Campagne d’Irlande pour dire NON au Traité de Lisbonne (article complet 4 parties)

vendredi 13 juin 2008.
 

1) Mercredi 4 juin : premières impressions

Le chemin qui conduit de l’aéroport au centre-ville est à lui seul un résumé de la campagne. Accrochés aux poteaux des lampadaires, des affiches appellent partout les Irlandais au vote. Le « oui » domine très nettement. Les trois principaux partis irlandais sont de ce côté.

Il y a d’abord le Fianna Fáil, qu’un ami irlandais me résumera plus tard comme un équivalent local du Parti Révolutionnaire Institutionnel mexicain. En bref, c’est le parti du pouvoir. Il l’occupe sans interruption depuis 1932. Un record longtemps partagé avec le parti social-démocrate suédois, avant que celui-ci soit récemment chassé du pouvoir. Mais le Fianna Fáil siège au Parlement Européen dans le groupe « Union pour l’Europe des Nations ». En France nous le classerions sans hésiter à droite. Une telle longévité dans l’exercice du pouvoir laisse souvent des traces. Le premier ministre sortant Bertie Ahern, issu de ce parti, vient d’être contraint à la démission pour corruption. Interrogé sur la provenance des quantités considérables d’argent liquide dont il disposait, il a expliqué qu’il avait gagné cet argent aux courses. Le Fianna Fáil appelle au oui sous le slogan « Good for Ireland, Good for Europe, Vote Yes ». Le premier ministre a envoyé un petit 4 pages à tous les Irlandais avec ce mot d’ordre. Le même a avoué n’avoir pas lu le traité. Bon pour l’Europe, bon pour l’Irlande, que peut-il donc en savoir ? J’en déduis qu’il s’agit donc d’un pari. La direction du Fianna Fáil aime décidément les jeux de hasard.

Le parti conservateur, le Fine Gael, qui exprime les intérêts des principales puissances économiques du pays, placarde en tous lieux « Europe, let’s be at the heart of it. » (soyons au cœur de l’Europe). Le message s’arrête là. Quant au parti travailliste, le Irish Labour Party, il se contente d’afficher la tête des élus de la circonscription en y ajoutant une mention discrète, parfois presque invisible « Yes to Europe ». L’électeur doit en déduire qu’il appelle à voter « oui » au traité de Lisbonne.

Les affiches du « non » sont beaucoup moins nombreuses. Mais elles affichent des arguments. Arguments du « non » de droite contre la menace d’un impôt européen ou la perte du commissaire irlandais (au terme du traité de Lisbonne, chaque Etat ne sera pas représenté par un Commissaire pendant une période de cinq ans tous les 10 ans). Arguments du « non » de gauche qui portent principalement sur le respect de la neutralité du pays ou la défense les services publics.

Je découvrirai plus tard que cette disparité d’affichage est non seulement la conséquence du soutien apporté par les principaux partis au « oui » mais aussi du fait que toutes ces affiches sont apposées par des publicitaires contre monnaie sonnante et trébuchante. Or la disparité des moyens financiers entre les groupes en présence est considérable. Celle-ci favorise d’abord le « oui » aux dépens du « non ». Mais aussi au sein du « non », le « non » de droite aux dépens du « non » de gauche. Un curieux multi-millionnaire irlandais à l’accent américain très prononcé s’est ainsi payé une gigantesque campagne pour le « non » dans tout le pays sous le sigle inconnu jusqu’alors de Libertas. Personne ne sait vraiment d’où il vient. Mais ici, on peut s’offrir une campagne politique comme on investit dans une entreprise. De son côté, le « non » de gauche tire le diable par la queue. Mais il compense largement cette infériorité financière par le nombre et le dévouement de ses militants. Ceux-ci distribuent activement leur matériel dans tous les quartiers. Sans compter la campagne menée par chacune de ses composantes, le collectif du « non » de gauche a édité plus de 300 000 brochures, une quantité considérable dans ce pays de quatre millions d’habitants. Les uns dominent les lampadaires, les autres dominent la rue.

Le collectif du « non » de gauche s’appelle le CAEUC (Campaign Against the EU Constitution). Ce sont eux qui m’ont demandé de venir soutenir leur campagne. Ici je suis leur invité. Leur coordinateur national, Michael Youlton, sera mon guide pendant ces presque trois jours. C’est un homme efficace, qui a toujours un mot pour encourager chacun et n’oublie jamais de répercuter une bonne nouvelle. La solidarité avec les citoyens européens privés de référendum est une de leurs grandes préoccupations. J’ai un peu honte d’apprendre que seuls Susan George d’Attac, Raquel Garrido, la responsable internationale de PRS et moi-même, avons fait le voyage d’Irlande pour manifester le soutien des Français. Pourtant s’ils l’emportent, cela change tout pour nous. J’enrage donc en me disant que nous aurions pu faire beaucoup plus. Si vous partagez ce sentiment n’hésitez pas. Sachez que toute aide est précieuse ici, même en dernière minute. Aide militante : l’Irlande est à 1h30 d’avion seulement. Nous pouvons vous mettre en contact avec les camarades là bas. Aide financière aussi, vous pouvez adhérer individuellement sur le site du CAEUC : www.caeuc.org .

C’est la première fois en Irlande qu’un tel collectif existe. Lors de précédentes campagnes, opposants de droite et de gauche s’étaient retrouvés dans un même cadre. Cette fois, les gens du « non » de gauche ont fait le choix inverse. Et ils tiennent bon. Pendant que je me trouvais dans le bureau du collectif, un mouvement du non de droite a téléphoné pour proposer une distribution commune de brochures dans un quartier de Dublin. Mes camarades n’ont pas hésité une seconde : leur refus est poli mais ferme. Leur décision tient en partie à l’exemple français dont ils s’inspirent par bien des aspects. Mais aussi au fait qu’ils tiennent à ce que leurs arguments l’emportent clairement dans le débat au cas où le « non » l’emporterait et où les instances européennes seraient obligées de modifier le traité sur plusieurs points.

Les arguments du « non » de gauche se concentrent essentiellement sur trois points. D’abord le refus du dumping social (appelé ici « race to the bottom » autrement dit « course vers le bas »). Ensuite le refus d’une politique de défense commune contraire à la neutralité irlandaise et alignée sur les Etats-Unis. Enfin, la défense des services publics qui se concentre ici sur les services de santé. Ce trépied se retrouve dans la composition du collectif. On y trouve des syndicats (le second syndicat du pays, Unite, abrite d’ailleurs le siège de la CAEUC), des mouvements pacifistes (Michael Youlton préside l’un d’entre eux), des mouvements de défense des services publics et de la santé. Ainsi bien sûr que les partis politiques qui soutiennent tous ces combats, depuis l’extrême gauche jusqu’au Sinn Fein.

Aujourd’hui, je participe à une conférence de presse au siège du syndicat Unite. Arrivé en retard à cause de mon avion, j’ai le temps de dire quelques mots à la fin. J’expose simplement les attentes du « non » français. Je ne suis pas encore familiarisé aux arguments des camarades irlandais. Ce soir je dois participer à une réunion publique contradictoire entre une députée européenne du Sinn Fein et un sénateur du Fine Gael. Je serai donc immédiatement plongé dans le bain de la politique irlandaise.

2) Mercredi soir : initiation à la politique irlandaise

Ce soir je participe comme « témoin » français à un débat contradictoire sur le Traité. Celui-ci oppose l’une des deux députées européennes du Sinn Féin, Mary Lou McDonald, et un sénateur de Fine Gael, Eugene Regan. Je félicite les camarades irlandais pour avoir pris une telle initiative qui permet à des citoyens indécis (selon les sondages, ils représentent encore plus du tiers de l’électorat) de venir entendre les deux points de vue pour mieux se faire le leur.

Cette invitation me permet de découvrir les argumentaires de deux composantes très particulières du débat irlandais.

Le « non » du Sinn Féin occupe une place à part dans le « non » de gauche. Car le Sinn Féin est un parti nationaliste. L’histoire de l’Irlande explique aisément ce poids du nationalisme. Aujourd’hui encore l’Ile est divisée entre le Nord et le Sud. L’accord de paix au terme duquel l’Armée Républicaine Irlandaise a déposé les armes date seulement du 10 avril 1998, le « Good Friday ». Beaucoup de dirigeants actuels du parti ont bénéficié de l’amnistie générale des militants de l’IRA décrétée à cette occasion. On comprend donc que le Sinn Féin occupe une place particulière dans la vie politique irlandaise.

Le « oui » du Fine Gael occupe également une place singulière dans le « oui » irlandais. Non pas tant à cause des arguments qu’il avance. C’est vrai que le Fine Gael a choisi de minimiser l’importance du Traité. Il fait campagne en expliquant que celui-ci ne changera pas grand-chose, là où le Fianna Fail le présente une grande avancée pour l’Union. Le Fine Gael est bien le parti conservateur. Mais c’est aussi le premier parti d’opposition, le Labour Party n’étant que troisième. Dans cette campagne, il n’entend pas renoncer à attaquer le gouvernement. D’ailleurs le Fine Gael a signé lors des dernières élections un pacte avec le Labour pour tenter de mettre le Finna Fail dehors. Et oui, ici, le parti travailliste s’est allié avec le parti le plus à droite au nom du nécessaire renouvellement du pouvoir...

Le débat entre les deux orateurs aborde successivement de nombreux aspects du traité. Chacun fait l’effort de se référer à des éléments précis du texte, ce qui donne à leurs échanges une excellente vertu pédagogique. Je me retrouve dans beaucoup des arguments que Mary Lou McDonald développe avec talent et conviction. Mais son approche diffère sur plusieurs points de celle du « non » français. Sa préoccupation principale est en effet le poids de l’Irlande dans le nouvel ensemble européen. L’Irlande va perdre des droits de vote au Conseil, ainsi que sa présence assurée à la Commission en raison du nouveau système de rotation. Le sénateur Eugene Regan réplique que tous les Etats de l’Union sont dans cette situation, quelle que soit leur taille. Selon lui, l’Irlande ne perd rien car personne ne gagne dans cette affaire. Mary Lou McDonald réplique que les petits pays seront plus affectés que les grands par le fait de ne plus avoir de commissaire... Le débat s’attarde longuement sur cette question.

Dans mon intervention, je prends soin de ne pas contredire les camarades du Sinn Féin qui apportent une contribution décisive à la bataille du « non » dans tout le pays. J’expose simplement le raisonnement qui est celui de beaucoup d’animateurs du « non » de gauche français. Je signale que les Français ne font guère confiance à leurs commissaires pour défendre leur point de vue. A leurs yeux, la meilleure garantie que leurs intérêts soient pris en compte réside dans la démocratisation de l’Union européenne. Je me retiens de faire remarquer que d’ailleurs le fameux commissaire que l’Irlande risque de « perdre », Charlie McCreevy, chargé du marché intérieur et des services, est le pire illuminé néo-libéral de la Commission. Ce personnage constitue une menace permanente pour les services publics de son pays et peut difficilement être considéré comme un quelconque point d’appui. Les militants du Sinn Féin le savent bien. Mais le poids du nationalisme leur interdit d’adopter cette perspective. Dès lors ils continuent à considérer que mieux vaut un commissaire irlandais malgré tout. Ce point de vue est aussi, dans le fond, celui du sénateur Eugene Regan. Et sans doute celui de beaucoup d’Irlandais. D’autant que dans les petits pays de l’Union, les commissaires sont des personnages bien plus importants que les nôtres. Qui connaît chez nous le nom des commissaires français à Bruxelles ? En Irlande, tout le monde connaît le nom de « son » commissaire. Celui-ci jouit d’un grand prestige. Et permet à de nombreux compatriotes de travailler à Bruxelles. Le sénateur Regan lui-même a travaillé longtemps au sein de la Commission Européenne dans l’équipe du commissaire irlandais. Beaucoup de responsables sont donc attachés à conserver un pied à la commission, sans attacher une énorme importance au fait de savoir si celui-ci est un pied gauche ou un pied droit.

Pour ma part, je suis loin d’être convaincu. Je crains que cette approche interdise de penser une alternative à la construction européenne. Car pas plus que l’intérêt général n’est l’addition des intérêts particuliers, l’addition des revendications nationales ne débouche pas sur l’intérêt commun. La question d’une « autre Europe » est d’ailleurs assez seconde pour les nationalistes irlandais des deux rives, qui se concentrent sur la question de savoir si l’Irlande peut ou non obtenir un « meilleur accord ». Mais je comprends en même temps combien la forme actuelle de la construction européenne enferme les peuples dans de telles impasses. Dans une Union qui fonctionne sur une base intergouvernementale, le raisonnement des Irlandais apparaît comme le plus logique. Surtout pour un petit pays qui n’a guère de chance de peser à la table du Conseil européen s’il ne peut plus y exercer de droit de veto.

Quoi qu’il en soit, cette soirée m’a appris beaucoup de choses. Je fourbis intérieurement les arguments que je développerai dans le meeting auquel je dois prendre la parole demain. Je vais essayer de faire partager mon point de vue. Après tout, on ne naît pas internationaliste, on le devient. Je suis convaincu qu’il n’y a pas de sentiment internationaliste en dehors d’un cadre qui le construise, en permettant les rencontres internationales, les discussions et les combats communs, le dépassement des raisonnements nationaux dans quelque chose qui s’apparente à un intérêt général de l’Humanité. Hélas cette Internationale n’existe pas. Ni dans le Monde, ni en Europe. L’Internationale socialiste est devenue une coquille vide sans principes et sans contenu. Le Parti des Socialistes Européens fonctionne sur la même base « intergouvernementale » que l’Union elle-même. Dès lors, les égoïsmes nationaux y sont légitimes. Il serait injuste de critiquer le repli du Sinn Féin sans se donner soi-même la peine d’ouvrir une autre perspective.

J’ai le plaisir d’une petite récréation avant le retour à l’hôtel : je donne une interview à une équipe de la RTBF belge qui réalise un reportage sur la soirée. En français ! J’apprécie cela comme un moment de quasi repos. Dans l’après-midi j’ai été interrogé pendant une demi-heure en direct sur la radio locale de Dublin. Les compliments de mes camarades irlandais m’ont rassuré mais j’avoue qu’exprimer une pensée claire en anglais pour le plus grand nombre représente pour moi un effort épuisant. C’est pourtant ce qui m’attend demain.

Jeudi : campaigning in Cork

C’est aujourd’hui que se tient le meeting au cours duquel je dois intervenir, principal objectif de mon déplacement. Michael m’explique l’importance de cette initiative . Il s’agit de la principale réunion publique organisée par le CAEUC dans la ville de Cork. Cork est la deuxième ville d’Irlande. Il y a ici une certaine rivalité avec Dublin. Les habitants de Cork apprécient donc particulièrement le fait que des Dublinois « descendent » à Cork pour y tenir meeting. Car ils ont tendance à oublier, selon les gens de Cork, que tout ne se passe pas dans la capitale. Selon Michael, les militants sur place sont particulièrement ravis de recevoir un intervenant étranger.

Nous faisons le trajet en voiture - Cork est à 300 km de Dublin et le réseau ferroviaire irlandais est très peu développé. Siegfried Bernhauser nous accompagne. Il prendra également la parole ce soir. Siegfried est un responsable d’Attac Autriche qui passe les dix derniers jours de la campagne à militer pour le « non » en Irlande, aussi bien en transportant des caisses de brochures dans la journée qu’en faisant partager sa connaissance des arcanes du traité dans les réunions du soir. J’ai pris de quoi travailler : la presse du jour, qui relate la conférence de presse que nous avons tenue hier, et mon projet de discours que je vais repenser à la lumière de mes réflexions de la veille.

Lorsque l’on s’exprime ainsi devant un auditoire, on cherche bien sûr à faire partager son point de vue. Mais pour cela il faut aussi comprendre celui des gens qui vous écoutent. Et de ce fait s’en rapprocher. J’essaie de me mettre à la place des Irlandais. A maints égards ils sont dans une situation embarrassante. Toute l’Europe les regarde. Les élites du « oui » maugréent : « ce n’est pas un petit pays de quatre millions de personnes qui va bloquer à lui tout seul la ratification du Traité ! ». Mais les Irlandais n’y peuvent rien, ils n’ont jamais demandé à être les seuls à voter. Eux-mêmes trouvent ce fait pour le moins curieux. Je remarque d’ailleurs que ceux qui s’étonnent que 4 millions de personnes puissent décider du sort d’un traité qui concerne une Union de 450 millions d’habitants sont les mêmes qui ont refusé que les citoyens puissent voter partout ailleurs. Je vais insister sur ce point ce soir.

Nous arrivons à Cork, son port et ses industries pharmaceutiques implantées par des entreprises venues du monde entier. L’économie irlandaise dépend fortement des investissements extérieurs, notamment américains. Longtemps pays le plus pauvre de l’Europe occidentale, de langue anglaise, à la fiscalité sur les entreprises très faible, l’Irlande est apparue comme un paradis pour les capitaux étrangers. Ceux-ci ont permis une forte croissance ces dernières années en suppléant la faiblesse du capital national. Pour ce qui est de l’insuffisance de l’investissement public, aggravée par la modicité des prélèvement fiscaux, elle a été compensée par un soutien financier très important de l’Union Européenne. L’Union a par exemple pris en charge une part considérable de la construction du réseau autoroutier du pays. Au final l’Irlande est le pays de l’Union qui a bénéficié du plus haut niveau de subventions européennes par habitant.

A peine le temps de boire une pinte et le meeting commence. Le premier orateur est Mitch Barry, élu à Cork sous la bannière du Socialist Party, une organisation d’extrême gauche qui comptait jusqu’aux dernières élections un parlementaire en la personne de son populaire président Joe Higgins. Puis Siegfried Bernhauser d’Attac Autriche dont j’ai déjà parlé. Ensuite, John Maguire, ancien professeur de sociologie de l’Université de Cork, très impliqué dans le mouvement pacifiste. Enfin je suis chargé de conclure.

Mitch développe l’argumentation du refus du dumping social. Il évoque également la question des services publics. Il s’appuie notamment sur la presse interne du Medef irlandais, l’IBEC, qui se réjouit des opportunités offertes aux capitaux privés par la libéralisation des services publics promue par le Traité de Lisbonne. C’est un orateur caustique et méthodique. Sa cible est la classe ouvrière qu’il connaît bien. Lorsque j’interrogerai plus tard Michael et John sur son accent, tous deux me répondront en même temps sans hésiter : « well-educated working class » (classe ouvrière éduquée). Ici comme en Angleterre, l’accent est un marqueur social autant que géographique.

Puis Siegfried détaille les articles du traité qui justifient le « non » d’Attac. C’est la méthode de campagne « texte à la main » qui a été si efficace en France et qui correspond bien à la vocation d’éducation populaire de son association. Attac n’existe pas (encore) en Irlande mais le réseau international Attac Europe s’est donné beaucoup de mal pour apporter son aide (vous pouvez consulter notamment le site www.irish-friends-vote-no-fo...). Bien sûr Siegfried espère que son passage en Irlande suscitera les vocations attac-iennes. Plus tard dans la soirée nous plaisantons sur la meilleure manière d’éviter les malentendus lorsqu’il se présente à son auditoire. Doit-il le faire au nom de « Attac Austria » (ou « attaque l’Autriche ! » ou plutôt « Austria Attac », proche de « l’Autriche attaque »).

L’intervention de John Maguire m’apprend beaucoup de chose. John est retraité de l’Université. C’est un homme érudit et très amical. A ses yeux, l’Irlande n’a pas un rapport adulte à l’Union Européenne. Le gouvernement irlandais a pris la détestable habitude de s’adresser à sa population en lui disant « si vous n’êtes pas sage, l’Europe nous punira ». Et surtout, John regrette que l’Irlande n’ait pas défendu son point de vue sur la neutralité. Il rattache la question de la neutralité à l’article 6 de la Constitution irlandaise qui dispose que tout le pouvoir provient du peuple et lui reconnaît le droit de décider en dernière instance. C’est là que se trouve selon lui le fondement d’un autre article de la Constitution, l’article 28, qui précise qu’aucune intervention militaire n’est possible hors décision du Parlement. Or le Traité de Lisbonne prévoit une solidarité automatique entre Etats au sein d’une politique de défense commune (inclus par exemple "contre le terrorisme") qui n’est pas placée sous l’autorité du Parlement européen. Ce qui est très intéressant dans l’argumentation de John Maguire, c’est qu’il dit que le problème n’est pas simplement que l’Irlande puisse conserver sa neutralité malgré l’Union mais que la neutralité chère aux Irlandais devrait constituer l’un des piliers de l’Union Européenne, surtout dans le contexte international actuel. Il estime ainsi que les Irlandais devraient promouvoir la neutralité pour l’Union tout entière et non pas défendre uniquement la neutralité comme une spécificité nationale.

Cette intervention m’aide à comprendre l’enjeu que représente désormais la politique de défense de l’Union européenne. Certes le refus de l’alignement sur l’OTAN était un de nos arguments pour le « non » en France. Mais nous lui donnons en général moins d’importance que nos voisins européens. Or il est vrai que cette question, dans le contexte des politiques du « choc des civilisations » impulsées depuis les cercles du pouvoir états-unien, devient désormais centrale. Je me promets donc de regarder de plus près la réflexion des Irlandais sur ce point car nous avons sûrement beaucoup de choses à en apprendre.Je prends finalement la parole. Les lecteurs anglophones -et intéressés- peuvent lire le texte de mon intervention. J’ai cherché à situer le raisonnement qui a porté le « non » de gauche français et l’a rendu majoritaire. J’ai surtout voulu montrer que le « non » irlandais permettait de maintenir la porte ouverte, et que dès lors que le traité serait rejeté en Irlande, le débat rebondirait dans toute l’Europe.

Vendredi : et si le « non » gagnait ?

L’événement du jour, c’est le sondage de l’Irish Times, principal journal du pays, qui annonce pour la première fois le « non » gagnant. Ce qui frappe chacun est l’ampleur du basculement par rapport à la précédente enquête : 5 points de moins pour le « oui » et 17 points de plus pour le « non » ! Le oui serait-il en train de perdre la partie ?

Ce n’est pas impossible. Ce serait d’abord de la faute du « oui » lui-même. Sa campagne n’a aucune puissance de conviction. Les seuls « arguments » avancés sont des arguments d’autorité : je vote oui alors faites moi confiance et votez de même. Or les porte parole du « oui » ne suscitent guère la confiance. Les déclarations du premier ministre qui a publiquement reconnu ne pas avoir lu le texte ont été désastreuses. D’autant que ce n’est pas une bourde isolée. Pour « faire connaître » le texte, une commission soi-disant indépendante a été constituée. Elle a publié une présentation du traité pseudo-informative mais soigneusement orientée. Or lorsqu’il a été interrogé à la télévision sur une question aussi simple que les matières sur lesquelles porterait désormais le vote à la majorité qualifiée, le président de cette Commission censée éclairer le public irlandais est resté muet pendant plusieurs secondes. Un long, très long blanc. En direct. Beaucoup d’électeurs comprennent donc qu’on leur demande de voter les yeux fermés. Qu’il leur est demandé un pur acte de foi dans la construction actuelle de l’Union Européenne. Or pour la plupart ils ont perdu la foi et sont désormais saisis par le doute.

En France, on me raconte que les médias affolés par le sondage qui vient de paraître expliquent la montée du non Irlandais par des raisons de politique intérieure. Cet aveuglement est pour le moins stupéfiant. L’Irlande vient en effet de reconduire une énième fois le Fianna Fáil à la tête du pays il y a tout juste un an. Ce n’est donc pas un pays politiquement instable, où tout serait bon pour mettre en difficulté le pouvoir. On ne peut pas dire que c’est la politique irlandaise qui est en passe de provoquer une crise européenne. C’est plutôt la crise européenne qui pourrait entraîner une gigantesque surprise dans la politique irlandaise. On mesure en Irlande à quel point l’état d’urgence politique en Europe est en fait importé dans chaque Nation à mesure que les compétences transférées au niveau de l’Union sont exercées de manière à la fois antidémocratique et contraire aux attentes des citoyens.

L’incapacité du « oui » à convaincre, ses gaffes, cafouillages et bafouillements de toutes sortes sont un révélateur. Ce n’est pas le commercial qui est mauvais. Le premier ministre Brian Cowen est en temps normal un homme habile. Son parti, qui jouit d’un authentique enracinement populaire, dispose d’une capacité de mobilisation électorale supérieure à tous les autres. C’est plutôt le produit qui ne vaut rien. Il n’y a pas lieu de s’étonner. Ce Traité n’a pas été écrit pour gagner des référendums mais pour les éviter. Le faire adopter démocratiquement est un exercice périlleux. Selon les sondages, la majorité des électeurs qui choisissent le « non » expliquent leur choix par le fait qu’ils ne connaissent pas le texte. L’opacité voulue par les auteurs du Traité se retourne contre eux. Car les électeurs irlandais en tirent une conclusion inattendue. Ils pourraient dès lors choisir de faire confiance à leurs dirigeants. Or cette confiance a disparu. L’électeur renifle l’arnaque. Il se méfie de cette unanimité factice, de ces slogans publicitaires, des arguments contradictoires du « oui » (le Labour qui soutient le Traité en expliquant que la Charte des Droits Fondamentaux mettra un coup d’arrêt au recul des droits sociaux, le Fine Gael qui rassure les siens en disant que cette Charte n’a rigoureusement aucune portée...). Face à cela, il n’est pas dit que le « oui » puisse remonter la pente.

La victoire du « non » en Irlande serait un événement considérable. La ratification du traité de Lisbonne deviendrait impossible en l’état. Comment les 27 y feraient-ils face ? Peut-être chercheraient-ils à aller le plus vite possible pour relancer le processus et éviter la contagion en tâche d’huile dans les pays privés de vote. Ils pourraient décider de modifier le Traité à la marge. Et limiter les changements à des dérogations pour l’Irlande afin d’éviter un troisième « traité modifié » qui ouvrirait nouveau cycle de ratification dans toute l’Union (ce qui en France risquerait d’impliquer une nouvelle réunion du Congrès de Versailles...). Une solution pourrait consister à prévoir un statut spécial pour l’Irlande garantissant explicitement sa neutralité Quelle que soit la portée des changements opérés, tout nouveau traité devrait être soumis à nouveau à référendum en Irlande même, constitution nationale oblige. Il faudrait donc y apporter des changements suffisamment substantiels pour faire changer d’avis les électeurs. Ce faisant les difficultés politiques dans le reste de l’Europe ne seraient pas réglées pour autant. D’abord on peut remarquer le coûteux paradoxe à ce que l’Union tienne compte du « non » irlandais sous la présidence de Sarkozy alors que celui-ci a refusé de tenir compte du « non » français. S’il y a une exception irlandaise acceptable sur la neutralité, pourquoi pas une exception française sur les services publics ? Ensuite, cet épisode fragiliserait considérablement le traité de Lisbonne devant l’opinion européenne tout entière. Beaucoup constateraient que les dirigeants européens n’ont pas réussi à le faire passer alors même qu’ils ont pris toutes les précautions pour éviter le vote populaire. Dès lors le caractère insupportable pour les peuples du texte européen serait difficile à nier plus longtemps.

Si le « non » l’emportait et si les 27 ne réussissaient pas à accoucher d’un nouveau texte et à le faire adopter par les Irlandais sous la présidence française, l’année 2009 commencerait sans traité de Lisbonne. Or ce sera l’année des élections européennes. L’empressement des dirigeants européens à adopter le traité avant que les citoyens de toute l’Union ne soient appelés aux urnes deviendrait extrêmement visible. Et politiquement extrêmement gênante. Comment justifier qu’une question de cette importance ne devienne pas une question centrale du scrutin européen ? Pourquoi ne pas demander aux Européens ce qu’ils veulent mettre dans ce Traité alors que chacun d’eux est appelé dans toute l’Europe à donner son avis ? Alors le « non » irlandais rebondirait dans toute l’Europe. Ce serait une chance unique pour les partisans d’une autre Europe comme pour tous ceux qui souhaitent faire avancer le débat démocratique européen. Mais nous n’y sommes pas encore. Un bon sondage ne fait pas le printemps. Le confirmer est désormais l’enjeu des prochains jours.


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