Point de vue : LA DERNIERE ILLUSION (Patrick Mignard)

jeudi 5 juin 2008.
 

Attention : aux yeux de certains, ce texte est ravageusement pessimiste. Si vous êtes bardés de certitudes quand à la continuité des actions entreprises aujourd’hui, passez votre chemin. Il exprime pourtant une réalité qui va se confirmer dans les jours, voire les semaines, à venir : l’impuissance du mouvement de protestation face à la détermination du gouvernement. L’absurde attitude de déni qui, depuis des années, a saisi les syndicalistes et les organisations politiques dites « progressistes » abouti peu à peu à un véritable grippage de l’action politique et une stagnation, aujourd’hui régression, du progrès social. Non seulement le système a réussi à faire rentrer dans sa logique toutes ces organisations, mais il est en passe de réussir dans la liquidation de tous les acquis sociaux obtenus depuis plus d’un siècle.

L’illusion de la force

La montée du mécontentement, si elle a un sens en soi, n’en demeure pas moins une incertitude et une improbable solution pour l’avenir. Ce n’est pas une question de masse critique, comme essaient de nous le faire croire les syndicats et les organisations politiques, qui à partir d’un certain seuil se transformerait en révolte... et plus. La puissance des manifestations n’est somme toute que symbolique. Génératrice de flux d’adrénaline chez les participants, elles donnent une fausse idée de la puissance : il suffit d’entendre les commentaires naïvement enthousiastes après les manifestations. Car quel est le but de la manifestation, de la grève de 24 heures, de la protestation massive ? Se faire entendre du gouvernement ? Mais il sait tout ça ! Il s’en fout et le proclame. Il sait qu’en dehors de cette « protestation », il n’y a rien d’autre : il suffit qu’il joue le pourrissement dans le temps, ce qui est très exactement en train de se produire actuellement. Ce type de manifestation, d’action constitue le credo essentiel, et même unique, des leaders politiques et syndicaux. Qu’ont-ils d’autre à proposer sinon d’agrémenter cela d’une grève de 24 heures qui laisse de marbre le gouvernement ? Rien.

En ce printemps de remise en question massive de tous nos acquis sociaux, parfumé par des souvenirs hautement symboliques, la force de l’imagination dépasse largement les capacités stratégiques d’un mouvement qui se cherche et ne sait pas trop comment s’y prendre. A défaut de poser ses pieds sur terre, il garde la tête dans les nuages. Le rêve l’emporte sur la conscience lucide. Le gouvernement, sûr de notre impuissance, en rajoute dans la « pipolisation » des leaders, qui voient là une dérisoire reconnaissance, et la médiatisation d’« évènements-musée » qui nous amusent et nous excitent plus qu’ils ne l’effraient. Nous avons l’illusion d’avancer, mais en fait nous faisons du sur place devant une glace la télévision qui nourrit notre narcissisme et nous donne une fausse image de ce que nous sommes réellement.

Les vieilles recettes dans les vieux pots

Que peut produire concrètement cette illusion ? Une dépense d’énergie débordante certes, mais l’essentiel de cette énergie est employée à la fabrication de tracts, d’affiches, de banderoles qui ne nous apprennent plus rien, ni à nous, ni à ceux à qui nous nous adressons, mais l’essentiel étant, semble-t-il, que ces bibelots militants existent et que l’on y projette nos espoirs. L’Histoire, ce n’est pas comme la cuisine : ce n’est pas dans les vieux pots, avec des vieilles recettes, que l’on fait la meilleure soupe. L’Histoire est riche de « ras le bol », de colères, de révoltes, qui n’ont jamais abouti. Ce n’est pas en trépignant, pas plus qu’en se révoltant qu’on change un système.

Nous sommes prisonniers, de nos habitudes, de notre culture de contestation sociale, des organisations, et de leurs discours, qui mettent en musique ces pratiques, de nos pratiques/magouilles d’appareils même quand ceux-ci n’existent pas. Nous nous satisfaisons lâchement de ces initiatives auxquelles nous participons et qui, nous le savons, n’aboutissent pas. « Que faire d’autre ? », « Il vaut mieux ça que de ne rien faire ! », « Il faut montrer notre mécontentement ! », telles sont les expressions que l’on entend dans les manifestations, les entreprises, les lycées et les universités quand on pousse un peu loin le dialogue. On relooke les vieilles pratiques tout en gardant l’essentiel, on crée de nouvelles organisations, de nouveaux partis, en se triturant les méninges sur le logo, l’appellation, la tactique organisationnelle. Pendant ce temps l’Histoire nous passe par-dessus la tête, les acquis sociaux s’envolent, le service public est démantelé, les inégalités s’accroissent, la planète agonise.

« Ah, une grande et puissante mobilisation ! », disent les militants les plus engagés. D’accord mais pour faire quoi ? Aller où ? Quelle organisation sociale après la mobilisation ? A toutes ces questions essentielles, ils n’apportent aucune réponse, ils ne se les posent d’ailleurs même pas, même plus. Et même si nous avons une « grande et puissante mobilisation », que peut-il advenir actuellement ? Seul le pouvoir a l’initiative, nous sommes essentiellement en situation strictement défensive. Alors ? Alors, l’entonnoir des élections nous guette. Toute cette colère, cette mobilisation, ces revendications seront inéluctablement dirigées, canalisées, vers les urnes. Rappelez vous comment s’est terminé « Mai 68 » !

Cette impuissance du mouvement n’est pas une fatalité historique, mais l’expression d’une faillite stratégique. C’est la dernière illusion. Pourquoi la « dernière » ? Parce que nous sommes d’une part au fond de notre incapacité d’action, au bout de la pratique stérile des vieilles formes de luttes et de mobilisation, mais aussi au seuil de la catastrophe sociale et écologique. Continuer à blablater, tergiverser, discutailler comme nous le faisons depuis des décennies, c’est à coup sûr hypothéquer gravement notre avenir et celui des générations suivantes. Le temps va nous manquer.


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