Les Etats-Unis vont-ils gagner la guerre en Irak ? (par Alain Gresh)

mardi 27 mai 2008.
 

En adoptant de nouvelles tactiques de contre-insurrection, y compris en utilisant le service d’anthropologues, l’armée américaine remporte quelques succès en Irak. M. John McCain, le candidat républicain à l’élection présidentielle de novembre, a même déclaré que les Etats-Unis étaient en train de gagner la guerre. Mais ce triomphalisme est avant tout un écran de fumée derrière lequel le président George W. Bush cherche à pérenniser la présence américaine en Mésopotamie.

« Alors que l’ennemi est encore dangereux et qu’il reste encore du travail, la mobilisation [surge (1)] américaine et irakienne a obtenu des résultats que peu d’entre nous auraient imaginés il y a seulement une année [applaudissements]. Quand nous nous sommes réunis l’an dernier, beaucoup pensaient qu’il était impossible de contenir la violence. Un an plus tard, les attaques terroristes de grande envergure diminuent, les morts civiles aussi, et les tueries confessionnelles également. (...) Quand nous nous sommes réunis l’an dernier, Al-Qaida avait des sanctuaires dans de nombreuses régions d’Irak, et ses dirigeants proposaient à nos forces une voie sûre pour quitter le pays. Aujourd’hui, c’est Al-Qaida qui cherche une voie sûre [pour s’enfuir]. »

Ainsi le président George W. Bush, dans son dernier discours sur l’état de l’Union prononcé devant le Congrès le 28 janvier 2008, dressait-il le tableau de la guerre entamée voilà cinq ans en Irak. Il serait tentant de disqualifier d’un haussement d’épaules cette péroraison, tant cette administration a trompé l’opinion, manipulé les faits, tronqué les données... Une récente étude a d’ailleurs confirmé que M. Bush et six de ses plus proches collaborateurs avaient menti, entre le 11-Septembre et le début de la guerre, à... 935 reprises à propos du danger que représentait l’Irak pour les Etats-Unis (2) !

Cette fois, pourtant, les déclarations de l’hôte de la Maison Blanche, reprises et amplifiées par les médias et par certains responsables américains - y compris démocrates -, semblent s’appuyer sur des données solides.

Selon un rapport américain (3), en deux ans, le nombre des victimes de mort violente est passé pour les civils irakiens d’un maximum de 3 000 en novembre 2006 à 700 en décembre 2007 ; et, pour les soldats de la coalition, d’une moyenne de 100 par mois à la fin 2006 (130 en mai 2007) à une vingtaine à la fin de l’année dernière. Les attaques de grande envergure (voitures piégées, attentats-suicides, etc.) sont tombées de 130 en juin 2007 à 40 en décembre de la même année. Enfin, alors que 2 200 Irakiens étaient tués en décembre 2006 dans des violences interethniques (pour l’essentiel entre sunnites et chiites), ce bilan chutait à environ 200 en novembre 2007. Ces succès ont amené l’administration à annoncer un retrait graduel de 5 000 soldats par mois - qui a, en partie, commencé : les forces américaines passeraient d’un pic de 170 000 soldats à 130 000 d’ici l’été.

Alliance avec la guérilla sunnite

Et pourtant, à la fin de l’année 2006, la situation des troupes américaines en Irak paraissait sérieusement compromise, et la pression de l’opinion pour un retrait rapide était forte, comme le confirmait la victoire des démocrates aux élections du Congrès de novembre. La commission bipartite, présidée par l’ancien secrétaire d’Etat James Baker et par l’ancien président de la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants Lee Hamilton, rendait un jugement très sévère sur la politique de Washington. Elle proposait un changement de cap, un désengagement progressif de l’armée américaine, ainsi que l’ouverture d’un dialogue avec la Syrie et l’Iran, et la prise en compte du problème palestinien.

Mais, contre vents et marée, le président Bush refusait de céder. Il s’engageait dans une autre voie, celle que préconisait un rapport de la fondation de droite American Enterprise Institute. Le texte, préparé par Frederick Kagan, une des plumes néoconservatrices, et par le général à la retraite Jack Keane, intitulé « Choosing victory : A plan for success in Iraq » (« Choisir la victoire : un plan pour réussir en Irak »), préconisait, au contraire de la commission Baker-Hamilton, un envoi de troupes supplémentaires et leur concentration dans la région de Bagdad afin d’y rétablir l’ordre.

Ce choix a-t-il été le bon, comme le prétend M. Bush dans son discours sur l’état de l’Union ? L’arrivée de 30 000 soldats a incontestablement amélioré la sécurité dans la capitale. L’édification de murs pour séparer les quartiers sunnites et chiites et réduire les frictions confessionnelles, la multiplication des points de contrôle (on compte 100 000 blocs de béton à Bagdad et dans ses environs sur les voies de circulation), etc., ont abouti à la diminution du nombre d’attentats. Comparaison n’est pas raison, mais on peut faire remarquer que, en mobilisant ses forces, l’armée française a gagné la bataille d’Alger en 1957, ce qui ne l’a pas empêché de perdre la guerre...

Deux autres éléments ont favorisé la diminution de la violence en Irak. Le premier est le cessez-le-feu unilatéral décrété par M. Moqtada Al-Sadr, en août 2007 (4). L’armée du Mahdi, la plus puissante des milices du pays, représente les chiites les plus pauvres. Elle est mue par un fort nationalisme, une méfiance persistante à l’égard des dirigeants iraniens et une hostilité inébranlable à la présence américaine. Mais ce cessez-le-feu reste instable, tant les objectifs de M. Al-Sadr et ceux des Etats-Unis sont contradictoires.

L’autre élément, le plus déterminant dans la baisse des attaques, a été le rapprochement entre la communauté sunnite et les Etats-Unis, qui s’est accéléré au printemps 2007 et qui comporte deux volets : d’un côté, l’occupant a largement financé les tribus pour obtenir leur ralliement ; de l’autre, il a conclu des accords avec des groupes de résistance antiaméricains. Ce mouvement, que certains désignent comme la Sahwa (« Réveil ») et que Washington appelle, de manière loufoque, concerned local citizens (« citoyens locaux concernés »), regroupe plusieurs dizaines de milliers d’hommes en armes (sans doute 60 000).

Les motivations de ces derniers sont diverses : d’abord et surtout, le rejet d’Al-Qaida, de son extrémisme, de sa volonté d’imposer un « Etat islamique » au rigorisme outrancier, et dont les objectifs « mondiaux » ne sont pas les leurs ; par ailleurs, ces groupes cherchent, dans l’alliance tactique avec les Etats-Unis, un contrepoids au « péril chiite » ; enfin, l’argent est un puissant stimulant pour les chefs tribaux. Les résultats de ce « retournement » sont là, comme en témoigne le journaliste Patrick Cockburn : la ville de Fallouja, « dont de nombreux bâtiments restent en ruines depuis qu’elle a été prise d’assaut par les marines en novembre 2004, est bien plus pacifique qu’il y a six mois. Les combattants d’Al-Qaida qui ont dominé la ville soit sont partis, soit gardent un profil bas (5) ».

Cette alliance insolite reste fragile. D’abord, parce que les groupes de résistance associés aux Etats-Unis demeurent très hostiles au projet américain et à toute présence permanente de leurs troupes. Ensuite, parce que ces mouvements sunnites armés sont opposés au gouvernement central, dominé par des partis chiites, comme le montre la multiplication des affrontements à Bagdad et dans d’autres zones sunnites entre les milices « alliées » aux Etats-Unis et la police (ou l’armée) irakienne, à majorité chiite (6).

Il n’existe aucun pouvoir central pour « profiter » des succès américains. Le pacte entre les Etats-Unis et les milices sunnites a aggravé l’émiettement de l’autorité. Le « nettoyage religieux » dans de nombreuses régions, dont la capitale Bagdad, s’est accéléré, contribuant - avec l’affaiblissement d’Al-Qaida, le ralliement de groupes armés sunnites et le cloisonnement des quartiers par la construction de murs - à une diminution des affrontements interconfessionnels. Pourtant, cette séparation n’a pas apporté une plus grande stabilité au niveau régional ou local.

Aucune des trois grandes « communautés », chiite, sunnite et kurde, ne représente un ensemble homogène. Le Kurdistan maintient son « autonomie », mais reste profondément scindé entre la zone contrôlée par le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et celle qui est sous hégémonie de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) - le pouvoir de ces deux partis étant contesté par la montée de groupes kurdes islamistes. Dans le Sud, la rivalité entre l’armée du Mahdi et le Conseil suprême islamique d’Irak de M. Abdelaziz Al-Hakim est forte. Au niveau local, les milices qui font régner l’« ordre » fonctionnent selon une logique prédatrice au détriment de la population. Le gouvernement central voit son autorité réduite à la « zone verte » de Bagdad, cette immense forteresse protégée par les marines.

Pour favoriser la réintégration des sunnites, les Etats-Unis ont fait pression sur les autorités, et, en janvier et en février, le Parlement irakien a adopté trois lois. La première concerne la « débaassification » (que le proconsul américain Paul Bremer avait imposée dès le lendemain de la « libération », en 2003, et que les Etats-Unis considèrent désormais comme nuisible) ; la deuxième prévoit une amnistie partielle pour les dizaines de milliers de prisonniers (en grande majorité sunnites) ; la troisième fixe les prérogatives des pouvoirs locaux et leur élection le 1er octobre prochain - ce qui pourrait redonner aux sunnites un rôle accru dans les régions où ils sont majoritaires ou dans des zones mixtes (ils avaient boycotté les scrutins de janvier 2005).

Pourtant, la mise en œuvre de ces décisions sera difficile, tant est vive l’animosité entre les forces politiques, et faible le règne de la loi. Par exemple, le vice-président (sunnite) Tarek Al-Hachémi a refusé de signer le texte sur la « débaassification » car, au contraire de l’objectif proclamé, celui-ci pourrait permettre d’expulser encore plus d’anciens membres du Baas de l’appareil d’Etat.

Qui est en train de gagner en Irak ? En tout cas, pas les Irakiens. Il sera sans doute impossible de chiffrer le coût humain de la guerre, et il est significatif qu’aucun effort sérieux n’ait été entrepris pour compter les morts irakiens, alors que l’on connaît, à l’unité près, le nombre de soldats américains tombés au combat (3 967 au 20 février 2008). Nous en sommes réduits aux estimations, qui convergent sur un point, l’ampleur du désastre.

Un récent rapport réalisé par une société britannique, Opinion Research Business (ORB), et fondé sur des entretiens en tête à tête avec 2 414 adultes, affirme que 20 % de ces personnes ont eu au moins un mort dans leur foyer et estime à un million les morts provoquées, directement ou indirectement, par la guerre entre le 19 mars 2003 et l’été 2007. Une étude de l’université Johns Hopkins, publiée par la revue médicale The Lancet en octobre 2007, avait avancé le chiffre de 650 000 morts. L’Organisation mondiale de la santé (OMS), pour sa part, annonçait dans un communiqué du 9 janvier 2008 que 151 000 Irakiens étaient décédés de mort violente entre le début de la guerre et juin 2006.

Cette dégradation de la sécurité accompagne une détérioration de la vie quotidienne. Non seulement la production de pétrole n’a pas dépassé son niveau d’avant-guerre, mais l’électricité reste coupée plusieurs heures par jour, 70 % des Irakiens n’ont pas accès directement à l’eau potable, les hôpitaux ne sont pas approvisionnés, les médecins ont émigré, etc. Et le nombre de réfugiés et de personnes déplacées frôle les 4 millions - le plus grand désastre régional depuis la guerre d’Afghanistan des années 1980.

Cette souffrance de la population, qui est prêt à l’écouter ? Comme le rapporte Michael Massing dans The New York Review of Books, le groupe de presse américain McClatchy a mis en place un bureau à Bagdad et créé un blog intitulé Inside Iraq pour faire parler des citoyens ordinaires - auxquels la presse américaine ne s’intéresse pas vraiment (7). D’autant moins que la diminution des morts de soldats a entraîné une réduction de la couverture de la guerre par les médias américains, ce qui conforte l’idée de « victoire » : si la télévision n’en parle plus, c’est qu’il ne se passe rien...

Comme l’explique Leila Fadel, la responsable du bureau McClatchy à Bagdad, « les Américains croient que leurs soldats agissent pour le bien. Les Irakiens ne le perçoivent pas comme cela. Ils voient des gens qui sont là pour défendre leurs propres intérêts - et qui roulent du mauvais côté de la route, arrêtent le trafic quand ils le veulent, dont il vaut mieux ne pas trop s’approcher pour ne pas être abattu ». Un des participants au blog Inside Iraq raconte la descente de soldats américains dans une école, comment un enfant leur avait jeté une pierre et comment il s’était fait tabasser. Pourquoi l’enfant a-t-il jeté cette pierre ? « C’était des soldats étrangers. Nous vivons sous occupation. » C’est un sentiment largement partagé par les Irakiens, confirme Leila Fadel : « Tous ceux à qui j’ai parlé pensent de même. Ils ne disposent pas du pouvoir dans leur propre pays. »

Quelques mois après l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis, Jean-François Revel écrivait : « Il y a une xénophobie généralisée chez les Irakiens, comme dans tous les pays arabes. Elle vise tous les Occidentaux. (...) Nous nous trouvons devant un peuple incapable de se gouverner lui-même et qui, en même temps, ne veut pas que les autres s’occupent de lui (8). » Ce représentant éminent de la droite bien-pensante, aujourd’hui décédé, s’indignait que les Irakiens n’aient pas accueilli leurs libérateurs avec des fleurs.

Mais les premiers étonnés furent les dirigeants américains eux-mêmes. Ils étaient incapables de comprendre les sentiments nationaux des Irakiens, leur refus, malgré leur haine à l’égard de Saddam Hussein, de toute nouvelle forme de colonialisme, refus enraciné dans une douloureuse histoire et dans la mémoire de la longue occupation britannique. La Maison Blanche n’a pas écouté les Irakiens en 2003. Est-elle prête à le faire aujourd’hui ? Rien n’est moins sûr.

Les succès remportés par les Etats-Unis en Irak ces derniers mois, aussi partiels soient-ils, ont permis de diminuer la pression de l’opinion américaine sur l’administration Bush pour un retrait des troupes, et d’affaiblir les critiques internationales. Mais ce répit n’amène pas le président sur le départ à changer sa stratégie, au contraire.

Le mandat que les Nations unies avaient finalement accordé en 2004, un an après la guerre, aux forces de la coalition - en réalité américaines (9) - parvient à échéance en décembre. La Maison Blanche ne souhaite pas sa reconduction et cherche à le remplacer par un accord bilatéral (les négociations avec Bagdad devraient se terminer avant l’été). Une certaine confusion règne sur la nature de cette entente : le Sénat demande à user de son droit à ratifier un tel texte ; la Maison Blanche réplique que l’accord ne prévoira pas explicitement une participation américaine à la défense de l’Irak ou la construction de bases permanentes - une telle ratification ne sera donc pas nécessaire.

Vers la privatisation du pétrole

Pourtant, c’est le même président Bush qui, lorsqu’il a signé le budget de la défense - un budget record de 515 milliards de dollars pour l’année fiscale 2008, a ajouté un « éclaircissement » : il ne se sentait pas tenu par les restrictions prévues par le texte de ne pas dépenser d’argent pour permettre le stationnement permanent de bases militaires en Irak (10) ! D’autre part, les Etats-Unis ayant du mal à faire voter par le parlement irakien une loi sur le pétrole qui reviendrait à privatiser le secteur, ils poussent le gouvernement de Bagdad à passer outre et à la mettre en œuvre sans vote... (11) ! Pourtant, la nationalisation de l’Iraq Petroleum Company dès 1972 était, et reste, un des grands motifs de fierté des Irakiens, quelle que soit leur appartenance ethnique ou confessionnelle.

En définitive, le principal succès de M. Bush aura été de transformer le débat aux Etats-Unis mêmes. En 2006, le fiasco apparaissait inévitable, aujourd’hui certains se plaisent à croire à la victoire. Le président espère ainsi lier les mains à son successeur et l’amener à poursuivre dans la même voie, qui est pourtant sans issue. Les succès de M. Barack Obama, un candidat hostile au maintien de la présence des troupes américaines en Irak, montrent toutefois que, même sur le plan intérieur, M. Bush n’est pas sûr de réussir.

(1) On peut aussi traduire par « poussée ». Le terme, ici, signifie l’accroissement du nombre de soldats américains en Irak.

(2) Charles Lewis et Mark Reading-Smith, « False pretense », The Center for Public Integrity. Lire également le dossier du Monde diplomatique, « Cinq années de “guerre au terrorisme” », septembre 2006.

(3) Anthony Cordesman, « The evolving security situation in Iraq : The continuing need for strategic patience », Center for Strategic and International Studies, Washington, 21 janvier 2008.

(4) Les raisons qui ont amené M. Al-Sadr à ce cessez-le-feu sont développées dans « Iraq’s civil war, the Sadrists and the surge », International Crisis Group, Bruxelles, 7 février 2008.

(5) Patrick Cockburn, « Return to Fallujah », Counterpunch, 28 janvier 2008.

(6) « Awakening agonistes », Abu Aadwark (blog de Marc Lynch).

(7) « As Iraqis see it », The New York Review of Books, 17 janvier 2008.

(8) Le Figaro, Paris, 8 septembre 2003.

(9) Les troupes alliées sont passées de près de 50 000 en 2003 à 10 000 actuellement.

(10) Lire Ray McGovern, « The iniquities and inequalities of War », Counterpunch, 1er février 2008.

(11) Lire « Iraq pushes ahead with oil plans », Financial Times, Londres, 6 février 2008. GRESH Alain *Article paru dans le Monde diplomatique d’avril 2008.


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