De génération en génération, Médias français, une affaire de familles

vendredi 30 mai 2008.
 

Les grands groupes médiatiques confortent jour après jour leur position de dynasties inamovibles. La France, pays européen où les entreprises familiales pèsent le plus lourd en Bourse, dispose d’un secteur de l’information presque caricatural en la matière. Bouygues, Arnault, Pinault, Lagardère : les fils et les filles héritent des journaux, radios et télévisions de leurs pères. Leurs médias oublient toujours de dénoncer cet « archaïsme »-là...

Par Marie Bénilde, Journaliste.

En 1936, le Front Populaire a libéré la Banque de France de la tutelle des 200 familles qui dominaient son assemblée générale. Une sorte de démocratie capitalistique fut instaurée en donnant le droit de vote aux 40 000 porteurs d’actions que comptait alors la France. Soixante-sept ans plus tard, faut-il espérer un nouveau Front populaire pour affranchir l’économie française de l’emprise de fortunes familiales singulièrement présentes dans les médias ? De fait, loin du nouvel âge du capitalisme qu’était censée produire la mondialisation des marchés financiers, ce début de XXIe siècle est marqué par la perpétuation de positions patrimoniales bien assises dans la presse, la télévision ou la radio. Cette situation conforte l’adhésion de la collectivité à un système de valeurs quasi dynastique sur lequel se fonde la légitimité de l’héritier.

L’économie française se caractérise par l’importance de son capitalisme familial. En 2003, selon M. Claude Bébéar, « quinze familles contrôlent près de 35 % de la place de Paris, ce qui constitue un record européen ». Or, sur les quinze premières fortunes françaises, cinq ont des intérêts dans les médias : MM. Bernard Arnault (La Tribune, Investir,(Le Point, Historia, La Recherche), Serge Dassault (Valeurs actuelles, 30 % du Figaro, de L’Express, du Progrès de Lyon, de La Voix du Nord...), Jean-Claude Decaux (JC Decaux, Avenir) et Francis Bouygues (TF1, LCI, TPS...). Suivent, dans les cent premières places du classement (1), Pierre Fabre (Sud Radio), Jean-Paul Baudecroux (NRJ), la famille Hersant (70 % du Figaro, de L’Express, du Progrès de Lyon...), Elisabeth Badinter (12 % de Publicis), Philippe Amaury (Le Parisien, L’Equipe), Claude Berda (RTL9), Arnaud Lagardère (Europe 1, Paris Match, le Journal du dimanche...) et la famille Seydoux (Gaumont, Pathé). Radio Classique), François Pinault

La plupart de ces grands noms, qui ont recours à la Bourse pour valoriser leur fortune professionnelle, sont des héritiers d’empires industriels : Dassault, Bouygues, Lagardère, ou encore Schlumberger pour les Seydoux. D’autres, comme MM. Jean-Claude Decaux ou François Pinault, ont organisé leur succession en confiant les rênes de leur entreprise à leur descendance : MM. Jean-François et Jean-Charles Decaux, ou François-Henri Pinault. Quant à M. Bernard Arnault, il vient de faire entrer au conseil d’administration de Louis Vuitton-Moët Hennessy (LVMH), qu’il préside, sa fille Delphine, 28 ans... Tous tirent profit de leur place dans les médias pour consolider leur position patrimoniale. Car un journal ou une télévision permettent aussi d’associer à une fortune des mots ou des images qui donnent du sens à l’arbitraire d’un héritage.

Un modèle dynastique

L’exemple de M. Arnaud Lagardère est en cela un cas d’école. Son père, Jean-Luc, décédé en mars 2003, était fasciné par le modèle dynastique qui permet à un souverain de se survivre à lui-même. Objectif : faire de son héritier « un autre moi-même (2) ». Pour autant, ce n’est pas dans l’aéronautique, la défense ou l’automobile, ces métiers du groupe Lagardère où le père ingénieur s’était fait un nom, que le fils a fait valoir son héritage. C’est dans les médias, où le simple écho de son patronyme suffit à conquérir le pouvoir symbolique. Les lieux de médiatisation ont en effet pour avantage d’être avides d’images, perméables à l’iconolâtrie, et donc de conférer de la légitimité à bon compte.

En tant que président de Lagardère Media, Arnaud Lagardère n’a eu aucune peine à s’imposer face aux barons d’Europe 1 ou d’Hachette. Par le jeu d’une astucieuse société en commandite, il préside aujourd’hui aux destinées de Lagardère Group, dont il ne contrôle que 5,5 % des actions, mais prélève, dès 1988, 0,2 % du chiffre d’affaires de Matra et Hachette (3). « Je suis un fils de paysan qui s’inscrit dans le temps, et pour lequel chaque sou compte car c’est l’argent de la famille(4) », déclarait-il en mars 2003.

Pendant longtemps, l’intérêt des milliardaires pour la presse a été assimilé aux égards d’un notable pour une danseuse. Mais, comme le souligne Olivier Toscer, leurs journaux sont « partie intégrante de leurs empires et jouent donc un rôle très précis : celui du mur de protection érigé autour de leurs intérêts personnels (5) ». En acquérant Le Point, en 1998, M. François Pinault n’avait pas d’autre visée. Il avait réussi à échapper à l’impôt de solidarité sur la fortune grâce à un artifice comptable et se préparait à batailler avec M. Bernard Arnault pour l’acquisition du géant italien du luxe Gucci. Auparavant, M. Pinault manquait singulièrement d’appuis dans le « cercle de grandes consciences de notre temps (6) ». Il trouvera dans Le Point, et son chroniqueur-ami Bernard-Henri Lévy, un relais d’influence zélé.

Les médias sont en effet un utile moyen de pression en cas de bras de fer avec un rival. Fin 2000, M. Bernard Arnault, propriétaire de La Tribune, accuse M. François Pinault, actionnaire de TF1, d’avoir fait censurer une de ses interviews sur LCI (groupe TF1) (7). En mai 2003, il tient sa revanche en lisant dans les colonnes de La Tribune, dont il est propriétaire, deux pages très acides sur la situation critique du groupe Pinault. La Société des journalistes du quotidien démissionne en signe de protestation. De son côté, l’homme d’affaires Vincent Bolloré, qui avait bataillé avec M. Martin Bouygues en 1998, cherche à acquérir une chaîne de télévision : comment répliquer autrement à un magazine de TF1, « Le Droit de savoir », qui s’est étendu sur les dérives de son patrimoine immobilier à Saint-Tropez (8) ?

Rares sont les journalistes qui compromettent les intérêts d’un chef d’entreprise présent dans les médias. M. François Pinault n’a pas eu à subir les foudres de la presse pour son petit arrangement avec le fisc qui lui a permis de régler sa succession en toute discrétion. A 65 ans, afin d’assurer une donation-partage de sa fortune à ses trois enfants, et alléger ainsi son patrimoine soumis à l’impôt sur la fortune (ISF), l’homme d’affaires a en effet accepté de payer 450 millions d’euros de droits de succession. Par la même occasion, il a reconnu qu’une société de droit néerlandais, FPI, où il loge près du quart de sa fortune, avait été soustraite à l’impôt. De son côté, M. Philippe Hersant, fils de Robert, qui préside la société France Antilles (Paris Normandie, L’Union de Reims), vient de se faire domicilier en Suisse...

La propriété d’un journal peut être aussi motivée par l’idée d’y faire passer ses idées. Marcel Dassault comptait sur Jours de France et ses éditoriaux paternalistes. Son fils Serge et Olivier, fils de Serge !, ont désormais table ouverte au Figaro. En novembre 1997, sur LCI, cinq ans avant son entrée dans la Socpresse (qui regroupe l’essentiel des titres du groupe Hersant), M. Serge Dassault avait avoué son ardent désir de « posséder un journal ou un hebdomadaire pour y exprimer son opinion » et « peut-être aussi répondre à quelques journalistes qui ont écrit de façon pas très agréable ». Pour autant, en ces temps de journalisme de révérence à l’égard des grands patrons (l’émission d’Anne Sinclair, « les managers sont sur RTL », était une caricature du genre), la motivation idéologique semble marginale par rapport à la défense des intérêts patrimoniaux.

Sous couvert d’ultralibéralisme, les idées de M. Olivier Dassault, député de l’Union pour la majorité (UMP) et président du groupe Valmonde (Valeurs actuelles, Journal des finances), se résument à des plaidoyers pro domo pour « simplifier et alléger la fiscalité sur les revenus » ou abaisser « l’impôt sur les successions en ligne directe ». Sitôt élu député de l’Oise, en 2002, il s’est empressé de déposer une proposition de loi visant à supprimer l’ISF. L’exemple venait, il est vrai, de haut : M. Silvio Berlusconi, président de Mediaset (Canal 5, Italia 1...) et chef du gouvernement italien, n’a-t-il pas réduit, dès son accession au pouvoir, les impôts en général et les droits de succession en particulier ?

Au-delà de la fameuse « création de valeur », chère aux financiers, les barons des médias sont des champions de la création de vases communicants entre patrimoine personnel et intérêts de leur groupe coté en Bourse. Pierre Péan et Christophe Nick ont montré dans TF1, un pouvoir (9) combien LCI, avec sa kyrielle d’invités et de directeurs de journaux responsables d’émissions, pouvait se révéler précieuse pour favoriser le lobbying du groupe Bouygues. Au sein de TF1, M. Martin Bouygues a tenté, après le décès de son père, de partager les rênes avec sa soeur Corinne, en lui confiant la présidence de la régie publicitaire. Mais la fille héritière, qui menaçait l’autorité du fils héritier, a finalement été écartée. Comme son père, M. Martin Bouygues s’appuie désormais sur M. Patrick Le Lay, lequel assure l’ascension de son fils à lui, Laurent-Eric, directeur général d’Eurosport, au sein du groupe TF1.

Les familles ne sont jamais à l’abri d’un conflit de fratrie comme en a connu M. Philippe Amaury autour de l’héritage de son père Emilien. C’est ce qui permet parfois à un prédateur de prendre pied dans un média. Hachette a ainsi acquis 25 % du groupe Amaury en aidant l’héritier, Philippe, à racheter les parts de sa soeur Francine. Pour autant, la presse française reste marquée par une grande stabilité de son actionnariat familial. Si de nombreux journaux ont changé de mains, ce fut le plus souvent pour tomber sous la coupe de nouvelles familles : les Hersant, les Lagardère, les Dassault... Parallèlement, la presse fourmille encore de propriétaires-héritiers : les Prouvost à Marie Claire, les Pulh-Demange au Républicain lorrain, les Lemoine à Sud-Ouest, les Coudurier au Télégramme de Brest, les Varenne à La Montagne... Pour eux, le risque est parfois de confondre personne morale et personne physique. La famille Baylet, propriétaire de La Dépêche du Midi, a ainsi été condamnée, en 2002, « pour avoir illicitement bénéficié, à des fins personnelles, d’avantages domestiques liés à leur fonction industrielle ».

Depuis l’éclatement de la bulle spéculative sur les valeurs Internet, la Bourse et ses « deal makers » à la Messier sont passés de mode. Les valeurs familiales reviennent en force. Témoin, le groupe Bertelsmann, propriétaire de RTL Group (M6, RTL) ou de Prisma Presse (Capital, VSD). En février dernier, M. Reinhard Mohn, son « patriarche » qui détient 75 % des droits de vote de la holding de contrôle de Bertelsmann, a déclaré vouloir « tenter de faire revivre une forme de management qui a fait ses preuves », en confiant à sa femme Liz « la mission de veiller à l’influence familiale sur l’entreprise (10) ».

La famille s’affirme ainsi de plus en plus comme un modèle de gouvernance d’entreprise. MM. Rupert Murdoch et Silvio Berlusconi ont d’ailleurs placé leur progéniture aux commandes de leurs groupes. M. Lachlan Murdoch, 31 ans, directeur général de News Corporation, apparaît comme le dauphin désigné de son père et une pièce maîtresse pour rassurer les marchés financiers. Il garantit à M. Rupert Murdoch, 72 ans, sa propre pérennité à la tête de ses entreprises. James, le plus jeune fils, s’est également fait les dents au sein du groupe en présidant Star TV, bouquet de chaînes satellitaires en Asie. Avant de prendre les rênes de BSkyB.

Quant à M. Berlusconi, il a confié à son fils Pier Silvio la vice-présidence de Mediaset. Sa fille Marina est, elle, présidente non exécutive du groupe d’édition Mondadori. Grâce à sa famille actionnaire de Fininvest, holding de Mediaset, M. Berlusconi ne contrôle pas directement ses entreprises audiovisuelles. Ce stratagème lui permet de rester sourd au conflit d’intérêts qu’induit sa mainmise sur les principales chaînes privées du pays et, en tant que chef de gouvernement, le contrôle parallèle du groupe public de la RAI.

Peut-on évaluer l’enjeu d’une telle hégémonie familiale dans les médias ? M. Antonio Di Pietro, qui a mené en Italie l’opération « Mains propres », évoque la menace d’un « nouveau féodalisme » caractérisé par l’existence de « groupes détenant de grands pouvoirs dans l’économie et les médias, qu’ils utilisent ensuite pour placer leurs hommes à la tête de l’Etat ». Sans aller jusque-là, on peut s’interroger sur le rôle exercé par les grandes familles propriétaires de médias dans l’intériorisation par les médias eux-mêmes de l’ordre établi par la reproduction des élites. Des grandes familles perpétuent leur pouvoir à la façon d’une société aristocratique, en recherchant dans les leviers de communication le moyen de contrôler l’opinion. Jacques Bouveresse a montré, dans son livre sur Karl Kraus, que la presse est d’autant plus précieuse que son pouvoir n’est vraiment contestable que par elle-même. C’est, écrit-il, « le seul pouvoir réellement absolu (11) ». Le rêve de toute puissance dynastique.

(1) Challenges, Paris, 10 juillet 2003.

(2) L’Express, Paris, 31 octobre 2002.

(3) Lire Olivier Toscer, Argent public, fortunes privées, Denoël, Paris, 2002, p 109.

(4) Stratégies, Paris, 21 mars 2003.

(5) Olivier Toscer, op. cit.

(6) Olivier Toscer, op. cit., p. 277.

(7) Cf « Pinault joue les censeurs », Le Canard enchaîné, Paris, 6 décembre 2000.

(8) L’Humanité, Saint-Denis, 10 janvier 1998. Lire aussi Jean-Pierre Tailleur, « Journalistes économiques sous surveillance », Le Monde diplomatique, septembre 1999.

(9) Fayard, Paris, 1997.

(10) Welt am Sonntag, février 2003.

(11) Jacques Bouveresse, Schmock ou le triomphe du journalisme, Seuil, Paris, 2001, p. 75.


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