Manifeste électoral du peuple (8 novembre 1848) en soutien à la candidature de Raspail pour les élections présidentielles

samedi 27 février 2021.
 

Raspail, passeur de la révolution française au socialisme (par Jacques Serieys)

Le comité électoral central, composé des délégués des quatorze arrondissements de la Seine, à l’effet de préparer l’élection du président de la République, vient de terminer ses opérations.

Le citoyen Raspail, représentant du peuple, a été désigné à l’unanimité pour le candidat du parti républicain démocratique et social.

Le comité central publiera incessamment sa circulaire aux électeurs.

Pour nous, qui avons adhéré d’esprit et de cœur à cette candidature ; qui, dans cette circonstance, avons jugé nécessaire, pour la dignité de nos opinions, de nous séparer des autres fractions moins avancées de la démocratie, nous croyons devoir rappeler ici quels sont nos principes : ce sera la meilleure manière de justifier notre conduite.

Nos principes !

De tout temps les hommes qui, pour arriver au pouvoir, ont recherché le suffrage populaire, ont abusé les masses par de prétendues déclarations de principes qui, dans le fond, n’ont jamais été que des déclarations de PROMESSES !

De tout temps les ambitieux et les intrigants ont promis au peuple, en phrases plus ou moins sonores :

La liberté, l’égalité, la fraternité ;

Le travail, la famille, la propriété, le progrès ;

Le crédit, l’instruction, l’association, l’ordre et la paix ;

La participation au gouvernement, l’équitable répartition de l’impôt, l’administration honnête et à bon marché, la justice juste, l’égalité progressive des fortunes, l’affranchissement du prolétariat, l’extinction de la misère !

Ils ont tant promis qu’après eux, il faut l’avouer, il ne reste rien à promettre. Mais aussi qu’ont-ils tenu ? C’est au peuple de répondre : Rien !…

Les vrais amis du peuple doivent changer d’allure désormais. Ce que le peuple attend de ses candidats, ce qu’il leur demande, ce ne sont plus des promesses, ce sont des MOYENS.

C’est sur les moyens qu’ils proposent qu’il faut juger les hommes : c’est ainsi que nous demandons qu’on nous juge. Démocrates-socialistes, nous ne sommes, à vrai dire, d’aucune secte, d’aucune école. Ou plutôt, s’il fallait à toute force nous classer nous-mêmes, nous dirions que nous sommes de l’école critique. Le socialisme n’est point pour nous un système ; c’est tout simplement une protestation. Toutefois, nous croyons que des travaux socialistes il s’est dégagé un ensemble de principes et d’idées en opposition avec la routine économique, et qui ont passé dans la foi populaire ; et c’est pour cela que nous nous disons socialistes. Faire profession de socialisme, et ne rien accepter du socialisme, comme le font de plus habiles, ce serait nous moquer du peuple et abuser de sa crédulité …

Ce n’est pas tout d’être républicain ; ce n’est pas tout de reconnaître que la République doit s’entourer d’institutions sociales ; ce n’est pas tout d’écrire sur son drapeau : République démocratique et sociale, il faut marquer nettement la différence de l’ancienne société d’avec la nouvelle ; il faut dire ce qu’a produit de positif le socialisme ; en quoi et pourquoi la Révolution de Février, qui en est l’expression, est une révolution sociale.

Rappelons d’abord le dogme fondamental, le dogme pur du socialisme.

Le socialisme a pour but l’affranchissement du prolétariat et l’extinction de la misère, c’est-à-dire l’égalité effective des conditions parmi les hommes. Sans égalité, il Y aura toujours misère, toujours prolétariat.

Le socialisme, égalitaire avant tout, est donc la formule démocratique par excellence. Si des politiques moins sincères éprouvent quelque répugnance à l’avouer, nous respectons leur réserve ; mais, il faut qu’ils le sachent, à nos yeux ils ne sont point démocrates.

Or, quelle est la cause de l’inégalité ? Cette cause, selon nous, a été mise en lumière par toutes les critiques socialistes qui se sont succédé, notamment depuis Jean-Jacques : cette cause est la réalisation dans la société de cette triple abstraction : capital,– travail, – talent.

C’est parce que la société s’est divisée en trois catégories de citoyens correspondantes aux trois termes de cette formule ; c’est-à-dire, parce que l’on a fait une classe des capitalistes ou propriétaires, une autre classe des travailleurs, et une troisième classe des capacités, que l’on est arrivé constamment à la distinction des castes, et que la moitié du genre humain a été l’esclave de l’autre.

Partout où l’on a prétendu séparer de fait, organiquement, ces trois choses, le capital, le travail et le talent, le travailleur a été asservi : il est appelé tour à tour esclave, serf, paria, plébéien, prolétaire ; – le capitaliste a été exploiteur : il se nomme tantôt patricien ou noble, tantôt propriétaire ou bourgeois ; – l’homme de talent a été un parasite, un agent de corruption et de servitude : ç’a été d’abord le prêtre, plus tard le clerc, aujourd’hui le fonctionnaire public, toute espèce de capacité et de monopole.

Le dogme fondamental du socialisme consiste donc à résoudre la formule aristocratique : Capital-Travail-Talent, en celle-ci plus simple : TRAVAIL ! – à faire, par conséquent, que tout citoyen soit en même temps, au même titre et dans un même degré, capitaliste, travailleur, et savant ou artiste.

Le producteur et le consommateur, dans la réalité des choses comme dans la science économique, c’est toujours le même personnage, considéré seulement de deux points de vue différents. Pourquoi n’en serait-il pas de même du capitaliste et du travailleur ? du travailleur et de l’artiste ? Séparez ces qualités dans l’organisation sociale, vous créez fatalement les castes, l’inégalité, la misère ; unissez-les, au contraire, dans chaque individu, vous avez l’égalité, vous avez la République. C’est encore ainsi que dans l’ordre politique doivent ’effacer un jour toutes ces distinctions de gouvernants et gouvernés, administrateurs et administrés, fonctionnaires publics et contribuables, etc. Il faut, par le développement de l’idée sociale que chaque citoyen soit tout ; car, s’il n’est pas tout, il n’est pas libre ; il souffre oppression et exploitation en quelque endroit.

Quel est donc le MOYEN d’opérer cette grande fusion ?

Le moyen, il est indiqué par le mal même. Et d’abord, tâchons de mieux définir encore, s’il est possible, le mal.

Puisque le prolétariat et la misère ont pour cause organique la division de la société en deux classes : l’une qui travaille et ne possède pas ; l’autre qui possède et ne travaille pas, qui, par conséquent, consomme sans produire ; il s’ensuit que le mal dont souffre la société consiste dans cette fiction singulière, que le capital est, par lui-même, productif ; tandis que le travail, par lui-même, ne l’est pas. En effet, pour que les conditions fussent égales, dans cette hypothèse de la séparation du travail et du capital, il faudrait que, comme le capitaliste recueille par son capital, sans travailler, de même le travailleur pût recueillir par son travail, sans capital. Or, c’est ce qui n’arrive pas. Donc l’égalité, la liberté, la fraternité sont impossibles dans le régime actuel ; donc la misère et le prolétariat sont la conséquence fatale de la constitution présente de la propriété. Quiconque le sait et ne l’avoue pas, ment également à la bourgeoisie et au prolétariat ;

Quiconque sollicite les suffrages du peuple et dissimule avec lui n’est ni socialiste ni démocrate.

Nous le répétons :

La productivité du capital, ce que le christianisme a condamné sous le nom d’USURE, telle est la vraie cause de la misère, le vrai principe du prolétariat, l’éternel obstacle à l’établissement de la République. Point d’équivoque, point d’imbroglio, point d’escobarderie ! Que ceux qui se disent démocrates-socialistes signent avec nous cette profession de foi ; qu’ils adhèrent à notre communion : à ce signe, mais à ce signe seulement, nous reconnaîtrons en eux des frères, de véritables amis du peuple, nous souscrirons à tous leurs actes.

Et maintenant, le moyen d’extirper le mal, de faire cesser l’usure, quel est-il ? Sera-ce d’attaquer le produit net, de nous emparer du revenu ? sera-ce, en professant le plus grand respect pour la propriété, de ravir par l’impôt, à mesure qu’elle s’acquiert par le travail et se consacre par la loi, la propriété ?

C’est ici surtout que les vrais amis du peuple se distinguent de ceux qui ne veulent que commander au peuple ; c’est ici que les vrais socialistes se séparent de leurs perfides imitateurs.

Le moyen de détruire l’usure, ce n’est pas, encore une fois, de confisquer l’usure ; c’est d’opposer principe à principe, c’est en un mot, d’organiser le crédit. Organiser le crédit, pour le socialisme ce n’est point emprunter à intérêt, puisque ce serait toujours reconnaître la suzeraineté du capital ; c’est organiser la solidarité des travailleurs entre eux, c’est créer leur garantie mutuelle, d’après ce principe d’économie vulgaire, que tout ce qui a une valeur d’échange peut être un objet d’échange, peut, par conséquent, donner matière à crédit.

De même que le banquier fait crédit de ses écus au négociant qui lui en paye intérêt ;

Le propriétaire foncier fait crédit de sa terre au paysan qui lui paye un fermage ;

Le propriétaire de maison fait crédit d’un logement au locataire qui en paye loyer ;

Le marchand fait crédit de sa marchandise à la pratique qui achète à terme ;

De même le travailleur fait crédit de son travail au patron qui le paye à la fin du mois ou à la fin de la semaine. Tous tant que nous sommes, nous nous faisons réciproquement crédit de quelque chose : ne dit-on pas, Vendre à crédit, travailler à crédit, boire à crédit ?

Donc, le travail peut donner crédit de lui-même, il peut être créancier comme le capital.

Donc encore deux ou plusieurs travailleurs peuvent se faire crédit de leurs produits respectifs, et s’ils s’entendaient pour des opérations suivies de ce genre, ils auraient organisé entre eux le crédit. C’est ce qu’ont admirablement compris les associations ouvrières, qui, spontanément, sans commandite, sans capitaux, se forment à Paris et à Lyon, et par cela seul qu’elles se mettent en rapport les unes avec les autres, qu’elles se font crédit, organisent, comme l’on dit, le travail. En sorte que, organisation du crédit, organisation du travail, association, c’est une seule et même chose. Ce n’est pas une école, ce n’est pas un théoricien qui dit cela : c’est le fait actuel, le fait révolutionnaire qui le prouve. Ainsi l’application d’un principe conduit le peuple à la découverte d’un autre, une solution obtenue amène toujours une autre solution. Si donc il arrivait que les travailleurs s’entendissent sur tous les points de la République et s’organisassent de la même manière, il est évident que, maîtres du travail et produisant incessamment, par le travail, de nouveaux capitaux, ils auraient bientôt reconquis, par leur organisation et leur concurrence, le capital aliéné ; ils attireraient à eux, d’abord la petite propriété, le petit commerce et la petite industrie ; puis la grande propriété et les grandes entreprises ; puis les exploitations les plus vastes, les mines, les canaux, les chemins de fer ; ils deviendraient les maÎtres de tout par l’adhésion successive des producteurs et la liquidation des propriétés, sans spoliation ni rançonnement des propriétaires.

Par cette organisation du travail et du crédit s’opèrerait l’alliance de l’agriculture et l’industrie, maintenant en perpétuel antagonisme. Car, qui peut faire crédit au laboureur, si ce n’est l’industriel ? Et quel sera le débouché de l’agriculture, si ce n’est l’industrie ?

Telle est l’œuvre commencée spontanément sous nos yeux par le peuple, œuvre qu’il poursuit avec une admirable énergie, à travers toutes les difficultés de la chicane et les plus affreuses privations. Et il ne faut pas se lasser de le dire, ce ne sont pas les chefs d’école qui ont commencé ce mouvement, ce n’est pas l’Etat qui a donné la première impulsion, c’est le peuple. Nous ne sommes ici que ses interprètes. Notre foi, la foi démocratique et sociale, n’est déjà plus une utopie, c’est une réalité. Ce n’est point notre doctrine que nous prêchons ; ce sont les idées populaires que nous prenons pour thèmes de nos développements. Ceux-là ne sont pas des nôtres, qui le méconnaissent, qui nous parlent d’association et de République, et qui n’osent avouer pour leurs frères les vrais socialistes, les vrais républicains.

Dévoués depuis dix ans à cette idée, nous n’avons pas attendu le triomphe du peuple pour nous ranger avec lui ; nous n’avons pas attendu la résurrection du Christ pour croire à la divinité de sa mission. Que le gouvernement, que l’Assemblée nationale, que la bourgeoisie elle-même nous protège et nous assiste dans l’accomplissement de notre œuvre, nous en serons reconnaissants. Mais qu’on ne cherche plus à nous distraire de ce que nous regardons comme les vrais intérêts du peuple ; qu’on n’essaye pas de nous leurrer par de vains semblants de réforme. Nous sommes trop éclairés pour être encore dupes, nous savons mieux comment va le monde que les hommes politiques qui nous honorent de leurs remontrances.

Nous serions heureux que l’Etat, par des allocations prises sur le budget, contribuât à l’émancipation des travailleurs : nous ne verrions qu’avec méfiance ce que l’on appelle organisation du crédit par l’Etat, et qui n’est, selon nous, que la dernière forme de l’exploitation de l’homme par l’homme. Nous repoussons le crédit de l’Etat, parce que l’Etat, endetté de huit milliards, ne possède pas un centime dont il puisse donner crédit ; parce que sa commandite ne repose que sur un papier à cours forcé ; parce que le cours forcé entraîne fatalement la dépréciation, et que la dépréciation atteint toujours le travailleur de préférence au propriétaire ; parce que nous, producteurs associés ou en voie d’association, nous n’avons besoin ni de l’Etat, ni de cours forcé pour organiser nos échanges ; parce qu’enfin le crédit par l’Etat est toujours le crédit par le capital, non le crédit par le travail, toujours la monarchie, non la démocratie. Dans le système qu’on nous propose et que nous repoussons de toute l’énergie de nos convictions, l’Etat, pour donner crédit, doit au préalable se procurer des capitaux. Ces capitaux, il faut qu’il les demande à la propriété, par la voie de l’impôt. C’est dont toujours revenir au principe, alors qu’il s’agit de le détruire ; c’est déplacer la richesse, tandis qu’il faudrait la créer ; c’est retirer la propriété, après l’avoir déclarée, par la constitution, inviolable. Que d’autres, aux idées moins avancées et moins suspectes, à la morale méticuleuse, appuient de telles idées, nous n’accuserons point leur tactique. Quant à nous, qui ne faisons point la guerre aux riches, mais aux principes ; nous, que la contre-révolution ne cesse de calomnier, nous devons être plus rigoristes. Nous sommes des socialistes, nous ne sommes pas des spoliateurs.

Nous ne voulons pas de l’impôt progressif, parce que l’impôt progressif est la consécration du produit net et que nous voulons abolir, par l’association, le produit net ; – parce que, si l’impôt progressif n’enlève pas au riche la totalité de son revenu, il n’est qu’une concession faite au prolétariat, une sorte de rachat du droit d’usure, en un mot une déception, et que, s’il prend tout le revenu, il est la confiscation de la propriété, l’expropriation sans indemnité préalable, et sans utilité publique.

Que ceux-là donc qui se disent avant tout hommes politiques invoquent l’impôt progressif comme une représaille vis-à-vis de la propriété, comme un châtiment à l’égoïsme bourgeois ; nous respectons leurs intentions, et si jamais il leur est donné d’appliquer leurs principes, nous laisserons passer la justice de Dieu. Pour nous représentants de ceux qui ont tout perdu au régime du capital, l’impôt progressif, précisément parce qu’il est une restitution forcée, nous est interdit ; nous n’en ferons jamais la proposition au peuple. Nous sommes des socialistes, des hommes de réconciliation et de progrès ; nous ne demandons ni réaction, ni loi agraire.

Nous ne voulons pas de l’impôt sur les rentes de l’Etat, parce que cet impôt n’est, comme l’impôt progressif, vis-à-vis des rentiers, qu’une confiscation, et, vis-à-vis du peuple, qu’une transaction, une duperie. Nous croyons que l’Etat a le droit de rembourser ses dettes, par conséquent d’emprunter à plus faible intérêt : nous ne pensons pas qu’il lui soit permis, sous prétexte d’impôt, de manquer à ses engagements. Nous sommes des socialistes, nous ne sommes pas des banqueroutiers. Nous ne voulons pas de l’impôt sur les successions, parce que cet impôt n’est aussi qu’un retrait de la propriété, et que, la propriété étant un droit constitutionnel reconnu de tout le monde, il faut respecter en elle le vœu de la majorité ; parce que ce serait une atteinte à la famille ; parce que nous n’avons que faire, pour émanciper le prolétariat, de cette nouvelle hypocrisie. La transmission des biens, sous la loi de l’association, ne s’appliquant point aux instruments du travail, ne peut devenir une cause d’inégalité. Laissez donc aller la fortune du propriétaire défunt à sa parenté la plus éloignée, souvent la plus pauvre. Nous sommes des socialistes, nous ne sommes pas des capteurs de successions.

Nous ne voulons pas de l’impôt sur les objets de luxe, parce que ce serait frapper les industries de luxe ; parce que les produits de luxe sont l’expression même du progrès ; parce que, sous l’empire du travail et avec la subordination du capital, le luxe doit descendre à tous les citoyens sans exception. Pourquoi, après avoir encouragé la propriété, punirions-nous de leur jouissance les propriétaires ? Nous sommes des socialistes, nous ne sommes pas des envieux.

L’impôt est la contribution de chaque travailleur aux charges de la communauté : l’impôt a donc pour base naturelle le produit. Ce sont quelques centimes pour cent à ajouter au prix de revient de tout ce qui circule et qui se consomme. Quant à la terre et aux capitaux, ils ne peuvent être imposés qu’autant qu’ils sont appropriés : la contribution directe n’est autre chose que le prix de la tolérance accordée au propriétaire. Puis donc que dans l’association universelle la propriété de la terre et des instruments de travail est une propriété sociale, il s’ensuit que l’impôt direct doit être peu à peu aboli, comme consécration du privilège, signe de féodalité et d’usure. C’est tout le contraire de ce que nous proposent les néophytes de la démocratie sociale.

Les frais de perception de l’impôt coûtent en ce moment à l’Etat plus de 50 millions – Avec l’association, telle que le Peuple l’a conçue et telle qu’il l’exécute, ces frais peuvent et doivent se réduire à presque rien. Qu’en disent les nouveaux socialistes, défenseurs officieux, mais peu intelligents, de la propriété ?

La douane, c’est-à-dire la protection du travail national, coûte au pays vingt-six millions. Avec l’organisation du crédit, telle que le suppose le principe socialiste, les peuples auraient tout à la fois le libre échange et l’égal échange. Le travail serait protégé par cela seul qu’il ne pourrait se donner que contre du travail : la protection coûterait zéro. Ce n’est pas une simple révision des tarifs de douane que demande le socialisme, à l’exemple de ses jeunes amis : c’est leur complète abolition.

Nous ne voulons pas de l’expropriation par l’Etat des mines, des canaux et des chemins de fer : c’est toujours de la monarchie, toujours du salariat. Nous voulons que les mines, les canaux, les chemins de fer, soient remis à des associations ouvrières, organisées démocratiquement, travaillant sous la surveillance de l’Etat, aux conditions établies par l’Etat, et sous leur propre responsabilité. Nous voulons que ces associations soient des modèles proposés à l’agriculture, à l’industrie et au commerce, le premier noyau de cette vaste fédération de compagnies et de sociétés, réunies dans le commun lien de la République démocratique et sociale. Nous ne voulons pas plus du gouvernement de l’homme par l’homme que de l’exploitation de l’homme par l’homme : ceux qui prennent si vite la formule socialiste y ont-ils réfléchi ?

Nous voulons l’économie dans les dépenses de l’Etat, de même que nous voulons la fusion complète, dans le travailleur, des droits de l’homme et du citoyen, des attributs du capital et du talent. C’est pour cela que nous demandons certaines choses que le socialisme indique, et que les hommes qui se prétendent plus spécialement politiques ne comprennent pas.

La politique tend à spécialiser et multiplier indéfiniment les emplois ; le socialisme tend à les fondre les uns dans les autres.

Ainsi, nous croyons que la presque totalité des travaux publics peut et doit être exécutée par l’armée ; que cette participation aux travaux publics est le premier tribut que doit payer à la patrie la jeunesse républicaine ; qu’en conséquence le budget de la guerre et celui des travaux publics font double emploi. C’est une économie de plus de 100 millions ; la politique ne s’en soucie pas.

On parle d’enseignement professionnel. Nous croyons que l’école d’agriculture, c’est l’agriculture ; l’école des arts, métiers et manufactures, c’est l’atelier ; l’école du commerce, c’est le comptoir ; l’école des mines, c’est la mine ; l’école de navigation, c’est le navire ; l’école d’administration, c’est l’administration, etc.

L’apprenti est aussi nécessaire au travail que le compagnon : pourquoi le mettre à part dans une école ? Nous voulons la même éducation pour tous : à quoi bon ces écoles, qui, pour le peuple, ne sont que des écoles d’aristocrates, et pour nos finances un double emploi ? Organisez l’association, et, du même coup, tout atelier devenant école, tout travailleur est maître, tout étudiant apprenti. Les hommes d’élite se produisent aussi bien et mieux au chantier qu’à la salle d’étude.

Même chose dans le gouvernement.

Il ne suffit pas de dire que l’on est opposé à la présidence, si l’on n’abolit les ministères, éternel objet de l’ambition politique. C’est à l’Assemblée nationale d’exercer, par l’organisation de ses comités, le pouvoir exécutif, comme elle exerce par ses délibérations en commun et ses votes, le pouvoir législatif. Les ministres, sous-secrétaires d’Etat, chefs de division, etc., font double emploi avec les représentants, dont la vie désœuvrée, dissipée, livrée à l’intrigue et à l’ambition, est une cause incessante d’embarras pour l’administration, de mauvaises lois pOLir la société, de stériles dépenses pour l’Etat.

Que nos jeunes recrues se le mettent dans l’esprit : le socialisme est le contraire du gouvernementalisme. Cela est aussi vieux pour nous que le précepte : Entre maître et serviteur point de société.

Nous voulons, à côté du suffrage universel, et comme conséquence de ce suffrage, l’application du mandat impératif. Les hommes politiques y répugnent ! Ce qui veut dire qu’à leurs yeux le peuple, en élisant des représentants, ne se donne point des mandataires, il aliène sa souveraineté ! … A coup sûr, ce n’est pas là du socialisme, ce n’est pas même de la démocratie.

Nous voulons la liberté illimitée de l’homme et du citoyen, sauf le respect de la liberté d’autrui :

Liberté d’association,

Liberté de réunion,

Liberté des cultes,

Liberté de la presse,

Liberté de la pensée et de la parole,

Liberté du travail, du commerce et de l’industrie,

Liberté de l’enseignement, En un mot, liberté absolue.

Or, parmi ces libertés il en est toujours quelqu’une que la vieille politique n’admet pas, ce qui entraîne la ruine de toutes ! Nous dira-t-on, une fois, si l’on veut la liberté avec exception ou sans exception ?

Nous voulons la famille : où sont ceux qui la respectent plus que nous ? … Mais nous ne prenons pas la famille pour type de la société. Les défenseurs de la monarchie nous ont appris que c’était à l’image de la famille que les monarchies s’étaient constituées. La famille est l’élément patriarcal ou dynastique, le rudiment de la royauté : le type de la société civile est la société fraternelle.

Nous voulons la propriété, mais ramenée à ses justes bornes, c’est-à-dire à la libre disposition des fruits du travail, la propriété MOINS L’USURE ! … Nous n’avons pas besoin d’en dire davantage’. Ceux qui nous connaissent nous entendent.

Telle est, en substance, notre profession de foi. La Déclaration des députés de la Montagne nous faisait un devoir de la reproduire, afin qu’on jugeât si c’est nous qui en n’acceptant pas, sur la recommandation des amis, la candidature de l’honorable M. Ledru-Rollin, faisons défaut à la cause démocratique et sociale, ou si ce sont les auteurs de la Déclaration qui sont en retard sur le socialisme.

Nous rendons justice aux tendances de la jeune Montagne, nous applaudissons à ses efforts, nous prenons acte de ses progrès. La Montagne, aujourd’hui, va au prophète ; la politique se résout dans le socialisme : quelques pas de plus, et toutes les nuances républicaines sont confondues.

Mais la Montagne n’est guère socialiste que d’intention, bien qu’elle dise le contraire, et que sans doute elle le croie. Le peuple a lu sa Déclaration, il lira notre Manifeste. Qu’il compare et qu’il juge. Qu’il dise si, devant cette pièce, aussi légère d’idées que compromettante pour nous par sa politique, nous devions nous dissimuler et amener pavillon.

La Montagne, peu ou point socialiste, malgré son envie, est encore peu ou point révolutionnaire, malgré son ardeur. Ses actes politiques, autant que ses idées, le prouvent.

Etait-elle révolutionnaire en septembre, aux élections ?

Etait-elle révolutionnaire en juin ?

Etait-elle révolutionnaire en avril ?

Etait-elle révolutionnaire aux séances du Luxembourg ?

Et nous, nous l’avons été autant qu’elle et plus qu’elle en Février.

La Montagne se plaint que nous ne soyons pas politiques !

Nous répondrons que la Montagne se fait étrangement illusion, si elle s’imagine que la politique, sans le socialisme, soit quelque chose. Le socialisme est la politique définie dans son but et dans ses moyens. Jusqu’à lui, la politique n’a été que de l’habileté. En deux mots, le socialisme est la chose, la politique est l’homme. D’où il suit que le socialisme peut très bien se passer de la politique, tandis’ que la politique ne peut pas se passer du socialisme. Nous en prenons à témoignage la profonde médiocrité des actes politiques qui se sont produits, nous ne dirons pas seulement depuis neuf mois, mais depuis dix-huit ans ! …

Et maintenant venons à cette misérable question de la Présidence.

C’était grave assurément, que de savoir, d’une part, si le Peuple devait s’abstenir ou voter ; en second lieu, sous quel drapeau se ferait l’élection, sous quelle profession de foi. Quant au candidat, le premier venu eût été le nôtre.

L’opinion démocratique et sociale devait être directement consultée : la Montagne a agi seule.

Elle publie sa Déclaration, comme Louis XVIII fit sa charte octroyée, sans consulter personne.

Elle pose une candidature à Paris et dans les départements sans en prévenir.

Puis, quand le comité électoral se forme, elle vient lui dire : Les choses sont trop avancées, la retraite est impossible ! pas de division ! La Montagne nous impose à la fois le vote, le programme, le candidat. Elle semble nous dire : Vous viendrez jusqu’ici, vous n’irez pas plus loin. Pour nous servir d’une expression qui a passé dans le style parlementaire, elle escamote, à son profit, le socialisme !

Nous n’insisterons pas sur la question personnelle. Nous regrettons qu’un homme politique (et nous employons ici cette épithète sans ironie) tel que l’honorable M. Ledru-Rollin, ait pu servir d’instrument à de maladroits amis. Nos sympathies personnelles, nos préférences lui étaient acquises. L’humeur agressive, les injurieuses méfiances de son entourage nous ont rejetés dans l’opposition …

Au reste, nous croyons que cette division, loin de diminuer la force du parti démocratique et social, ne fera que l’augmenter. Dans l’état actuel des choses, aucun candidat ne pouvait rallier tous les suffrages : des dissentiments trop profonds existent encore entre la démocratie socialiste de la veille, et celle du lendemain.

Le comité électoral central a décidé, à l’unanimité, de porter candidat à la présidence le citoyen Raspail.

Raspail, l’élu de 66 000 suffrages parisiens, et de 35 000 lyonnais ;

Raspail, le démocrate-socialiste ;

Raspail, l’implacable dénonciateur des mystifications politiques ;

Raspail, que ses travaux dans l’art de guérir ont placé au rang des bienfaiteurs de l’humanité.

En adhérant à cette candidature, nous n’entendons point, comme on l’a écrit quelque part de l’honorable M. Ledru-Rollin, donner éventuellement à la République un chef : loin de là, nous acceptons Raspail comme protestation vivante contre le principe de la Présidence ! nous le présentons au suffrage du Peuple, non parce qu’il est ou se croit possible, mais parce qu’il est impossible ; parce qu’avec lui la présidence, image de la royauté, serait impossible.

Nous n’entendons pas davantage, en appelant les voix sur Raspail, jeter à la bourgeoisie, qui redoute ce grand citoyen, un défi. Ce que nous cherchons avant tout, c’est la réconciliation, la paix. Nous sommes des socialistes, nous ne sommes pas des brouillons.

Nous appuyons la candidature de Raspail, afin d’exprimer plus fortement aux yeux du pays cette idée, que, désormais, sous le drapeau de la République, il n’y a plus que deux partis en France, le parti du travail et le parti du capital.

Il ne tiendra pas à nous que le dernier vestige de cette antique division ne soit bientôt effacé.

Le Peuple n° 4, 8-15 novembre 1848


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