Une constitution oligarchique (par Denis Collin)

jeudi 19 juin 2008.
 

Parmi les promesses du candidat Sarkozy, la réforme de la constitution figurait en bonne part. Comme d’habitude, la réforme est présentée comme une « modernisation » (être moderne, c’est du dernier chic ...) et un développement de la démocratie. Une commission présidée par M. Balladur et comprenant d’éminents socialistes comme Jack Lang a présenté des propositions. Les discussions menées à l’Assemblée Nationale et au Sénat au cours des dernières semaines ont révélé que tout cela n’était que trompe-l’œil. Comme Marc Dolez, presque seul, l’a fait remarquer, le projet Sarkozy est un nouveau pas vers la « présidentialisation du régime », c’est-à-dire vers un renforcement du pouvoir personnel du président de la république, conformément à l’esprit dans laquelle De Gaulle avait voulu la Ve République. Les circonstances particulières des années 58-62 avaient empêché De Gaulle d’aller jusqu’au bout d’un projet déjà clairement exprimé dans le discours de Bayeux. Le caractère semi-parlementaire de la constitution est la touche propre de Michel Debré et s’est également imposé par la nécessité pour De Gaulle de s’appuyer sur la SFIO et son chef Guy Mollet. Il s’agit aujourd’hui d’aller plus loin.

Je ne veux pas entrer dans une discussion de spécialistes des choses constitutionnelles. Il y a une question décisive et qui pourtant ne semble guère poser de problème aux élus et aux partis, celle du mode de scrutin. C’est elle qui concentre l’ensemble de ce qui est en cause.

La première mesure prise par De Gaulle dès son retour au pouvoir fut la suppression de la représentation proportionnelle et l’instauration du scrutin uninominal à deux tours pour élire les députes. Résultat garanti : aux élections de novembre 1958, l’UNR gaulliste avec 28% des voix obtient 189 députés, le PCF avec 20,1% en a 10. Avec 13% la SFIO obtient 40 députés, les centristes et indépendants en ont 139 avec 18%... Le système a un but : organiser un bipartisme qui se résume à une alternative entre la droite de droite et une gauche « raisonnable », une gauche au fond d’accord avec les grands principes de la droite. Pour que le système atteigne cet objectif, il a fallu une bonne trentaine d’années. Nous y sommes.

Ce mode de scrutin est particulièrement inique puisqu’il élimine une part importante de la population de toute représentation. Il remplace le système un homme/une voix par l’opposition « vote utile » / « vote inutile ». De fait, par des moyens différents, il aboutit au même résultat que le scrutin censitaire. Donc il n’est pas démocratique mais oligarchique. Que les socialistes (sic), jadis partisans d’une république parlementaire, se soient convertis à la Ve République et au scrutin uninominal à deux tours n’est qu’une confirmation supplémentaire de la rupture des liens avec ce qui restait du passé républicain de la gauche. Ils marquent leur accord de fait, leur accord pratique avec la confiscation du pouvoir de la nation souveraine. Il est clair en effet que le bipartisme, produit d’un usage prolongé du scrutin uninominal, vise à réduire la vie politique à ce qui fait consensus dans la classe dominante et à ne laisser d’autre choix qu’entre deux variantes de la même politique, entre deux écuries, ou deux « castings ». Il fallait aligner la France sur le modèle anglo-saxon - aux États-Unis, les divergences réelles entre républicains et démocrates sont minimes. Autre pays atypique, non normalisé, l’Italie a subi le même traitement de choc avec la suppression de la représentation proportionnelle au début des années 90 et la réorganisation de la vie politique autour de deux partis, le PD et le PdL, un parti du centre et un parti de droite avec dans ce cas l’élimination même du mot « gauche » : il n’y a dans l’actuel parlement italien aucun parti qui se dise de gauche...

Le deuxième élément clé de la constitution de la Ve république, plus peut-être que les pouvoirs particuliers du président, réside dans son mode d’élection. C’est un mode plébiscitaire dans lequel tout choix se résume à savoir si on est pour ou contre le bonaparte ou le postulant bonaparte. On pourrait penser que le choix direct du chef est démocratique en ce sens qu’un fait majoritaire peut se constituer. Il n’en est pas du tout ainsi. Condorcet avait déjà souligné le paradoxe du vote. Supposons trois électeurs, 1,2, et 3.

1 préfère A à B et B à C donc A à C 2 préfère B à C et C à A donc B à A 3 préfère C à A et A à B donc C à A

Une majorité donc préfère A à B et B à C. Donc on pourrait penser que la majorité préfère A à C. Mais en fait une majorité préfère C à A. C’est de cette manière que C se retrouve élu. On reconnaît ici la mécanique qui permet à un candidat ayant moins de 1/3 des voix de pouvoir se prévaloir du titre de représentant de la majorité des citoyens (il suffit de remplacer A par Bayrou, B par Royal et C par Sarkozy pour comprendre l’élection de 2007). Quand on élit un parlement au scrutin proportionnel, le peuple, dans toutes ses composantes, est représenté au Parlement. Quand on élit un parlement au scrutin uninominal, la représentation est scandaleusement déformée mais il reste une petite chance que les fractions minoritaires ou plus radicales du peuple puissent se faire entendre. Mais avec l’élection du président, suivant le principe « le premier ramasse la mise », il ne reste rien de la représentation. L’élection du président au suffrage universel est par construction une escroquerie politique gigantesque visant à exproprier la majorité du peuple. C’est à cette escroquerie que la prétendue « gauche » donne sa caution.

Il suffit donc d’étudier les modes de scrutin pour comprendre que la Ve République est non pas une démocratie mais une oligarchie. Par conséquent, savoir si le président peut venir parler à l’Assemblée ou non, savoir qui nomme le directeur de la villa Médicis, etc., ou même savoir s’il faut corriger l’élection des sénateurs, tout cela n’est qu’un rideau de fumée destiné à aveugler les citoyens sur la réalité politique du pays.

S’il y avait une gauche dans ce pays, elle proposerait la suppression de la présidence de la république (ou à un président élu par les parlementaires avec uniquement une fonction de représentation) et l’élection du parlement au suffrage proportionnel intégral. Malheureusement, il n’y a plus de gauche dans ce pays


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