolutionnaire, beaucoup même des Parisiens qui avaient le droit de vote négligèrent de voter : le suffrage universel aurait donné environ 120.000 électeurs. Le règlement en écartait les deux tiers, et sur les 40.000 ayants droit, 11.000 seulement, un quart, prirent part au vote.

Il n’est pas étrange que ceux qui étaient exclus n’aient pas formé un mouvement très vif. Il faut cependant noter, comme un symptôme grave de l’insuffisante préparation de la classe ouvrière, la passivité avec laquelle elle subit un règlement électoral qui la frappait d’impuissance. Évidemment, elle eût protesté un peu plus, si elle n’avait considéré que les électeurs bourgeois feraient en somme à peu près la même œuvre.

J’ai entendu citer parfois, comme une manifestation prolétarienne la protestation formulée en mai au nom « des 180.000 ouvriers et artisans. » Quand on la lit de près, on s’aperçoit que c’est, très exactement, une protestation bourgeoise, ou mieux, une protestation patronale.

Les élus de la ville de Paris étaient des légistes, des savants, des médecins : les industriels évincés se plaignirent, et ils prétendirent que les ouvriers et artisans n’étaient point représentés, puisque leurs représentants naturels, les chefs d’industrie, n’étaient point députés aux États-Généraux.

Bien loin que ce document, souvent invoqué à la légère comme un acte prolétarien, révèle un sentiment de classe chez les ouvriers, il atteste au contraire le sans-façon avec lequel la bourgeoisie absorbait l’intérêt ouvrier dans son intérêt propre, et se considérait comme la tutrice d’un prolétariat mineur.

S’il y avait eu à Paris, à la veille de la convocation des États-Généraux, une opinion publique ouvrière, elle aurait agi sur les électeurs parisiens. Quoique absents des assemblées électorales, les prolétaires y auraient fait parvenir leurs revendications. Or, il n’y a rien dans les cahiers du Tiers-État de Paris qui rappelle l’existence d’un prolétariat. C’est à peine si un article demande « que les journaliers et les pères de dix enfants soient exempts de l’impôt direct ».

Mais bien loin que cette mesure ait un caractère social, bien loin qu’elle soit destinée a développer la classe ouvrière, elle a pour effet de l’exclure définitivement du droit électoral, même si le cens était extrêmement abaissé. C’est une sorte d’aumône publique à la classe indigente et subalterne.

Au demeurant, pas un mot dans les cahiers sur l’extension du droit de vote aux pauvres, aux ouvriers, aux manouvriers, et même sur la suppression de l’octroi il n’y a rien. Évidemment l’heure du prolétariat n’a pas encore sonné aux clochers du Paris révolutionnaire.

S’il y avait eu dans la conscience populaire le moindre commencement de socialisme, il se serait marqué dans la conception des ateliers publics. C’était une idée très répandue sous l’ancien régime, c’est une idée très répandue aussi dans les cahiers des États-Généraux que pour épargner aux campagnes surtout, la charge et le danger de la mendicité et du vagabondage, il fallait établir dans chaque communauté de petits ateliers de charité destinés à occuper et à fixer les ouvriers et ouvrières valides.

Et en fait, l’ancien régime et la Révolution recourent largement à ce moyen d’assistance, soit en ouvrant des chantiers pour des travaux de terrassements, soit même en instituant des filatures et tissages de coton, de laine et de soie. On en trouvera de nombreux et curieux exemples au tome II du grand recueil de Tuetey sur l’Assistance publique à Paris pendant la Révolution, sous le titre spécial : Ateliers de charité et de filature.

Nulle part, cette institution ne dépasse le niveau philanthropique. Nulle part elle n’est comprise à la mode de Louis Blanc comme un moyen d’émancipation progressive des salariés. Dans les fameux cahiers du Bailli de de Nemours, où il a touché si minutieusement à tous les problèmes, Dupont de Nemours spécifie bien que toujours, dans les ateliers de charité, le salaire devra être inférieur au salaire des entreprises privées afin de ne point détourner de celles-ci la main-d’œuvre et de ne point encourager la paresse.

C’est donc une simple forme de l’Assistance et de l’aumône. Aussi bien comme le montrent les rapports recueillis dans le livre de Tuetey, les enfants pauvres recueillis par les hospices et les maisons religieuses sont-ils envoyés en hâte aux ateliers de charité : c’est une décharge pour les maisons de bienfaisance et c’est en même temps une acclimatation de l’enfance au travail industriel, un recrutement de la main-d’œuvre pour la production capitaliste agrandie.

Et chose décisive ! même l’abbé Fauchet, même le terrible et tonnant abbé qui fondera en 1790 le Cercle social et le journal la Bouche de fer et qui sera accusé par Camille Desmoulins de prêcher la loi agraire, même ce populaire tribun évangélique qui attirait au pied de sa chaire les foules ouvrières de Paris ne concevait lui aussi ces ateliers que comme une administration charitable.

Il avait deux grandes solutions au problème social : la limitation des fortunes territoriales, la multiplication des asiles publics. Mais M. Lichtenberger, malgré ses réserves, n’a vraiment pas assez dit combien tout cela est pauvre et même vide de socialisme.

En ce qui concerne particulièrement les ateliers publics, M. Lichtenberger a le tort de ne pas rappeler que l’abbé Fauchet aussi, tout comme Dupont de Nemours, demande expressément que le salaire y soit inférieur au salaire moyen de l’industrie privée et mesuré au strict nécessaire.

Voici son système exact, d’après un chapitre de son livre sur la Religion nationale, publié en 1789, aux premiers jours des Etats-Généraux. « Les lois doivent prendre soin des pauvres non pas au point de leur procurer à tous quelque aisance et quelque participation aux douceurs de la vie ; c’est l’office de la bonté particulière, et de la générosité personnelle de chaque citoyen, en état de se procurer à lui-même ce mérite et ce bonheur ; mais de manière que personne, dans l’étendue de l’Empire, ne manque du nécessaire et des secours conservateurs de l’existence : voilà l’office indispensable de la législation. »

« Point de vagabonds, point de mendiants dans la France entière : et pour cela des ateliers de charité partout, en sorte que chaque homme qui a des bras puisse trouver de l’ouvrage pour gagner son pain. »

« Il faut un petit atelier dans chaque paroisse, aux frais de la paroisse, un moyen dans chaque district aux frais du district, un très grand dans chaque province, aux frais de la province : Ces frais là seront très peu de chose, parce que les travailleurs feront de l’ouvrage qui tournera au profit de la Caisse de l’atelier.

La rétribution dans les Ateliers de Charité, doit être moindre que celle qui est accordée par les particuliers aux ouvriers qu’ils emploient. Si elle était égale, tous se porteraient aux ateliers publics, et il y aurait abus et impossibilité. Il faut qu’un homme, une femme, un enfant un peu fort gagnent, outre leur nourriture, huit, six, quatre sols pour leur entretien ; si l’on peut leur fournir les aliments en nature, cela vaudra mieux ; sur la multitude il y aura profit ; sinon on peut estimer le total de la nourriture nécessaire d’un homme à la valeur de quatre livres de pain, celle d’une femme à la valeur de trois livres, et celle d’un enfant à la valeur de deux livres. »

« Quand la livre de pain vaut trois sols, la journée d’un homme est donc indispensablement estimable à vingt sols ; douze pour les aliments et huit pour son nécessaire, qui comprend le logement, les habits, le chauffage et tout le reste de ses besoins ; voilà l’étroit nécessaire ; la journée d’une femme quinze sols ; celle d’un enfant qui peut travaille, dix sols. »

Cela est décisif, et le prétendu socialiste Fauchet a exactement la même conception que l’économiste Dupont de Nemours. Quand on se rappelle que le salaire des ouvriers parisiens d’après de très nombreux témoignages, variait à cette époque de trente à quarante sous, on s’aperçoit que les ateliers de charité de l’abbé Fauchet ne devaient guère payer, au moins à Paris, que demi-salaire. Je l’avoue : j’éprouve quelque irritation lorsqu’en détachant quelques phrases on essaie de donner, si peu que ce soit, un tour socialiste à ces règlements de police philanthropique. Je répète au contraire que la preuve décisive que ni les ouvriers, ni leurs orateurs les plus populaires n’ont en eux, à ce moment, la moindre lueur de socialisme, c’est que ni les uns, ni les autres n’ait essayé de glisser une pensée socialiste, un rêve d’affranchissement dans ce système des ateliers publics.

D’ailleurs, le cahier du Tiers État de Paris a sur ce point le mérite de la franchise. « On avisera aux moyens de détruire la mendicité dans les campagnes et le régime inhumain des dépôts fera place à des établissements plus utiles. »

C’est clair : il s’agit simplement d’une sauvegarde contre la mendicité et d’une meilleure utilisation des forces vagabondes du système social. La hardiesse du prédicateur tumultueux, qui fera peur aux révolutionnaires, ne se hausse pas au-dessus de ce piètre idéal et rien ne marque mieux l’humilité générale de la pensée prolétarienne. Il n’y a pas là la plus mince ébauche de ce qu’on appellera plus tard « l’organisation du travail », et les meneurs populaires les plus véhéments n’ont même pas soupçonné qu’une issue pouvait s’ouvrir un jour par où les salariés s’évaderaient du salariat.

Du moins la question des subsistances offrait-elle aux prolétaires un point d’appui particulier ? Et en demandant du pain à la Révolution bourgeoise, les foules ouvrières affamées vont-elles se dresser comme une force antagoniste en face de la bourgeoisie ? Pas le moins du monde. Si paradoxal que cela puisse paraître aux esprits inattentifs, la question des subsistances est trop vitale, trop poignante pour être proprement une question sociale : elle est si élémentaire, si impérieuse qu’il n’y a pas un gouvernement, qu’elle qu’en soit la forme, pas une classe dominante quel qu’en soit l’égoïsme qui ne soient obligés de pourvoir à la nourriture des hommes.

La monarchie déjà, particulièrement sous Louis XVI, y employait beaucoup d’efforts et beaucoup d’argent. En tout cas, il n’y avait rien dans la conception et les intérêts de la bourgeoisie révolutionnaire qui l’empêchât de pourvoir avec vigueur à l’approvisionnement des cités et à l’alimentation du peuple.

Elle pouvait combattre violemment les accapareurs, les monopoleurs : elle pouvait réquisitionner les blés chez le cultivateur et le fermier : en vertu même de la conception juridique bourgeoise si nettement formulée par Lindet, le grand commissaire aux vivres de la Convention, si la nation avait le droit, moyennant une juste indemnité, d’exproprier les citoyens de leurs propriétés dans l’intérêt public, à plus forte raison avait-elle le droit de les contraindre, moyennant un juste prix, à céder les produits de ces propriétés.

Si on ajoute que la bourgeoisie révolutionnaire, au moment où elle libérait la terre de la dîme et des droits féodaux et où elle livrait aux laboureurs et fermiers une partie du vaste domaine ecclésiastique, se croyait surabondamment autorisée à exiger en retour la livraison régulière du blé sur le marché et même à en taxer le prix, on comprendra sans peine que la question des subsistances n’ait pu susciter dans le peuple un mouvement vraiment prolétarien.

Au contraire, le peuple a toujours eu une tendance marquée à imputer toutes les difficultés d’approvisionnement, la rareté ou la cherté des vivres, aux manœuvres des ennemis de la Révolution cherchant à la prendre par la famine. La question du pain a donc été comme un ferment dans la Révolution bourgeoise ; elle n’a pu servir de support à un mouvement vraiment socialiste et ouvrier.

On cherche d’ailleurs en vain à quels centres de groupement le prolétariat parisien aurait pu se rattacher en 1789. Je n’ai pas trouvé traces à cette date, de l’action des sociétés de compagnonnage. Il semble qu’elles auraient û au moins se réunir pour se défendre, pour adopter une tactique en vue des événements révolutionnaires. La bourgeoisie industrielle et parlementaire avait, souvent, au cours des siècles, traqué les compagnons.

Nous avons vu les persécutions dirigées contre eux à Saint-Étienne et dans la région lyonnaise. Et des coups récents auraient dû les mettre en garde. En 1765, le Parlement de Bretagne avait rendu contre les compagnons de Nantes une ordonnance sévère. En 1778, à la date du 12 novembre, le Parlement de Paris avait fait défense aux artisans, compagnons et gens de métier de s’assembler.

Il avait fait défense également aux taverniers, limonadiers de recevoir plus de quatre garçons à la fois. Défense aussi de favoriser « les pratiques des prétendus devoirs des compagnons ». C’était la persécution du compagnonnage.

Et les compagnons devaient se demander, sans doute, ce que leur réservait l’ordre nouveau. Ils ne devaient pas ignorer que dès lors en bien des régions industrielles la bourgeoisie révolutionnaire prenait contre eux l’offensive. Je relève, par exemple, dans les cahiers du Tiers État de Montpellier qui traduit évidemment sur ce point la pensée de tous les usiniers du Languedoc, une demande formelle d’interdiction des Gavots et des Dévorants, des deux grandes sections du Compagnonnage. Ils demandent en outre que les ouvriers, cherchant du travail, ne puissent s’adresser qu’aux corporations de maîtres.

Mais quel contraste entre la classe bourgeoise et les ouvriers ! A Paris même, les corporations bourgeoises, les corporations des maîtres artisans et des marchands, quelque suranné que soit leur privilège, luttent énergiquement pour le défendre. Les Six-Corps multiplient les pétitions pour obtenir une représentation directe aux États-Généraux.

Ainsi, même dans la partie caduque et condamnée de son organisation économique, la bourgeoisie parisienne affirme sa vitalité. Au contraire dans aucun document de l’époque je ne trouve la moindre action commune et saisissable des Compagnons. Si les ouvriers avaient eu dès lors comme un premier éveil de la conscience de classe, ils auraient cherché, devant le redoutable inconnu des événements, à se grouper, à apaiser les vieux antagonismes meurtriers de compagnonnage à compagnonnage. C’étaient leurs luttes insensées et sanglantes, c’étaient leurs rivalités souvent féroces qui les livraient à la fois à la toute-puissance des maîtres « du patronat » et aux coups des juges.

Les maîtres pour tenir en tutelle les compagnons de la Liberté n’avaient qu’à les menacer d’embaucher à leur place les compagnons du Devoir et réciproquement. Et c’étaient les batailles des compagnons bretons et parisiens qui avaient donné au Parlement de Bretagne et au Parlement de Paris prétexte à intervenir.

Tout récemment encore, en 1788, les compagnons forgerons et taillandiers avaient ensanglanté de leur querelle les rues de Nantes, juste à l’heure où la bourgeoisie bretonne, d’un bout à l’autre de la province, se coalisait, se soulevait d’un magnifique élan unanime contre la puissance des nobles.

C’est seulement en 1845 qu’Agricol Perdiguier s’appliquera à réconcilier les compagnonnages ennemis, et sa tentative fit presque scandale chez les compagnons. Rien d’analogue ne fut essayé en 1789, et les seuls groupements qui auraient pu coordonner l’action ouvrière étaient eux-mêmes à l’état de discorde et de conflit.

Aussi bien, au-dessus de ses corporations, la classe bourgeoise avait bien des centres de ralliement. Elle était d’abord unie par la conscience commune de ses grands intérêts économiques, et ses Bourses du commerce, ses hommes de loi lui servaient de lien.

L’exemple de Guillotin déposant chez les notaires de Paris une pétition en faveur du Tiers-État parisien et invitant les citoyens à aller la signer, est caractéristique : c’est évidemment la bourgeoisie seule qui avait aisément accès chez les notaires.

Ainsi nous ne trouvons dans la classe ouvrière parvenue à la veille de la Révolution, ni une conscience de classe distincte, ni même un rudiment d’organisation. Est-ce à dire que les ouvriers de Paris ne sont pas dès lors une force considérable ? Ils sont, en effet, une grande force, mais seulement dans le sens de la Révolution bourgeoise, mêlés à elle, confondus en elle et lui donnant par leur impétuosité toute sa logique et tout son élan. Je ne parle pas des « prolétaires en haillons », des vagabonds et des mendiants.

A voir les chiffres artificiellement rapprochés par Taine, on dirait qu’ils ont submergé la capitale et que seuls ils en disposent.

La vérité est, comme nous le verrons qu’on ne retrouve leur action dans aucune des journées révolutionnaires ; et que cette flottante écume de misère n’a été pour rien dans la tempête.

Mais depuis un quart de siècle l’esprit d’indépendance et de réflexion faisait de grands progrès parmi les ouvriers de Paris. Mercier constate leur esprit frondeur. Évidemment, ils lisaient ; ils écoutaient : et les doctrines nouvelles sur les droits de l’homme et du citoyen suscitaient leurs espérances.

Ils n’avaient pas encore la hardiesse et la force d’en déduire des conclusions nettes pour la classe ouvrière : mais ils avaient bien le pressentiment que dans cet universel mouvement et ébranlement des choses, toutes les hiérarchies, y compris la hiérarchie industrielle, seraient, sans doute, moins pesantes ; la croissance du mouvement économique donnait d’ailleurs de la hardiesse aux ouvriers ; ils se sentaient tous les jours plus nécessaires. Le Parlement avait interdit récemment aux maîtres cordonniers de se débaucher réciproquement leurs ouvriers : c’est l’indice d’une situation favorable de la main-d’œuvre. Le Parlement de même en 1777 avait interdit aux ouvriers des maréchaux-ferrants de se coaliser ; en plusieurs métiers il y avait donc un frémissement ouvrier. Il est probable que ce sentiment nouveau de la force ouvrière serait resté très confus et très faible si la Cour n’avait pas intrigué contre la Révolution naissante, et si l’Assemblée nationale, menacée par les soldats, n’avait pas été sauvée, selon l’expression de Mirabeau : « par la force physique des ouvriers ». Mais, encore une fois, c’est au service de la Révolution bourgeoise et en combattant pour elle que les ouvriers prendront conscience de leur force.

main-d’œuvre. Le Parlement de même en 1777 avait interdit aux ouvriers des maréchaux-ferrants de se coaliser ; en plusieurs métiers il y avait donc un frémissement ouvrier. Il est probable que ce sentiment nouveau de la force ouvrière serait resté très confus et très faible si la Cour n’avait pas intrigué contre la Révolution naissante, et si l’Assemblée nationale, menacée par les soldats, n’avait pas été sauvée, selon l’expression de Mirabeau : « par la force physique des ouvriers ». Mais, encore une fois, c’est au service de la Révolution bourgeoise et en combattant pour elle que les ouvriers prendront conscience de leur force.

Ainsi, à Paris, comme partout, c’est bien la bourgeoisie qui est la directrice et l’initiatrice du mouvement. Contrairement à la formule du chevalier de Moret, le Tiers-État, en 1789, malgré la diversité secrète de ses éléments, ne forme encore qu’une classe : la température de la Révolution en s’élevant dissociera ces éléments : mais à l’origine c’est bien une classe une, c’est bien un Tiers-État un, c’est bien une force cohérente de bourgeois, de paysans et d’ouvriers qui réclame des garanties constitutionnelles et qui entre dans l’action. C’est de là, c’est de cette unité que vient la confiance de la bourgeoisie elle-même.

Dans le fameux manifeste de Sieyès : qu’est-ce que le Tiers-État ? qui donna à la pensée révolutionnaire sa formule la plus décisive, c’est bien le tout de la nation travailleuse que Sieyès oppose à l’infime minorité des privilégiés et des parasites : « Qu’est le Tiers-État ? Rien. Que devrait-il être ? Tout. Que veut-il être ? Quelque chose. » Et pourquoi le Tiers-État devrait-il être tout ? Pourquoi en droit est-il Tout ? Pourquoi est-il la nation elle-même ? Parce que la nation se compose de tous les producteurs : Les oisifs, les stériles sont en dehors de la nation : ils en consomment, ils en dévorent les produits ; mais l’étranger ne le peut-il faire ? Seuls ceux qui produisent sont vraiment incorporés à la nation.

Et non seulement dans l’ordre numérique le Tiers-État représente les quatre-vingt-dix-huit centièmes de la nation, vingt-cinq millions de producteurs contre deux cent mille privilégiés ; mais, au fond et dans le calcul réel des forces et des droits, il est la nation elle-même, celle-ci étant le système des forces productives.

Jamais congé plus hautain ne fut signifié par une classe nouvelle aux privilégiés du passé : jamais conception plus hardie de la vie nationale ne fut formulée : et si aujourd’hui le prolétariat voulait faire application de ce « nationalisme » révolutionnaire à la partie oisive et privilégiée de la bourgeoisie, les prolétaires diraient : « Seuls nous sommes la nation ». Mais, pour qu’en 1789 Sieyès pût écraser sous ce calcul intrépide ce qu’il appelle « la stérilité privilégiée », pour qu’il pût additionner bourgeois, paysans, ouvriers dans ce formidable total du Tiers-État, il fallait que bourgeois, paysans et ouvriers fussent des unités de travail homogènes. Si le paysan, si l’ouvrier avaient protesté, s’ils avaient dit au rentier ou même au chef ou directeur d’industrie : « De quel droit te comptes-tu parmi les forces de travail au même titre que nous ? », tout le prodigieux calcul révolutionnaire de Sieyès perdait sa vertu. Mais en face des privilégiés d’ancien régime, la bourgeoisie même rentière, même capitaliste représentait l’effort, l’action, le travail, et ainsi dans cette grande et formidable unité de la classe productrice, Sieyès pouvait envelopper tous les éléments du Tiers-État : la Révolution était faite.

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