Mai 68 - De la généralisation de la grève au « protocole » de Grenelle (par Lutte ouvrière)

vendredi 23 mai 2008.
 

Lundi 13 mai 1968, la sympathie que le mouvement étudiant avait rencontrée après quelques jours de manifestations, l’indignation suscitée par les brutalités policières lors de la nuit des barricades, avaient amené l’ensemble des organisations syndicales et politiques se réclamant de la classe ouvrière à appeler à une journée de mobilisation et de grève nationale.

Ce jour-là, tout le pays s’arrêta. À Paris, un immense défilé rassembla, selon les chiffres avancés par la presse, un million de personnes entre la Gare de l’Est et la place Denfert-Rochereau. Pour la première fois depuis bien longtemps dans une manifestation de gauche, les drapeaux rouges dominaient et l’Internationale était reprise sans se lasser. Malgré les réticences de la direction de la CGT, les étudiants se mêlaient aux travailleurs. Le soir, la Sorbonne était occupée.

Les grèves s’étendent

Cependant les organisations syndicales avaient conçu cette journée du 13 mai comme une soupape devant diminuer la pression accumulée dans la classe ouvrière et dans le pays par la révolte étudiante. À cette journée du 13 mai, elles n’avaient ni annoncé ni prévu la moindre suite. Et pourtant, le lendemain 14 mai, la grève continuait à l’usine Sud-Aviation, à Bouguenais près de Nantes, où des débrayages avaient lieu depuis trois semaines sur des revendications de salaire et de diminution du temps de travail. Les travailleurs y décidaient d’occuper l’usine et de retenir le directeur et quelques cadres.

En quelques jours, la grève se répandit à travers tout le pays comme une traînée de poudre. Le 15 mai, l’usine Renault de Cléon, était occupée à l’initiative de jeunes ouvriers. Et puis tout s’enchaînait. Dès le 16 mai, le mouvement de grève illimitée avec occupation de l’usine s’étendait de proche en proche à Renault-Flins, Renault-Le Mans, puis Renault-Billancourt, aux portes de Paris.

Ces premières grèves, démarrées sans que les confédérations syndicales aient donné la moindre consigne, étaient suivies avec attention par tous ceux qui étaient encore au travail. Dans les usines, les cantines, les radios restaient allumées et les informations suivies avec attention. Les discussions sur la situation étaient incessantes, tous attendaient quelque chose.

Dans cette ambiance, les organisations syndicales et en particulier la plus influente, la CGT, décidaient enfin de prendre les devants, d’ouvrir les vannes. Elles n’appelèrent pas l’ensemble des travailleurs à la grève, mais afin de ne pas être débordées par la classe ouvrière, voire d’être débarquées si elles s’opposaient au mouvement, elles prirent l’initiative d’appeler à la grève, usine par usine, quand la vapeur semblait prête à faire exploser le couvercle. Elles appelaient aussi le plus souvent à l’occupation, mais en veillant à ce que le mouvement reste encadré par elles.

C’est que les mois qui avaient précédé mai 1968 avaient vu se dérouler, essentiellement en province, des conflits sociaux de longue durée, que les appareils syndicaux avaient eu bien du mal à contrôler. Et le Parti Communiste Français venait, dans ces premiers jours de mai, de perdre la plus grande partie de son crédit parmi les étudiants, en traitant les manifestants de « fils à papa » et de « provocateurs ». Il lui fallait absolument éviter de subir pareil sort dans la classe ouvrière.

La CGT prend le tournant des grèves

La CGT et derrière elle les autres centrales syndicales donnèrent donc le feu vert à leurs militants, dont beaucoup ne demandaient que cela, pour entrer en grève. Celles-ci prirent rapidement de l’ampleur. Le nombre de grévistes donné par la presse grossissait de jour en jour, voire d’heure en heure : le matin du vendredi 17 mai, la radio annonçait 100 000 grévistes, l’après-midi, 200 000 et dans la nuit, 300 000. Après Sud-Aviation et Renault, Hispano, Rateau, Babcock, Berliet, Rhône-Poulenc, Air France, la SNCF, le métro parisien, les chantiers navals de Saint-Nazaire, etc., etc., arrêtaient le travail. Lorsque De Gaulle rentra de son voyage en Roumanie, le samedi matin 18 mai, les grévistes étaient plus d’un million. Le soir, la presse annonçait deux millions de grévistes. Ils furent trois millions dans les jours qui suivirent. Le 20 mai, la grève continuait de s’élargir, englobant les pompistes, les taxis, les garçons de café, de multiples petites entreprises. Tout s’arrêtait.

Cependant, tout en appelant à faire grève et en disant qu’il fallait occuper les usines et les bureaux, les organisations syndicales utilisaient leurs militants et leur influence pour, immédiatement, s’assurer le contrôle de la situation. Dans la plupart des entreprises, les occupations furent bien plus le fait de l’encadrement syndical que des travailleurs du rang, elles revêtirent bien plus l’aspect d’une « protection de l’outil de travail » que d’une contestation du droit de propriété. Les appareils syndicaux purent le faire sans rencontrer trop de difficultés, parce qu’il n’y avait aucune organisation dans la classe ouvrière suffisamment influente pour contester leur politique et parce que l’immense majorité des grévistes leur faisait confiance, sans avoir conscience du rôle que jouaient ces appareils, qui ne voulaient surtout pas mettre la bourgeoisie en difficulté.

Le tournant des accords de Grenelle

Ainsi, dans bien des endroits, les travailleurs firent grève en restant chez eux, se contentant de venir régulièrement aux nouvelles avant de repartir et de laisser l’occupation de l’usine et les initiatives aux seuls dirigeants syndicaux. Ces derniers firent même tout ce qu’ils purent pour dresser une barrière entre les étudiants et les travailleurs, pour isoler ceux-ci de cette jeunesse des facultés et des lycées en pleine effervescence, d’où était parti l’élan de liberté, de discussion, de démocratie qui allait marquer mai 1968. Il leur fallait à tout prix empêcher que les idées révolutionnaires qui refleurissaient en mai 68 et enflammaient toutes les discussions pénètrent la classe ouvrière.

Après s’être mis quasiment partout à la tête des grèves, à travers parfois des « comités intersyndicaux de grève », les directions syndicales laissèrent le mouvement s’écouler. Mais ce n’était plus seulement les étudiants qui occupaient la rue et cette grève qui s’était généralisée à toute vitesse avait déclenché un vent de panique du côté du gouvernement et du patronat. Il fallait maintenant trouver le moyen de faire refluer cette vague qui avait submergé toutes les entreprises du pays.

Dès le samedi 25 mai, des négociations s’engagèrent donc dans la hâte au ministère du Travail, rue de Grenelle, entre représentants des confédérations syndicales, du patronat et du gouvernement, pour tenter de trouver une issue à la crise, un moyen de remettre au travail la classe ouvrière. On épilogua longtemps pour savoir si, à la fin de cette réunion, un « accord » avait été signé entre les différents négociateurs. Le secrétaire général de la CGT, Georges Séguy, le nia... après que le contenu du « protocole de Grenelle » eut été hué par les travailleurs de Boulogne-Billancourt auxquels il était venu le présenter. Mais quoi qu’il en soit, Grenelle allait être un coup de poignard dans le dos du mouvement gréviste. Car à partir de ce moment-là les directions confédérales émiettèrent le mouvement, en disant qu’il fallait désormais négocier branche par branche, voire entreprise par entreprise.

Après Grenelle, la grève générale n’allait plus être que la juxtaposition de grèves locales. Mais elle allait encore durer trois semaines.

Lucienne PLAIN


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