La révolution russe d’octobre 1917

samedi 24 mai 2008.
 

Texte intégral de l’exposé du 1er octobre 1967

La gauche d’aujourd’hui et la révolution d’octobre 1917

Camarades,

En cette année du cinquantième anniversaire de la révolution russe, il aurait été pour le moins surprenant que la réunion d’octobre du Cercle Léon Trotsky ne soit pas consacrée à cet évènement qui est incontestablement, par sa signification historique, le fait capital de ce siècle.

Ce faisant, nous ne pouvons certes pas prétendre à l’originalité.

Depuis quelques semaines la révolution russe est en effet à la mode. Dans les rues de Paris, sur les panneaux d’affichages réservés, la friteuse révolutionnaire sans odeur a fait place à un drapeau qui se veut celui d’Octobre. Les commerçants de l’Avenue des Gobelins et de la rue de la Gaîté organisent, sur le thème « la Russie en 1917 », un grand concours de vitrine où l’on peut gagner de la vodka et des cols de fourrure, bref, tout ce qui, pour ces âmes innocentes, doit constituer la panoplie du petit bolchévik. La presse, la radio, la télévision, le cinéma, le théâtre, se sont emparés du sujet. Et pour dire la vérité, parmi toutes ces voix qui parlent d’octobre, la nôtre ne sera certes pas la plus puissante, ni la plus écoutée.

Nous ne pourrions cependant que nous réjouir de cet engouement, si le visage de la révolution russe que l’on nous offrait ainsi avait quelque ressemblance avec l’original. Mais ce n’est hélas généralement pas le cas.

Certes, en dehors de la presse d’extrême droite, le temps des injures est passé. Le « bolchévik au couteau entre les dents », le « traître Lénine », le « criminel Trotsky », toutes les vociférations sur la « barbarie rouge », appartiennent à une époque depuis longtemps révolue, celle où la Russie des soviets, bien qu’affamée et misérable, faisait trembler de peur la bourgeoisie du monde entier.

Aujourd’hui, pour les intellectuels bourgeois, et en premier lieu pour ceux qui se prétendent de gauche, les dirigeants bolchéviks étaient de doux idéalistes, assez sympathiques dans le fond, mais dont les idées, qui étaient peut-être valables on Russie en 1917, sont bien dépassées. Mme Françoise Giroud, dans l’Express du 9 octobre, se demandait par exemple gravement, qui avait, dans le fond, le plus contribué à transformer le monde, de Lénine, ou d’Ampère, qui, d’après elle, « découvrit » l’électricité. Comme quoi, soit dit en passant, l’Express traite l’histoire des sciences avec le même mépris que la politique.

Quant au parti qui se prétend l’héritier d’Octobre, ses positions ne se distinguent guère, en ce domaine de celles de ses alliée de la « gauche non-communiste ».

S’il le proclame moins ouvertement, lui aussi considère que le programme révolutionnaire est aujourd’hui dépassé, et il ne parle plus depuis longtemps que de coexistence pacifique, et de voies parlementaires vers le socialisme.

Le film de Frédéric Rossif actuellement projeté sur les écrans parisiens est bien représentatif de la manière dent tous ces gens de « gauche » voient la révolution d’octobre. Du Monde à l’Humanité en passant par l’Express, la critique n’a d’ailleurs pas tari d’éloges à son sujet. Mais on cherche désespérément, derrière les froides images tournées par Rossif il y a quelques mois en Union Soviétique et derrière un commentaire qui se pique d’objectivité, le grand souffle révolutionnaire qui balaya l’empire des tzars on 1917.

Malgré le point d’interrogation ambigu de son titre, « Procès à Staline ? » est incomparablement plus sympathique.

Les esthètes admireront sans doute dans le film de Rossif la beauté plastique des images, la plaine russe, les bouleaux couverts de givre, et le brouillard sur la Neva. Mais il n’est pas tellement original d’essayer d’expliquer la révolution russe par l’âme slave. C’était déjà l’explication-clef des esprits profonds... et réactionnaires d’il y a cinquante ans.

Ce qui est plus remarquable, c’est d’avoir réalisé un film sur la révolution russe jusqu’en 1924 où l’Internationale Communiste n’est même pas évoquée, où son nom n’est pas une fois prononcé, où pas un seul instant on ne nous parle du mouvement révolutionnaire en Europe.

C’est d’ailleurs sans doute ces brillantes qualités qui ont valu au film de Rossif l’admiration enthousiaste et reconnaissante de l’Humanité.

Car pour tous ces gens-là, la révolution russe a été un phénomène purement national, déterminé par des causes particulières à la Russie, destiné à résoudre les seuls problèmes russes. Et quand ils veulent porter un jugement sur elle, qu’ils soient staliniens ou démocrates petits-bourgeois, ils ont exactement la même manière de poser le problème.

« Comment vivent les Russes aujourd’hui ? » titrait récemment le Nouvel Observateur. « Admirez les progrès économiques de l’URSS », répondent en substance les chantres staliniens. Et, tous, dans un sens ou dans l’autre, de monter en épingle les échecs ou les réussites de l’économie soviétique, comme si le seul but que s’était fixé la révolution d’octobre avait été l’industrialisation de la vieille Russie. Comme si le socialisme était la conquête de la Lune ou de Vénus.

Certes, les progrès économiques considérables accomplis par l’URSS en cinquante ans sont dus au caractère profondément radical de cette révolution. Mais pour les hommes qui en furent l’âme, la révolution socialiste, c’était bien autre chose que cela. Et passer sous silence, aujourd’hui, le caractère international, et internationaliste, de cette révolution, c’est commettre une véritable escroquerie.

C’est bien un signe des temps qu’il n’y ait dans la grande presse que le Figaro et M. Thierry Maulnier pour rappeler que le but final de la révolution russe était la liquidation du système capitaliste sur toute la planète et la disparition de l’État.

Si, pour les hommes comme pour les évènements les anniversaires ont une utilité, c’est qu’ils permettent de mesurer le temps.

Les rides de l’Union Soviétique sont suffisamment profondes, et suffisamment visibles, pour que nous ne nous y attardions pas.

Mais la question que l’on peut se poser, c’est de savoir si le programme révolutionnaire qui fut celui des bolchéviks est aujourd’hui aussi dépassé, aussi vieilli, que l’on veut bien nous le dire, s’il n’a plus qu’un intérêt purement historique, ou bien s’il représente encore pour l’humanité une solution, la seule, pour échapper à la barbarie que lui promet l’impérialisme.

C’est à cette question que nous allons tenter, ce soir, de donner une réponse.

Marx, Engels et la révolution socialiste

Pour les « socialistes », ou les « communistes » officiels, celui qui parle aujourd’hui de révolution socialiste mondiale ne peut être qu’un illuminé, quand ce n’est pas un provocateur, un agent de la bourgeoisie.

Cette conviction que la société socialiste ne pourra exister qu’à l’échelle mondiale n’est pourtant pas une invention des trotskystes. C’était celle de Marx et d’Engels, celle de tous les partis socialistes avant 1914, celle de tous les partis communistes avant 1924. Et si les trotskystes sont pratiquement les seuls aujourd’hui à la partager, c’est parce qu’ils sont les seuls à assurer la continuité des idées socialistes, des idées marxistes.

Car pour les marxistes, le mot socialisme a un tout autre sens que celui que lui prêtent aujourd’hui les Mitterrand, les Guy Mollet et les Waldeck-Rochet.

Pour M. Mitterrand il s’agit tout au plus d’une prétendue politique de « justice sociale ». Et les aspirations, toutes platoniques d’ailleurs, de M. Waldeck-Rochet ne vont pas au-delà de la nationalisation des grands trusts.

C’est pourquoi on ne peut pas comprendre les perspectives dans lesquelles s’inscrivait la politique du Parti bolchévik en 1917, sans avoir présentes à l’esprit un certain nombre d’idées socialistes, élémentaires sans doute, mais trop souvent oubliées, et que nous allons nous efforcer de rappeler brièvement.

La société communiste ne sera pas une société où l’État sera maître de tous les moyens de production. La société communiste sera au contraire une société sans État et sans classes, sans État parce que sans classes.

L’existence de classes sociales antagonistes, et de l’État, instrument d’oppression de la classe dominante, n’est pas en effet, comme le montrèrent Marx et Engels, il y a plus d’un siècle, une loi éternelle de toute société humaine.

L’exploitation de l’homme par l’homme ne fut possible, historiquement, qu’à partir du moment où la productivité du travail humain s’élevant, la collectivité devint capable de produire plus qu’il n’était strictement nécessaire pour assurer sa survie.

A partir de ce moment, l’histoire des sociétés ne fut plus que l’histoire de la lutte de classes sociales antagonistes, exploiteurs contre exploités, ou exploiteurs rivaux entre aux, luttes dont le seul but en définitive était de savoir qui accaparerait le surproduit social.

Mais cette lutte ne fut fatale, inéluctable, qu’aussi longtemps que le productivité du travail humain était malgré tout insuffisante pour satisfaire tous les besoins de tous les individus.

Et ce fut le premier mérite des fondateurs du socialisme scientifique, que de montrer, à l’aube même de la révolution industrielle, que celle-ci allait enfin créer les bases économiques qui permettraient un jour l’existence d’une société nouvelle, qui pourrait inscrire sur ses drapeaux, suivant l’expression de Marx, « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins », une société où le règne de la nécessité aurait fait place au règne de la liberté.

Leur second mérite, après avoir éclairé le but, ce fut de montrer les voies qui permettraient de l’atteindre.

Ils ne comptaient pas, bien sûr, sur la bonne volonté des capitalistes, car si, en développant l’industrie, ceux-ci créent les bases économiques du socialisme, c’est bien à leur corps défendant, et ils ne visent que leurs propres profits.

La lutte de classe, disaient-ils en substance, a toujours été le moteur de l’histoire, la lutte de classe sera le moteur de la révolution socialiste. Le prolétariat, créé et sans cesse développé par la grande industrie, voilà le seul instrument capable de détruire le vieil ordre bourgeois, et de construire une société nouvelle.

Mais cette société ne saurait exister qu’à l’échelle internationale ; car le haut niveau de productivité atteint par l’économie capitaliste, l’a été sur la base de la division mondiale du travail, et il n’y a, à plus forte raison, que sur cette base que pourra exister le communisme.

C’est d’ailleurs là que résident les bases concrètes, matérielles, de l’internationalisme prolétarien. Le mot d’ordre « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » n’était pas un simple effet de rhétorique. « L’action commune des différents prolétariats, dans les pays civilisés tout au moins, est une des premières conditions de leur libération », précisait le Manifeste Communiste, et l’on pourrait multiplier les citations pendant des heures.

Nous nous limiterons, cependant, à celle-ci, extraite de « l’Adresse du Conseil Général de la Ligue Communiste », citation que nous dédierons à M. Waldeck-Rochet :

« Tandis que les petits bourgeois démocratiques veulent amener la révolution à son terme au plus vite..., écrit Marx, notre intérêt, notre tâche est de rendre la révolution permanente, jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été écartées du pouvoir, que le pouvoir d’État ait été conquis par le prolétariat et que, non seulement dans un pays, mais dans tous les pays qui dominent le monde, l’association des prolétaires ait fait assez de progrès pour faire cesser dans ces pays la concurrence des prolétaires, et concentrer dans leurs mains, du moins, les forces productives décisives. Pour nous, il ne saurait être question de la transformation de la propriété privée, mais uniquement de son anéantissement ; il ne saurait être question de masquer les antagonismes de classes, mais de supprimer les classes ; non pas d’améliorer la société existante, mais d’en fonder une nouvelle. »

Les socialistes et la guerre impérialiste

Cependant, le capitalisme qui paraissait déjà moribond aux auteurs du Manifeste Communiste, devait encore avoir de beaux jours devant lui. Après la série de convulsions sociales qui marquèrent en Europe la période 1848 -1871, il entra dans une longue période de développement pacifique qui devait s’étendre sur plus de quarante ans.

Ou du moins, il se développa pacifiquement dans ses métropoles au prix d’un pillage systématique du reste du monde.

Car ce fut aussi l’époque où, missionnaires, soldats et commerçants se relayant et s’épaulant, les grandes puissances capitalistes commencèrent à se partager le monde.

Le marché intérieur ne suffisait plus à la bourgeoisie, il lui en fallait de nouveaux pour exporter ses marchandises, et surtout ses capitaux.

Pendant des années, pratiquement pendant toute la fin du XIXème siècle, le monde fut assez vaste pour que les premières puissances impérialistes s’y taillent de confortables empires sans trop se gêner.

Mais cela ne pouvait durer toujours. Au début du XXème siècle, le partage du monde était pratiquement achevé, et avec lui la compétition pacifique entre impérialistes. La guerre seule pouvait désormais permettre à chacun d’agrandir son domaine, ou aux nouveaux venus de s’en tailler un.

Le mouvement socialiste, qui s’était lui aussi considérablement développé pendant cette période, voyait, et dénonçait le danger.

Et les solutions qu’il proposait étaient apparemment sans équivoque : « Si la guerre éclate pourtant, proclamait la résolution du Congrès de Stuttgart de l’Internationale, en 1907, les socialistes ont pour devoir d’intervenir pour en hâter la fin et tirer de toute façon parti de la crise économique et politique pour soulever le peuple et précipiter par la même la chute de la domination capitaliste. »

« Que les gouvernements n’oublient pas, déclarait cinq ans plus tard le Congrès de Bâle, que la guerre franco-allemande a provoqué l’éruption révolutionnaire de la Commune, que la guerre russo-japonaise a mis en mouvement les forces révolutionnaires des peuples de la Russie. Les prolétaires considèrent comme un crime de se tirer les uns sur les autres pour les bénéfices capitalistes, les rivalités dynastiques et les traités diplomatiques secrets. »

Et commentant cette résolution, Jaurès, qui n’était pourtant pas marxiste, précisait : « Nous n’irons pas à la guerre contre nos frères, nous ne tirerons pas sur eux ; et si les choses en arrivent à une conflagration, ce sera la guerre sur un autre front, ce sera la révolution. »

Ainsi, à quelques mois d’une guerre qui paraissait chaque jour plus imminente, l’Internationale, les différents partis socialistes, réaffirmaient leur attachement au marxisme révolutionnaire.

L’avenir allait hélas, montrer qu’il ne s’agissait que de mots.

En juillet 1914, la crise qui couvait depuis des années éclatait brusquement.

En quelques jours, la plupart des pays d’Europe allait se trouver en guerre.

L’heure était venue, pour les socialistes de tous les pays de tirer les conclusions pratiques des résolutions de Stuttgart et de Bâle.

Mais des dizaines d’années de développement pacifique du capitalisme n’avaient pas été sans laisser de traces.

Le réformisme, qui tablait justement sur ce développement pacifique, avait beau avoir été battu à chaque congrès, il n’en avait pas moins conquis des positions de force dans l’Internationale. Et ce fut, paradoxalement, au moment où les événements lui infligeaient, avec la guerre, le plus tragique démenti, que son triomphe éclatait.

L’Internationale, minée de l’intérieur, s’écroulait au premier choc grave. Le 4 août, le groupe socialiste à la Chambre française des députés votait à l’unanimité les crédits de guerre. Le même jour, les députés sociaux-démocrates allemands en faisaient autant.

« Jamais, écrivit Rosa Luxembourg, jamais dans l’histoire du monda un parti politique n’a failli aussi misérablement, jamais un fier idéal n’a été trahi aussi honteusement ».

Dans bien des pays, les dirigeants socialistes étaient devenus ministres, et les militants, trahis, désorientés, partirent pour le front, les uns la fleur au fusil, les autres, la rage au coeur.

Ceux qui demeurèrent fidèles à l’internationalisme prolétarien n’étaient que quelques poignées, et leurs efforts pour s’opposer à la marée chauvine qui recouvrait l’Europe pouvaient paraître désespérés.

Mais ils gardaient une foi profonde dans le socialisme, dans le rôle historique du prolétariat. Et ils savaient qu’aussi lointain que pouvait paraître alors le jour de la révolution socialiste, leurs efforts n’étaient pas vains.

Seul de tous les partis socialistes adhérents à la Deuxième Internationale, la fraction bolchévique de la social-démocratie russe resta fidèle, dans sa grande majorité, par ses paroles comme par ses actes, à ce qui avait été sa raison d’être.

Les bolchéviks continuaient d’affirmer le caractère impérialiste de la guerre, de celle que menait les empires centraux allemand et autrichien, comme de celle que menait l’entente franco-russe. Et ils déniaient à tout socialiste, le droit d’être partisan de la défense nationale dans cette guerre de rapine.

Le problème, expliquait Lénine, n’était pas de réclamer la paix, en espérant que la bourgeoisie veuille bien la faire un jour. Le problème, c’était de travailler à la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, pour renverser le pouvoir de la bourgeoisie.

L’ère des guerres impérialistes qui venait de s’ouvrir devait aussi être celle de la révolution prolétarienne. Et résumant, dans les premiers mois de la guerre, la politique qui devait être celle des révolutionnaires, Zinoviev pouvait écrire :

« Nous devons lever l’étendard de la guerre civile... Notre tâche est de nous préparer aux batailles qui viennent, de nous éduquer, et d’éduquer tout le mouvement ouvrier dans la pensée que nous devons vaincre ou mourir sous le drapeau de la guerre civile. »

Et les bolchéviks ne pensaient pas que leur politique n’avait de sens que dans le cadre de la Russie. Ils considéraient au contraire que ce devait être celle de tout socialiste authentique, dans tous les pays belligérants.

Prétendre construire le socialisme dans le seul empire des tzars leur eut semblé une ineptie sans nom ; et Lénine précisait encore, en novembre 1914, dans un article intitulé « Situation et taches de l’Internationale Socialiste » : « Le mouvement socialiste ne peut pas vaincre dans les anciennes limites de la patrie. Il crée des formes nouvelles, supérieures, d’association humaine, où, pour la première fois, les besoins légitimes et les aspirations progressistes des masses laborieuses de toutes les nationalités seront satisfaits dans l’unité internationale, les frontières nationales actuelles étant abolies. »

Cette politique que les bolchéviks furent les seule à défendre eu tant que parti, des militants l’avaient faite leur dans tous les pays. Et s’ils étaient peu nombreux, ils n’en représentaient pas moins l’avenir.

Un avenir qui après trois ans de guerre allait tout à coup apparaître plus proche qu’on aurait pu le penser.

L’année 1917 et la révolution russe

Car ce fut l’année 1917, l’année trouble, disait Poincaré ; entendez par là l’année où la bourgeoisie vit se dresser devant elle pour la première fois depuis le début du conflit, le spectre de la révolution.

Depuis près de trois ans, la guerre piétinait. Vingt-huit pays belligérants, ayant mobilisé 74 millions d’hommes s’affrontaient de la Flandre à la Suisse, du golfe de Finlande à la Mer Noire, dans les Balkans et en Asie Mineure.

Les patriotes professionnels avaient chanté la guerre fraîche et joyeuse.

Mais dans la boue des tranchées, les soldats qui avaient pu y croire perdirent vite leurs illusions. Le conflit semblait ne devoir jamais se terminer ; des milliers, des millions d’hommes tombaient dans des offensives meurtrières, pour quelques mètres carrés de fange et de barbelée.

Alors, peu à peu, pénétra dans la conscience des soldats la conviction profonde qu’eux seuls pourraient mettre fin à la tuerie.

En mars 1917, pour la première fois, des mutineries éclataient dans la flotte allemande. Elles furent réprimées.

Mais en Russie, le 4 mars (23 février suivant le calendrier Julien en vigueur dans l’Empire des tzars), à l’occasion de la « journée internationale des femmes », la grève générale éclatait à Pétrograd. La plus grande partie de la garnison passait du côté des insurgés, et en cinq jours, l’autocratie s’écroulait.

Certes, le gouvernement provisoire qui se formait alors ne représentait en aucune manière les intérêts des travailleurs. Serviteur fidèle, bien que gêné par les événements, de la bourgeoisie et des propriétaires fonciers, il entendait ne rien changer à l’ordre social existant, et maintenir le pays dans la guerre.

Mais les masses s’étaient organisées. Elles avaient formé leurs soviets. La révolution ne faisait que commencer.

Les insurgés furent moins heureux en France. En mai, après l’échec de la meurtrière offensive Nivelle sur le Chemin des Dames, la révolte éclatait.

Les éléments de 54 divisions se soulevèrent, désertèrent, refusèrent tout service, arborèrent les drapeaux rouges, réclamèrent la paix, menacèrent de marcher sur la capitale. Il n’existait plus que deux divisions sûres entre Soissons et Paris.

La révolte fut brisée, la répression, dirigée par Pétain, sanglante. Et pendant des mois, alors que la révolution continuait à se développer en Russie, plus aucun soulèvement ne se produisit dans les armées en guerre.

Mais le printemps de 1917 avait au moins montré à la bourgeoisie sur quelle poudrière elle était assise.

Il avait aussi montré qu’il ne suffisait pas d’une mutinerie pour en finir avec la guerre, qu’il fallait une véritable révolution, brisant le pouvoir des classes dominantes. Or s’il suffit de mutins pour faire une mutinerie, il faut des révolutionnaires pour faire une révolution, et il faut même un parti révolutionnaire.

Mais en Russie il y avait un parti révolutionnaire ; il y avait ce parti bolchévik qui, depuis trois ans, prêchait la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile.

Le parti n’en connut pas moins une période de flottement, au lendemain de Février, lorsque certains dirigeants, dont Staline, prétendirent l’amener à une politique de soutien du gouvernement provisoire.

Mais dès le retour d’émigration de Lénine, en avril, il fit sien le mot d’ordre : « Tout le pouvoir aux soviets », considérant ceux-ci comme l’embryon du futur État prolétarien.

En fait, bien peu de choses pouvaient empêcher les masses de prendre leur propre sort en mains, si ce n’est leurs préjugés, et les illusions qu’elles nourrissaient sur les autres partis se réclamant du socialisme, les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires.

Au début, c’étaient ces derniers qui détenaient la majorité dans les soviets, et les bolchéviks n’en constituaient qu’une faible minorité. Mais dans les mois qui suivirent, les masses purent faire l’expérience de ce que valaient les promesses des menchéviks et des S-R.

Les travailleurs réclamaient du pain, mais le gouvernement provisoire, soutenu par ces partis, se montrait incapable de conjurer la catastrophe imminente, parce qu’il se refusait à prendre des mesures radicales contre les spéculations de la bourgeoisie.

Les paysans voulaient la terre, mais on leur demandait d’attendre l’Assemblée Constituante, et quand ils voulaient s’emparer eux-mêmes des terres qu’ils cultivaient on leur envoyait les gendarmes.

Les soldats réclamaient la paix, et le gouvernement du socialiste Kérensky se lançait dans la folle aventure de l’offensive de Juin.

Aussi, malgré la répression qui s’abattit sur les bolchéviks après les journées de juillet, leur influence ne cessa-t-elle de croître. Fin août, ils étaient majoritaires dans les soviets de Pétrograd et de Moscou, et les uns après les autres, ceux des villes industrielles allaient tomber entre leurs mains.

L’heure de la révolution prolétarienne avait sonné.

Rien ne ressembla moins à un putsch, au coup de main d’une minorité agissante, que l’insurrection d’octobre. Ce fut l’insurrection des masses, en ce sens que même si, sur le plan militaire, elle ne fut exécutée que par une minorité, l’immense majorité des travailleurs et des soldats en avait compris la nécessité.

Et pour eux, ce fut, pourrait-on dire, une insurrection légale. Du moins du point de vue de la légalité soviétique, la seule qui comptait désormais.

En effet, si la date du 25 octobre 1917 restera à jamais liée au souvenir de la première révolution prolétarienne victorieuse, et cela en dépit du changement de calendrier, le processus insurrectionnel s’amorça en réalité plus de 15 jours auparavant.

Le divorce entre le soviet de Pétrograd et le gouvernement provisoire fut effectivement consommé le 7 octobre, lorsque le soviet qui s’opposait à l’éloignement de la garnison, créa son Comité Militaire Révolutionnaire, et nomma ses commissaires auprès de toutes les unités, isolant ainsi complètement Kérensky et l’État major.

Aucun ordre désormais ne fut plus exécuté sans l’accord des autorités soviétiques. Le soviet se trouvait être le pouvoir de fait. II n’y avait pas un grand pas à franchir pour balayer le gouvernement fantoche. Sous le couvert de la préparation de la défense du deuxième congrée des soviets, qui devait tenir ses assises fin octobre, s’organisait l’insurrection.

Celle-ci fut déclenchée dans la nuit du 24 au 25 octobre. Au matin, les bolchéviks étaient maîtres de la plupart des bâtiments publics. Mais ce n’est que dans la nuit suivante que le Palais d’Hiver, siège et dernier bastion du gouvernement provisoire, tomba à son tour.

A la même heure était réuni le Congrès des soviets des députés ouvriers et soldats de toute la Russie. Ce n’étaient pas des députés bien habillés, fleurant le parfum à la mode et arborant de luxueuses serviettes de maroquin.

C’étaient des ouvriers du rang, des soldats en grossier uniforme, des paysans barbus. Et c’est sans doute pour cela qu’ils firent ce qu’aucun gouvernement n’avait encore jamais fait dans l’histoire, qu’ils traduisirent immédiatement en acte le programme du parti majoritaire, les promesses faites aux masses.

Le premier décret adopté concernait la Paix. Le congrès des soviets proposait à tous les belligérants d’entamer immédiatement des négociations pour la conclusion d’une paix sans annexion ni indemnité, et en premier lieu, afin d’arrêter dès l’ouverture des pourparlers les massacres sans nom de la guerre, une trêve de trois mois.

Mais la révolution ne s’adressait pas qu’aux gouvernements, elle s’adressait aux peuples, aux travailleurs et plus particulièrement, disait-elle, « aux ouvriers conscients des trois nations les plus avancées de l’humanité et des États les plus importants engagés dans la guerre, l’Angleterre, la France et l’Allemagne », et elle les appelait « à mener jusqu’au bout la lutte pour la paix, et en même temps, la lutte pour l’affranchissement des masses laborieuses et exploitées de tout esclavage et de toute exploitation ».

Et quand le Congrès, après avoir adopté cet appel, se leva, quand tous les délégués, debout, entonnèrent l’Internationale, ce ne fut pas seulement l’hymne des travailleurs qui retentit, ce fut vraiment, par-dessus les tranchées, par-dessus les villages incendiés, par-dessus les vastes champs ou des millions d’hommes assassinés dormaient de leur dernier sommeil, par-dessus l’Europe en flammes, l’appel à la révolution qui jaillit. « Debout les damnés de la terre », jamais peut-être les vieilles paroles de l’Internationale n’avaient été aussi chargées de sens.

La politique des bolcheviks au pouvoir

Puis, le calme revenu, le Congrès passa au décret sur la terre. Il abolissait « immédiatement et sans aucune indemnité la propriété des propriétaires fonciers », et en faisait la propriété du peuple tout entier. Toute la terre devenait bien national. Et la jouissance en était accordée à tous les citoyens qui désirent exploiter la terre par leur travail, « tant qu’ils sont capables de l’exploiter », le travail salarié étant interdit. Ce n’était pas là, bien sûr, une mesure « socialiste ». Ce n’était même pas le programme agraire du Parti bolchévik. Mais c’était ce que voulaient les paysans. Et, disait Lénine, « l’essentiel, c’est que les paysans résolvent eux-mêmes toutes les questions, qu’ils édifient eux-mêmes leur vie. »

Car ce que voulaient les bolchéviks, ce n’était pas construire une société socialiste dans le cadre de la seule Russie. Mieux que quiconque ils savaient que cela n’avait aucun sens.

Ce qu’ils voulaient, c’était attacher les couches les plus larges du peuple au sort de la révolution socialiste.

Le prolétariat russe ne représentait qu’une faible minorité de la nation, et en son sein les éléments conscients, sachant ce que représentaient exactement la révolution et le socialisme, constituaient une bien plus faible minorité encore.

Mais toute la classe ouvrière savait que seuls, le pouvoir des soviets, les bolchéviks, pouvaient être capables d’assurer le pain et la liberté.

Mais une grande partie de la paysannerie avait pris conscience que seul le pouvoir des soviets pouvait en finir avec les tergiversations, et donner enfin aux paysans la libre jouissance de la terre qu’ils cultivaient.

Mais la majorité des soldats, et des travailleurs qui portaient le poids de la guerre, avait compris que seule la révolution pourrait mettre fin à la guerre.

C’est pour cela qu’ils avaient soutenu la révolution d’octobre.

Et le problème qui se posait aux bolchéviks au pouvoir, ce n’était pas de construire une économie « socialiste », c’était de resserrer toujours davantage l’union des masses travailleuses autour de leur pouvoir.

Le 25 octobre, la Russie était devenue le premier bastion de la révolution socialiste mondiale. Le problème, maintenant, c’était de tenir, en attendant que la révolution embrase à leur tour d’autres pays.

Sous la plume des dirigeants bolchéviks devenus commissaires du peuple, les décrets remplaçaient les textes de propagande. Ils n’auraient d’ailleurs souvent pas eu d’autre valeur immédiate, si les masses ne s’étaient chargées de les appliquer elles-mêmes, car dans les premières semaines de la révolution, le nouveau gouvernement ne possédait aucun appareil central capable de mettre ses textes en pratique.

Mais ce qui faisait la force du nouveau pouvoir, c’était de répondre aux aspirations de millions d’hommes, c’était d’être le pouvoir de millions d’hommes. Car le pouvoir des soviets, ce n’était pas seulement le pouvoir du congrès pan-russe, c’était aussi le pouvoir du soviet de la plus petite ville, du village le plus reculé.

Le parti bolchévik ne comptait certes, en octobre 1917, que quelques dizaines de milliers de membres. Mais en mobilisant la grande masse de tous les exploités, de tous les opprimés de Russie pour la défense du seul pouvoir capable du satisfaire leurs revendications immédiates, il faisait de chacun d’eux un soldat de la révolution socialiste mondiale.

Et quand les bolchéviks parlaient de révolution socialiste mondiale, il ne s’agissait pas d’un rite, ou d’une formule de politesse révolutionnaire. Il s’agissait des fondements mêmes de leur politique.

« Si l’on envisage les choses à l’échelle mondiale, écrivait Lénine en 1918, il est absolument certain que la victoire finale de notre révolution, si elle devait rester isolée, serait sans espoir... » « Nous ne remporterons la victoire finale que lorsque nous aurons réussi à briser, et pour toujours, l’impérialisme international. Mais nous n’arriverons à la victoire qu’avec tous les ouvriers des autres pays, du monde entier. »

Et les bolchéviks ne se contentaient pas d’attendre passivement que la révolution socialiste triomphe dans d’autres pays. Ils se servaient du pouvoir comme de la plus formidable tribune, et dans chacun de leurs actes, on trouve cette préoccupation de savoir quelle répercussion cela pourra avoir sur le développement de la révolution européenne.

Nous les avons vus déjà lors du vote du décret sur la paix, s’adresser, par-dessus la tète des gouvernants, aux peuples et en premier lieu, aux travailleurs.

C’est le même souci qui anime toutes les tendances du parti lors de la discussion sur la paix de Brest-Litovsk au début 1918. Si la tendance Boukharine voulait la guerre révolutionnaire, c’était parce qu’elle considérait que l’état ouvrier ne pouvait pas, sans se déconsidérer aux yeux des prolétaires du monde entier, signer une telle paix avec l’impérialisme allemand. Si Trotsky, qui savait l’armée russe hors d’état de mener cette guerre révolutionnaire, était partisan de la formule « ni paix, ni guerre », c’est parce qu’il voulait faire la preuve, devant le prolétariat européen, qu’il n’y avait pas de collusion des bolchéviks avec l’impérialisme allemand. Si Lénine préconisait, en dépit de leur caractère humiliant, d’accepter les conditions de paix des empires centraux, c’est parce qu’il pensait que la révolution en Europe n’était pas encore mûre, et qu’il fallait se préparer à tenir encore des mois en restant isolé.

La construction d’une nouvelle Internationale, destinée à coordonner et à diriger la lutte du prolétariat dans tous les pays du monde était d’ailleurs au premier rang des préoccupations du parti bolchévik.

Dès 1914, Lénine écrivait : « La Deuxième Internationale a cessé de vivre, une autre internationale la remplacera. » Et c’est dans cette optique de reconstruire l’Internationale que les bolchéviks avaient participé aux conférences de Zimmervald, en 1915, et de Kienthal, en 1916, qui réunirent des internationalistes appartenant à différents partis socialistes européens.

Les bolchéviks au pouvoir disposaient de moyens accrus pour mener cette tâche à bien. Outre le prestige considérable que leur conférait leur victoire, ils bénéficiaient des énormes moyens matériels qui sont ceux d’un État.

Malheureusement il n’existait pas encore de direction révolutionnaire internationale, ni même, à l’intérieur de chaque pays européen, un parti révolutionnaire capable de jouer le rôle qui avait été celui du parti bolchévik en Russie, quand la vague de soulèvements prolétariens que les révolutionnaires appelaient de leurs voeux déferla sur l’Europe.

Et l’absence d’une telle direction allait se faire cruellement sentir.

La révolution européenne

Car on oublie trop souvent aujourd’hui que la révolution européenne fut une réalité. Les bons apôtres qui prétendent que, dans le fond, le prolétariat n’est pas révolutionnaire, ont trop intérêt à passer sous silence cette période qui vit le drapeau rouge des travailleurs flotter sur la plupart des grandes villes d’Europe. Et si la vague révolutionnaire fut finalement brisée, il n’en reste pas moins que ce ne fut pas faute de combativité du prolétariat

Le premier affrontement sérieux, en dehors de la Russie eut lieu en Finlande. Partie constitutive de l’empire tsariste, le grand duché de Finlande connaissait une semi-indépendance. Il possédait depuis 1905 sa propre constitution, où le suffrage universel avait donné au parti social-démocrate, en 1916, la majorité absolue au Parlement local, sans que cela change quoi que ce soit, en dehors de la journée de 8 heures, à l’ordre social existant.

Au début de 1917, la bourgeoisie finlandaise se préparait, avec la complicité du gouvernement provisoire russe, à un coup de force destiné à briser le mouvement ouvrier. La victoire de la révolution prolétarienne à Petrograd, aux portes même du pays, posa le problème du pouvoir en termes encore plus aigus. Mais les dirigeants du mouvement ouvrier finlandais n’étaient pas prêts à se battre. L’un deux, Kuusinen, qui devint plus tard l’un des grands chefs de l’Internationale stalinienne, résuma ainsi, après coup, leur état d’esprit :

« Ne désirant pas risquer nos conquêtes démocratiques, et espérant d’ailleurs franchir, grâce à d’habiles manoeuvres parlementaires, ce tournant de l’Histoire, nous décidâmes d’éluder la révolution ... Nous ne croyions pas à la révolution ; nous ne fondions sur elle aucune espérance, nous n’y aspirions pas. »

La classe ouvrière était en armes, mais le parti social-démocrate se refusait à briser l’appareil d’État de la bourgeoisie. Ce fut finalement celle-ci qui prit l’initiative, et cela avec d’autant plus de facilité que le traité de Brest-Litovsk empêchait désormais la Russie soviétique de venir au secours du prolétariat finlandais.

La guerre civile fit rage de janvier à mai 1918.

Mais malgré l’héroïsme dont firent preuve les gardes rouges finlandais, les blancs, mieux armés, mieux entraînés, bénéficiant de l’appui de l’impérialisme allemand, l’emportèrent finalement. La répression fut sans pitié. Des dizaines de milliers de prolétaires payèrent de leur vie l’incapacité, ou les trahisons, de leurs dirigeants.

Pendant ce temps, de nouveaux craquements se faisaient entendre dans l’édifice vermoulu de l’empire allemand. En janvier 1918 de grandes grèves avaient secoué tout le pays ; mais ce fut à la fin octobre que commença vraiment la révolution allemande. De nouveau, le mouvement partit de Kiel. Le 30 octobre, la flotte mutinée arborait le drapeau rouge, immédiatement soutenue par la grève des ouvriers de la ville. Comme une traînée de poudre, le mouvement se répandit dans tout le pays. Le kaiser abdiquait. Le 9 novembre 1918, du haut d’un balcon du palais impérial, Karl Liebknecht sorti de prison proclamait la République allemande, et l’avènement du socialisme.

Mais les révolutionnaires allemands, regroupés dans la ligue Spartacus, ne constituaient qu’une faible minorité. La grande masse des travailleurs et des soldats étaient encore sous l’influence du parti social-démocrate, ou du parti centriste « indépendant » qui s’était formé, avec des hommes aussi compromis que Kautsky, en 1917. Les socialistes de contre-révolution eurent l’intelligence de ne pas prendre le mouvement de front. Ils se laissèrent au contraire porter par la vague révolutionnaire, pour mieux la dominer. Et tandis que partout se formaient des conseils d’ouvriers, et des conseils de soldats, un « Conseil des mandataires du peuple » assurait le gouvernement provisoire de la république. Le titre faisait sans doute très révolutionnaire, mais dès le premier jour de son existence, Ebert, qui présidait, prenait contact avec le haut état-major.

Le prolétariat allemand n’avait pas pris les armes, renversé le kaiser, pour que l’état-major règle ses destinées. Mais il alla au combat en ordre dispersé, et partout il fut finalement vaincu.

Début janvier 1919, ce fut le premier soulèvement des travailleurs berlinois, à l’issu duquel furent assassinés, parmi tant d’autres militants spartakistes, Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg. Février vit les premières opérations des corps-francs contre-révolutionnaires, dirigées contre les conseils ouvriers de Brême et de Hambourg. En mars, le prolétariat berlinois se soulève de nouveau, et de nouveau son insurrection est noyée dans le sang. En avril, les corps-francs s’attaquent aux conseils de Magdebourg, du Brunswick, à la république des conseils de Bavière. En mai, enfin, tombent les derniers conseils ouvriers, ceux de la Saxe rouge. La contre-révolution avait triomphé en Allemagne.

Au printemps 1919, le drapeau rouge flottait également sur la Hongrie. Le 20 mars, Bela Kun avait proclamé la république des conseils ouvriers. La bourgeoisie hongroise, affolée, impuissante, s’était laissée déposséder du pouvoir sans combattre. Mais les révolutionnaires n’avaient pas rompu avec la social-démocratie, ni moralement, ni matériellement. Et lorsque le danger de la contre-révolution se précisa, sous la forme de l’intervention roumaine, la trahison de leurs alliés les laissa désarmés. Fin août, la république soviétique de Hongrie avait cessé de vivre.

Jusque-là, la vague révolutionnaire n’avait touché que des pays appartenant au camp des vaincus de la guerre. Et si l’Angleterre, la France et les USA avaient connu de vastes mouvements de grève, nulle part encore la bourgeoisie d’un des vainqueurs n’avait été sérieusement menacée par la révolution.

Cependant, il semblait bien, à l’été 1920, que l’heure de la révolution sonnait pour l’Italie.

Le 19 août, à la suite d’une décision patronale de rompre des négociations engagées sur les salaires, la Fédération de la métallurgie avait lancé un ordre de grève. A la tentative faite par certains patrons de faire occuper leurs usines par les carabiniers, la classe ouvrière riposta en occupant elle-même des centaines d’entreprises. Des conseils de fabrique étaient élus, qui souvent entreprenaient de reprendre la production pour leur propre compte. La vague de grèves gagnait les campagnes dans toute la plaine du Pô. La bourgeoisie italienne s’avérait impuissante de reprendre la situation en main par la force.

La classe ouvrière avait fait tout ce qu’il lui était spontanément possible de faire. Pour aller plus loin, pour briser l’appareil d’État de la bourgeoisie et construire le sien propre, il lui aurait fallu une direction décidée à aller jusqu’au bout. Mais le parti socialiste tergiversait, et alors que le problème de l’heure était celui de la prise du pouvoir, la CGT engageait des négociations avec le gouvernement... sur le principe du contrôle ouvrier sur les entreprises. Un accord fut signé sur cette base le 20 septembre, mais deux semaines s’écoulèrent encore avant que les ouvriers n’acceptent de reprendre le travail, après plus d’un mois et demi de grève.

Le plus formidable mouvement social qu’ait connu l’Italie aboutissait à un projet de loi qui ne serait d’ailleurs jamais déposé devant la chambre. Le prolétariat avait usé ses forces dans des luttes stériles, perdu confiance dans ses directions, et la petite-bourgeoise allait se tourner vers un autre sauveur. Deux ans plus tard, ce serait la marche sur Rome et le fascisme.

A la fin de l’année 1920, la révolution semblait partout refluer. En Allemagne, le putsch de Kapp et von Lüttwitz avait bien été brisé, en mars, par la grève générale, mais le jeune parti communiste avait été incapable de profiter de la situation, laissant toute l’initiative à la social-démocratie. Les détachements rouges organisés dans la Ruhr pour lutter contre Kapp furent finalement les principales victimes du rétablissement de l’ordre par les troupes du général Watter. C’était une nouvelle saignée pour les révolutionnaires allemands.

En Pologne, l’armée rouge qui avait voulu transformer la riposte à l’agression de Pilsudski en guerre révolutionnaire, après avoir atteint les portes de Varsovie, se trouvait contrainte de battre en retraite.

Cependant, en mars 1921, le Parti Communiste Allemand, à la suite de combats armés ayant éclaté entre ouvriers et forces de police dans la région de Mansfold, lançait immédiatement un appel à l’insurrection. Malgré quelques soulèvements locaux, l’ensemble du prolétariat ne bougea pas.

L’ordre de grève générale lancé quelques jours plus tard en désespoir de cause ne fut guère plus suivi. L’action de mars, action volontariste déclenché par les révolutionnaires allemands pour essayer de sortir la révolution russe de son isolement se terminait par un désastre : le parti communiste interdit, un grand nombre de ses militants emprisonnés.

Il fallait tirer les leçons de ces événements. La crise révolutionnaire de l’après-guerre était terminée. La bourgeoisie européenne connaissait une période de stabilisation relative. Le problème de la conquête du pouvoir ne se posait plus en termes aussi immédiats. Les tâches qui figuraient en tête de l’ordre du jour, pour tous les révolutionnaires, c’était le renforcement des partis communistes, et la conquête des masses.

Malgré les trésors d’héroïsme déployés par le prolétariat, par les militants révolutionnaires, la révolution européenne avait été partout défaite. Mais ce n’était pas faute d’avoir combattu, et la bourgeoisie s’était vue à deux doigts de sa perte.

Et ces luttes n’avaient pas été inutiles. Elles avaient sauvé l’existence de l’URSS, empêchant, ou paralysant, l’intervention des puissances impérialistes.

Ni la combativité, ni la volonté révolutionnaire n’avaient manqué au prolétariat. Mais partout l’absence d’un parti révolutionnaire, capable de jouer le rôle qui avait été celui du parti bolchévik en Russie, s’était faite cruellement sentir.

Le parti bolchévik, fort de la confiance des travailleurs, acquise au cours d’un long et patient travail, avait su éclairer les masses, démasquer le jeu des « socialistes » de la bourgeoisie ; il avait su, en juillet, retenir les ouvriers de Petrograd, les empêcher de se lancer seuls dans la lutte et de se couper ainsi de la grande masse du peuple qui n’avait pas encore pris conscience de la nécessité de l’insurrection ; il avait su, en août, mobiliser derrière lui, dans une juste politique de front unique, tous ceux qui voulaient lutter contre Kornilov et la contre-révolution ; il avait su, enfin, en octobre, lancer les travailleurs à la prise du pouvoir, après les y avoir préparé physiquement et moralement, au moment le plus opportun.

Mais en aucun autre pays, il n’y avait eu une telle direction. Et la défaite du prolétariat européen, malgré le prix très lourd qu’il avait su payer à la cause révolutionnaire, prouvait que l’existence de parti révolutionnaires expérimentés, trempés dans la lutte, était la condition nécessaire du succès.

La lutte pour la construction de l’Internationale communiste

Cela, les dirigeants bolchéviks en étaient de toute manière convaincus depuis longtemps, avant même le succès de leur propre révolution. La reconstruction d’une internationale digne de ce nom avait été, nous l’avons vu, l’un de leurs soucis dominants. Mais cela ne pouvait se faire en un jour, d’autant plus qu’il ne s’agissait pas de reconstruire une sorte de club de discussion entre organisations socialistes, aux liens très lâches, ce qu’avait été la Deuxième Internationale, mais une véritable direction révolutionnaire internationale, le Parti de la Révolution Socialiste Mondiale. « La nécessité de la lutte pour la dictature du prolétariat, - disait la « Résolution sur la fondation de l’Internationale Communiste », adoptée au premier congrès de celle-ci, en mars 1919 -, la nécessité de la lutte pour la dictature du prolétariat exige l’organisation unifiée, commune et internationale de tous les éléments communistes qui se placent sur ce terrain. »

Mais le problème n’était pas seulement de construire cette direction internationale centralisée, cet état-major de la révolution socialiste. Le problème, c’était aussi de construire dans chaque pays un véritable parti communiste, et de le préparer à accomplir ses taches.

En proclamant, en mars 1919, alors que la Russie soviétique encerclée par les armées blanches semblait au bord de sa perte, l’existence de l’Internationale Communiste, les révolutionnaires déployaient un étendard.

Mais tout restait encore à faire, et les dénominations de certaines organisations représentées : « Social-Démocratie de gauche suédoise », « Gauche Zimmerwaldienne française », « Ligue de la Propagande Socialiste d’Amérique », permettaient de mesurer le chemin restant à accomplir.

Suivant un processus classique, la montée révolutionnaire des masses les avaient d’abord portés vers les organisations social-démocrates. Alors que les vieux militants écoeurés, désertaient de plus en plus les vieux partis socialistes, la masse de ceux qui ouvraient pour la première fois les yeux à la politique se tournait d’abord vers les grandes organisations qui se réclamaient du socialisme, indépendamment de leur passé.

Les effectifs de celles-ci se gonflaient d’une manière impressionnante. Mais les nouveaux adhérents, pleins de sympathie pour la révolution russe, poussaient de plus en plus à gauche, et, tant bien que mal, les cadres, les, dirigeants, devaient suivre s’ils ne voulaient pas se couper des masses.

C’est ainsi que l’on vit des partis socialistes qui s’étaient vautrés sans honte dans le chauvinisme pendant toute la durée de la guerre, rompre après la fin de celle-ci avec la Deuxième Internationale, et adhérer à la Troisième.

Le problème, pour l’Internationale Communiste, ce fut de construire, à partir de ces partis réformistes gauchis par les événements, au moins l’embryon d’un parti révolutionnaire.

Les 21 conditions d’admission élaborées par le deuxième congrès de l’Internationale, en juillet 1920, étaient justement destinées à écarter les dirigeants opportunistes. Mais on ne peut pas plus saisir des opportunistes avec des « conditions » qu’avec une formule, et un grand nombre d’entre eux, déguisés en révolutionnaires, continuèrent d’occuper des postes de responsables au sein des nouveaux partis communistes.

L’histoire de la formation de la section française de l’Internationale est particulièrement révélatrice de ce phénomène. En décembre 1920, au Congrès de Tours, c’est l’immense majorité de ce parti, qui avait pourtant toujours pratiqué une politique social-patriote sans défaillance de 1914 à 1918, qui se prononce pour l’adhésion à avec des dirigeants aussi compromis que Cachin ; il est vrai que celui-ci connaissait bien le problème russe, puisqu’il avait été envoyé en mission là-bas par le gouvernement français, au début de 1917, pour convaincre le gouvernement provisoire de poursuivre la guerre du côté des alliés.

Et l’exemple du parti français était loin d’être unique. En Italie, c’est également le parti socialiste tout entier qui avait adhéré à la nouvelle Internationale. En Allemagne, le Parti Communiste Unifié s’était formé par la fusion du noyau révolutionnaire de la Ligue Spartacus, avec la majorité du parti centriste des sociaux-démocrates « indépendants ». Et ce qui était vrai pour les plus grands partis de l’Internationale l’était également pour les autres.

Partout, les rares éléments qui avaient su garder, pendant la guerre impérialiste, une attitude internationaliste, ne constituaient qu’une faible minorité. Et ces éléments eux-mêmes étaient loin de posséder une formation bolchévique. En France, par exemple, la plupart d’entre eux était issue du mouvement anarcho-syndicaliste, et nombreux étaient ceux qui restaient marqués par leurs origines.

De plus, un certain nombre de cadres éprouvés étaient tombés dans les premières luttes. La disparition de militants de la valeur d’une Rosa Luxembourg, d’un Karl Liebknecht, était un coup très dur pour le mouvement communiste. Et ce n’était pas seulement, de la part de la bourgeoisie, une implacable vengeance, c’était aussi un excellent calcul, à courte et à longue échéance : le vide que leur mort causa ne fut jamais vraiment comblé.

Malgré tous ces éléments de faiblesse, l’Internationale Communiste des premières années n’en défendit pas moins avec intransigeance le programme révolutionnaire, car la direction de fait qu’y exerçait le parti bolchévik suppléait, dans une large mesure, à l’inexpérience des sections nationales, et ne permettait pas à l’opportunisme congénital d’un grand nombre de dirigeants de se manifester. Ou du moins, quand il se manifestait, ne leur permettait pas de continuer.

Cette direction de fait du parti bolchévik, seul parti révolutionnaire authentique de la nouvelle internationale - les autres sections n’étaient que des partis révolutionnaires en espérance -, reposait sur l’incontestable autorité que lui conférait le fait d’avoir dirigé la révolution russe.

Le parti bolchévik n’aurait pas pu, en effet, jouer le rôle dirigeant incontesté qui fut le sien, s’il n’avait pas joui, auprès de tous les militants de l’Internationale, d’un énorme capital de prestige et de confiance acquis au cours de la révolution et de la guerre civile, et qui lui permettait, en cas de conflit avec les dirigeants nationaux, de pratiquement toujours faire prévaloir son point de vue.

Cet état de fait fut incontestablement un élément positif tant que l’URSS incarna une politique révolutionnaire. Mais, à partir du moment où la réaction stalinienne triompha en URSS, il allait non moins incontestablement faciliter la liquidation de l’Internationale.

Le stalinisme et la dégénérescence de la IIIème Internationale

Or, en 1924, Staline formulait pour la première fois la « théorie » du socialisme dans un seul pays, l’idée que l’on pouvait construire le socialisme dans les seules frontières soviétiques. C’était une ineptie, une monstruosité contraire à toute la tradition marxiste, à toute la tradition bolchévique. Il n’empêche que quelques mois plus tard, cette « théorie » était devenue le programme officieux sinon officiel du Parti Communiste russe.

Mais ce virage brutal ne faisait que révéler au grand jour les profondes modifications internes survenues au sein du régime soviétique.

En 1921, l’URSS était sortie victorieuse de la guerre civile. Mais dans quel état ! Trois ans d’une lutte acharnée contre les Blancs et contre l’intervention impérialiste avaient ajouté leurs destructions aux quatre années de guerre contre l’Allemagne. L’économie était ruinée. La famine régnait en maîtresse. Le prolétariat n’existait pratiquement plus en tant que tel. Les meilleurs de ses fils étaient tombés par milliers sur tous les fronts de la guerre civile. La population citadine fuyait vers les campagnes espérant y trouver de quoi subsister, Dans les villes, où la plupart des usines étaient arrêtées ou tournaient au ralenti, les ouvriers qui restaient étaient trop préoccupés par les immenses difficultés du ravitaillement pour se préoccuper encore beaucoup d’exercer le pouvoir. Peu à peu, la vie s’était retirée des soviets.

Le soulèvement de Cronstadt, en mars 1921, soulignait le danger que courait l’État ouvrier, pour la première fois obligé de gouverner contre une partie des masses populaires.

L’adoption de la NEP, la Nouvelle Politique Économique, qui rétablissait dans une certaine mesure la liberté du commerce allait permettre d’améliorer la situation.

C’était un pas en arrière nécessaire sans doute pour tenir, pour, suivant l’expression employée par une résolution de l’I.C., « garder la dictature du prolétariat en Russie jusqu’au moment où le prolétariat d’Europe occidentale lui viendrait en aide », mais c’était tout de même un pas en arrière important, puisqu’il permettait la renaissance et le développement de la petite bourgeoisie.

Cette Nouvelle Politique Économique allait donc entraîner la formation de couches de privilégiés, qui allaient s’ajouter à celles qui existaient déjà : techniciens et spécialistes dont l’État ouvrier était bien obligé de rétribuer les services s’il voulait les utiliser, membres de l’appareil d’État profitant de leur situation pour apporter d’abord une solution à leurs propres difficultés économiques.

Car si l’appareil d’État comptait nombre de militants dévoués, il comptait aussi bon nombre d’arrivistes ralliés au pouvoir victorieux, sans compter, comme le reconnaissait les « Thèses sur la tactique du Parti Communiste de Russie » adoptées par le IIIe Congrès de l’Internationale Communiste, « les débris ... des grands propriétaires fonciers et des grands capitalistes ... (qui) se cachent parmi les employés gouvernementaux du pouvoir des Soviets ».

Or, du fait de la désaffection des Soviets, cet appareil d’État étant de moins en moins contrôlé par les masses, commença à faire passer la défense de ses propres intérêts avant ceux de la classe qu’il représentait. Les privilégiés de toutes sortes aspiraient à pouvoir jouir en paix de leurs privilèges.

Staline, en formulant la théorie du socialisme en un seul pays, c’est-à-dire le refus de toute politique révolutionnaire à l’extérieur, ne faisait qu’exposer au grand jour leur voeu le plus profond.

Le Parti Bolchévik, dont l’appareil se confondait dans une large mesure avec celui de l’État soviétique, fut, de la même manière, touché par la dégénérescence bureaucratique.

Il ne céda pas sans combattre. Mais l’opposition de gauche trotskyste, qui s’était formée pour lutter contre cette dégénérescence, et qui représentait la continuité révolutionnaire du bolchévisme, fut finalement battue, et exclue.

A cette exclusion fit pendant l’exclusion de tous les éléments révolutionnaires des différents partis communistes. Le poids déterminant que possédait le parti russe au sein de l’Internationale rendit cette tâche facile aux staliniens, et les éléments opportunistes qui depuis plusieurs années attendaient leur heure tirèrent tout bénéfice de l’opération.

Dès lors, l’Internationale Communiste était morte en tant qu’état-major de la révolution socialiste.

Mais la victoire du stalinisme, cela ne signifiait pas seulement le renoncement à la révolution en dehors de l’URSS, cela signifiait aussi le sabotage de tout mouvement révolutionnaire.

L’isolement de l’URSS, le retard de la révolution européenne avaient permis à la bureaucratie de s’emparer du pouvoir pour son propre compte. Mais toute nouvelle montée révolutionnaire risquait de remettre sa domination en jeu. Le triomphe de la révolution socialiste n’importe où dans le monde eût signifié sa perte à brève échéance.

D’état-major de la révolution, l’Internationale devint alors un instrument de désorganisation et de trahison des luttes ouvrières au service de la bureaucratie, et cela avec d’autant plus d’efficacité qu’elle jouissait de la confiance de tous les ouvriers révolutionnaires,

Il est aussi difficile de dire à quelle date l’influence de la bureaucratie devint prépondérante, que de dire à quel âge l’adolescent devient un adulte, l’homme mûr un vieillard. Mais, ce qui est certain, c’est que c’est à l’automne 1923 que l’Internationale manifesta les premiers signes ouverts de la maladie qui la rongeait.

Après l’occupation de la Ruhr par les français, la crise monétaire et l’inflation géante qui s’ensuivit, l’Allemagne traversait à l’automne de cette année-là, indiscutablement, une crise révolutionnaire.

La lutte sourde qui opposait alors au sein de l’État soviétique comme de l’Internationale, les idées révolutionnaires au conservatisme bureaucratique, trouvèrent alors leur parfaite illustration : l’insurrection, initialement prévue pour le sixième anniversaire de la révolution russe, fut décommandée au dernier instant. Seuls, les communistes de Hambourg, qui n’avaient pas été prévenus à temps, se soulevèrent, et furent, pendant 24 heures, maîtres de la ville. Pour la première fois, l’IC apparaissait comme un élément de désorganisation. Deux mois plus tôt, Staline avait écrit : « Selon moi, on doit retenir les Allemands et non pas les stimuler. »

En 1927, alors que l’Opposition de Gauche livrait ses derniers combats en URSS, la trahison de la révolution chinoise fut bien plus manifeste. Le prolétariat chinois, que la direction stalinienne de l’Internationale avait condamné à jouer le rôle de force d’appoint à la révolution démocratique bourgeoise, sous prétexte que la révolution prolétarienne n’était pas mûre en Chine, fut ainsi livré pieds et poings liés à Tchang Kaï Tchek qui, après la prise de Shangaï, se retourna contre ses alliés, dans un des plus sauvages massacres de l’histoire.

Nous n’énumérerons pas ici toutes les luttes ouvrières trahies par le stalinisme depuis 1923. La liste en serait trop longue. Mais, ce qu’il faut bien comprendre, c’est que le poids que le stalinisme fait peser sur le mouvement ouvrier depuis plus de quarante ans, est le plus solide des remparts qui protègent la bourgeoisie contre tout danger révolutionnaire.

Certains penseront peut-être que, si le stalinisme s’imposa si facilement, du moins dans certains pays, au mouvement ouvrier, cela prouve justement que la classe ouvrière n’est pas sensible aux idées révolutionnaires.

Nous reviendrons tout à l’heure sur ce qu’il faut penser d’une telle affirmation concernant la classe ouvrière contemporaine. Mais nous ferons tout de suite remarquer que c’est bien au contraire en spéculant sur le dévouement de l’avant-garde ouvrière aux idées révolutionnaires, qu’historiquement le stalinisme remporta ses premiers succès.

Les partis staliniens ne parlent plus aujourd’hui que de coexistence pacifique, et de voies parlementaires vers le socialisme. Mais il n’en a pas toujours été de même. Pendant des années, en dehors de quelques accès droitiers, ils masquèrent eu contraire leur renonceront à la révolution sous une phraséologie ultra-gauchiste.

C’était l’époque dite de la « Troisième Période ». Le grand mot d’ordre était « classe contre classe ! » ; la social-démocratie, rebaptisée « social-fascisme » était aux yeux des partis communistes le principal ennemi de la classe ouvrière ; et toute distinction entre démocratie bourgeoise et fascisme considérée comme superflue. De telles appréciations n’avaient évidemment comme but, et comme résultat, que de désarmer les masses.

Mais, c’était alors l’Opposition de Gauche, les trotskystes, qui, luttant pour la réalisation du front unique contre les fascistes, pouvaient paraître, aux yeux de militants dépourvus de formation politique, comme des éléments droitiers par rapport à la direction stalinienne de l’Internationale Communiste.

En 1935, alors que la Deuxième Guerre Mondiale apparaissait à l’horizon, les partis staliniens rompirent avec cette politique sectaire, pour adopter une attitude diamétralement opposée. Ces singuliers « communistes » se posèrent désormais en champions du patriotisme, de la défense de l’indépendance nationale et de la démocratie bourgeoise. Il va sans dire que ce brusque virage, comme bien d’autres, répondait aux nécessités de la politique extérieure de l’Union Soviétique.

Ils jouèrent pendant cette guerre, le rôle qui avait été celui de la Social-Démocratie vingt-cinq ans plus tôt. Et ils le jouèrent avec plus de succès encore, puisque la montée à gauche des masses qui se produisit après la fin du conflit ne peut absolument pas être comparée à la tempête révolutionnaire qui secoua l’Europe au lendemain de la Première Guerre Mondiale.

L’impérialisme et l’avenir de l’humanité

Cinquante ans se sont donc écoulés depuis la révolution d’Octobre, sans que dans nul autre pays le prolétariat se soit emparé du pouvoir. Et malgré les luttes de libération nationale des peuples coloniaux et semi-coloniaux, l’impérialisme règne toujours à la surface du globe.

Devant cette constatation qui n’est certes pas réjouissante, certains s’empressent de conclure, un peu vite, que cela prouve manifestement que le programme révolutionnaire est dépassé.

Mais avant de tirer des conclusions, il nous paraît essentiel de répondre à deux questions :

1- l’impérialisme a-t-il réussi à surmonter les contradictions qui étaient les siennes il y a cinquante ans, et cela explique-t-il l’absence de révolution prolétarienne pendant le dernier demi-siècle ?

2 - au cas où nous répondrions négativement à la première question, est-ce l’incapacité du prolétariat industriel de remplir le rôle historique que lui assignaient les fondateurs du socialisme scientifique qui explique alors le fait que nul État ouvrier n’ait vu le jour depuis 1917 ?

Aucun ouvrage théorique savant n’est nécessaire pour répondre à la première question. Il suffit de lire la presse quotidienne pour se rendre compte que l’impérialisme n’a aucunement résolu ses contradictions, bien au contraire.

Même si l’on ne considère que les pays capitalistes avancés, le bilan n’est guère brillant. Certes, le niveau de vie des masses a dans l’ensemble considérablement augmenté au cours de ce demi-siècle, non pas d’ailleurs à cause d’une diminution de l’exploitation dont elles sont victimes, mais tout simplement à cause de la prodigieuse croissance de la productivité.

Cependant, les puissances impérialistes sont loin d’avoir résolu leurs problèmes intérieurs. Nous reviendrons plus loin sur le problème de l’antagonisme prolétariat-bourgeoisie, dans ces pays-là. Mais il nous faut noter tout de suite que la démocratie bourgeoise, qui était le privilège des pays suffisamment riches pour pouvoir s’offrir ce luxe, est de plus en plus un mythe, même pour les impérialistes les plus puissants. L’évolution de la France de la III° République à l’État français de Pétain, de la IV° République à De Gaulle, illustre parfaitement cette tendance de l’évolution historique.

L’impossibilité manifeste dans laquelle la bourgeoisie américaine se trouve placée de résoudre le problème noir, est la preuve qu’elle est obligée de masquer l’exploitation des travailleurs derrière le paravent des problèmes raciaux, et est bien significatif, en ce sens, de sa faiblesse.

Si l’on considère les pays dits sous-développés, le bilan est bien pire.

Deux hommes sur trois qui souffrent de la faim, à une époque où la technique permet de poser en douceur une fusée sur une planète distante de 380 000 kilomètres [1], c’est un chiffre qui en dit long sur la manière dont l’impérialisme est capable de gérer notre globe.

Et le fossé ne cesse de croître entre les pays industrialisés, et les pays surexploités.

Certes, la plupart des pays anciennement colonisés ont accédé à l’indépendance au cours des vingt dernières années. Mais cette indépendance n’a résolu ni le problème du sous-développement, ni celui de la démocratie politique.

Elle n’a pas résolu le problème du sous-développement parce qu’une indépendance politique formelle n’empêche pas l’impérialisme de les exploiter, même lorsqu’il commerce, ce qui est loin d’être toujours le cas, sur la base apparemment égalitaire des cours du marché mondial, puisque ces cours sont fixés en fonction de sa productivité à lui, impérialisme, qui est élevée, et non en fonction de la faible productivité des pays sous-développés.

L’indépendance n’a pas résolu non plus le problème de la démocratie politique dans ces pays, dans la mesure même où elle n’a pas résolu le problème du sous-développement. Encore une fois, la démocratie bourgeoise est un luxe réservé aux riches, capables de satisfaire au moins certaines revendications des masses. Dans les pays pauvres, elle est inconcevable, et tout régime politique qui ne sort pas du cadre bourgeois est condamné à évoluer inexorablement vers une dictature plus ou moins ouverte. L’exemple de l’Afrique depuis l’indépendance, où les coups d’état militaires succèdent aux coups d’État militaires est parfaitement significatif sur ce plan-là.

Et de toute manière, l’indépendance formelle ne met pas les peuples des pays sous-développés à l’abri d’une intrusion policière, ou militaire de l’impérialisme.

Depuis 1954, le Vietnam du nord est indépendant, et celui du sud aussi. Cela n’empêche pas l’un d’être occupé, l’autre chaque jour bombardé par l’armée du plus puissant des impérialismes.

L’affaire Régis Debray a eu le mérite de montrer à beaucoup de gens le rôle que jouait l’impérialisme nord-américain dans la vie intérieure des pays « indépendants » d’Amérique du Sud.

Et ce genre de chose n’est pas l’apanage de l’impérialisme américain. Il n’y a pas si longtemps que les parachutistes français intervenaient au Gabon « indépendant » pour maintenir Léon M’ba au pouvoir. Il n’y a guère plus longtemps que les parachutistes français et anglais intervenaient pour tenter de contraindre l’Égypte toute aussi indépendante à renoncer à la nationalisation du canal de Suez.

Mais ces guerres, comme celle du Vietnam, ne sont rien à côté de ce que l’impérialisme nous réserve pour l’avenir, s’il n’est pas détruit avant.

Lors de chaque crise internationale un peu grave se dresse le spectre de la troisième guerre mondiale. Personne ne veut y croire, mais personne non plus ne peut s’empêcher d’y penser. C’est que la première guerre mondiale avait causé des millions de morts, la seconde des dizaines de millions, et que nul ne peut prédire les destructions et les massacres que pourrait causer un troisième conflit mondial.

Les optimistes veulent trouver, dans la multiplication même de nouveaux moyens de destruction, de nouvelles raisons d’espérer. On nous dit que la guerre n’est plus possible, à cause de l’équilibre de la terreur. Mais c’est un argument qui doit être à peu près aussi vieux que l’arc et la flèche. On expliquait de la même manière, avant la première guerre mondiale que la puissance de feu des armes à répétition rendait tout conflit impossible. On expliquait, avant la seconde que l’existence même des gaz de combat retiendrait les grandes puissances de se lancer dans la guerre. Et la meilleure preuve que ce genre de raisonnement n’a aucune valeur, c’est que les états-majors des belligérants en puissance continuent inlassablement de renforcer leur arsenal en armes de toutes sortes.

Certes la menace de guerre n’est pas immédiate. L’impérialisme n’est pas actuellement dans une situation telle qu’il ne voie plus d’autre solution pour sortir de la crise. Mais la politique actuelle de l’impérialisme américain est loin d’être rassurante. Il a montré à Saint-Domingue, il montre chaque jour au Vietnam, qu’il entend ne plus reculer nulle part.

S’il est contraint pour cela d’engager des opérations militaires sur une bien plus large échelle contre les peuples qu’il opprime, ou s’il ne voit pas d’autre issue à une crise économique, nul doute qu’il n’essaie alors de régler le problème que lui pose depuis un demi-siècle l’existence de l’URSS.

Certes, les dirigeants soviétiques actuels sont prêts à toutes les concessions pour éviter d’être entraînés dans une nouvelle guerre. Ils sont prêts à trahir, ils l’ont maintes fois prouvé, les luttes des peuples opprimés par l’impérialisme. Mais, malgré leur politique, c’est l’existence même de l’URSS qui a créé, pour ces peuples, de telles possibilités de lutte, et c’est, entre autres choses, cela que l’impérialisme voudra anéantir en cas de conflit.

Mais aussi effroyable que cette perspective puisse apparaître, dans l’avenir que l’impérialisme prépare à l’humanité, la possibilité d’une troisième guerre mondiale n’est peut-être pas le plus horrible.

L’exemple du nazisme a montré à quelle solution l’impérialisme pourrissant était capable de recourir pour se survivre.

Mais, son règne fut limité à l’Europe centrale, et le « Reich millénaire » ne vécut que douze ans. Ce que l’humanité risque de connaître demain, c’est le fascisme à l’échelle mondiale, et pour toute une période historique.

Et la différence ne sera pas seulement une question d’extension géographique et de durée. Le nazisme triompha dans un pays de haut niveau culturel. Il ne vécut pas assez longtemps, heureusement, pour que l’on ait pu voir à l’oeuvre, les hommes qu’il avait formés en tant qu’État.

L’installation de régimes fascistes pour des décennies dans une grande partie du monde revêtirait inéluctablement un caractère encore bien plus horrible.

Or on ne peut plus exclure une telle hypothèse. Elle est au contraire étroitement liée à la possibilité d’une troisième guerre mondiale, car l’impérialisme ne pourra se lancer dans cette voie qu’après avoir brisé toute possibilité de résistance de la classe ouvrière, par le recours au fascisme s’il le faut.

La formule classique « socialisme ou barbarie » n’était pas une affirmation gratuite, et elle perd de plus en plus son aspect de dilemme historique pour devenir le problème politique de notre temps.

La révolution prolétarienne est-elle possible ?

La question à laquelle il nous faut donc répondre est celle-ci : le prolétariat est-il toujours la classe qui porte les espoirs de l’humanité, la seule force capable de vaincre définitivement l’impérialisme ?

Devant l’isolement de la révolution russe, on peut d’abord se demander si celle-ci ne fut pas un phénomène unique dû à l’arriération du pays.

Par le mot révolution, on peut entendre deux choses : d’une part la tentative par la classe ouvrière de s’emparer du pouvoir, d’autre part la réussite dans cette tentative.

Dans le premier sens du terme, nous l’avons vu, la révolution russe ne fut nullement un phénomène isolé. Toute l’histoire des années 1918-1921 en Europe, prouve que la possibilité de soulèvements prolétariens n’était nullement liée au caractère d’arriération de l’économie, puisque le principal théâtre des luttes ouvrières, an dehors de la Russie, fut, à cette époque, l’Allemagne, le pays européen le plus industrialisé.

Si l’on prend le mot révolution dans son sens exact, de prise de pouvoir par le prolétariat, il est incontestable que l’arriération du pays rendit plus facile la tâche aux révolutionnaires. Et cela d’ailleurs, les bolchéviks le savaient. « Pour quiconque réfléchissait aux prémisses économiques d’une révolution socialiste en Europe, - écrivait Lénine en 1918 - il était évident qu’il est bien plus difficile de commencer la révolution en Europe et bien plus facile de la commencer chez nous, ... Il faut savoir tenir compte de ce que la révolution socialiste mondiale dans les pays avancés ne peut commencer avec la même facilité qu’en Russie, pays de Nicolas II et de Raspoutine, ... Il était facile en ce temps là de commencer la révolution ; c’était soulever une plume... » La plume était tout de même de taille.

Si le rôle du sous-développement dans la victoire de la révolution d’octobre est incontestable, il n’en reste pas moins que ce n’est pas le seul élément qui explique pourquoi la révolution fut défaite, partout ailleurs qu’on Russie. Et l’absence, dans tous les pays européens, d’une direction révolutionnaire expérimentée, trempée dans la lutte, et reconnue par la classe ouvrière, joua un rôle infiniment plus considérable.

Il est certes difficile de prouver, à posteriori, que la révolution eût triomphé en Europe si une telle direction eût existé. Mais il est par contre facile de poser le problème dans l’autre sens, et de se demander ce que fût devenue la révolution russe, si le parti bolchévik n’avait pas existé, ou même plus simplement si Lénine n’avait pas été là en avril 1917, et en octobre, pour orienter le parti vers la prise du pouvoir. Et, à la lumière de l’histoire de la révolution on Europe, on peut affirmer, sans crainte de se tromper que jamais le prolétariat russe ne se serait emparé du pouvoir s’il n’avait pas eu, pour diriger ses luttes, le parti bolchévik.

En ce sens, l’exemple du parti bolchévik reste pour tous les révolutionnaires absolument irremplaçable, parce que lui seul fut capable, après avoir résisté à la vague chauvine de 1914, de mener la classe ouvrière à la victoire.

La révolution socialiste ne revêtira évidemment pas, dans les pays industrialisés, la même physionomie que dans la Russie de 1917. On imagine difficilement une guerre civile de plusieurs années, opposer rouges et blancs dans les campagnes françaises par exemple, et en tout état de cause, le mot d’ordre « prolétaires à cheval » est incontestablement dépassé.

De toute manière, il n’est absolument pas possible d’imaginer une révolution prolétarienne victorieuse mais isolée survivant de nouveau pendant des années à cet isolement, surtout dans les pays capitalistes avancés.

Les conditions politiques, techniques, militaires, dans lesquelles nous vivons excluent radicalement une telle hypothèse. D’une part, parce que l’impérialisme a fait l’expérience de 1917, d’autre part, parce que sa stabilité politique sans cesse réduite, lui imposerait d’intervenir rapidement et directement contre la révolution victorieuse, ou de se préparer à capituler dans de brefs délais.

La Russie de 1917 bénéficiait de son isolement géographique, encore renforcé par la guerre. Mais le développement de la technique est tel qu’aucun pays n’est aujourd’hui à l’écart du reste du monde. Le schéma de la révolution d’octobre est en ce sens dépassé. Mais si un certain nombre de facteurs qui ont favorisé la victoire des bolchéviks n’existent pas, ou n’existent plus, dans les pays capitalistes avancés du moins, en sens contraire, d’autres éléments positifs sont aujourd’hui bien plus développés que dans la Russie de 1917.

Le poids social du prolétariat, le contrôle qu’il est en mesure d’exercer sur l’ensemble de l’économie, vont sans cesse grandissant.

Il est bien difficile de prédire quelles formes revêtira la révolution socialiste dans les pays capitalistes avancés. Bien trop de facteurs rentrent en jeu. Mais ce que l’on peut affirmer, c’est la nécessité d’un parti révolutionnaire, plus encore, peut-être, que dans la Russie de 1917, parce que le prolétariat se trouvera devant la tâche de détruire un appareil d’État bourgeois infiniment plus concentré et plus complexe.

Le prolétariat est-il encore capable de remplir son rôle historique ?

La crise de la direction révolutionnaire, qui éclata au grand jour en 1914, se pose aujourd’hui d’une manière plus aiguë que jamais,

De l’incapacité où se sont trouvés placés les militants révolutionnaires de résoudre cette crise depuis un demi-siècle, certains se sont empressés de déduire que cet échec ne faisait que traduire en termes organisationnels la disparition de la conscience de classe du prolétariat, qui rendrait désormais impossible toute révolution socialiste.

Il est certain que dans les pays capitalistes avancés, l’impérialisme a corrompu, en lui abandonnant les miettes des surprofits réalisés dans l’exploitation des pays dits sous-développés, toute une aristocratie ouvrière, et l’on peut se demander dans quelle mesure ce n’est pas toute la classe ouvrière qui a été ainsi corrompue...

Du fait que dans un pays comme la France nombre de travailleurs possèdent la télévision, un réfrigérateur et une voiture, nombre d’éminents sociologues ont déduit que la classe ouvrière, au sens que cette expression pouvait avoir il y a 50 ans, n’existait plus.

Mais c’est oublier que si aucun nouvel état ouvrier est né depuis 1917, les luttes ouvrières n’ont nullement été absentes de la scène de l’histoire.

Faut-il rappeler, entre bien autre chose, la grève anglaise de mai 1926, la riposte de la classe ouvrière française à la manifestation fasciste du 6 février 1934, la lutte héroïque, en octobre de la même année des travailleurs des Asturies, le mouvement de juin 1936 en France, la résistance, le combat acharné et désespéré mené par le prolétariat espagnol de 1936 à 1939, malgré la trahison de ses directions. Et plus près de nous, les vagues de grèves qui marquèrent les années 47-48, 1953, 1955 en France, sans oublier l’insurrection de 1956 du prolétariat hongrois, qui 40 ans après Octobre retrouvait spontanément la forme d’organisation des conseils ouvriers.

Bien sûr, on pourra toujours dire que ces luttes ouvrières marquaient la fin d’une époque, étaient des combats d’arrière-garde, et que la conscience de classe du prolétariat a disparu.

C’est un fait que la conscience de classe, au sens de conscience socialiste, celle qui s’incarnait dans le parti ouvrier a disparu depuis plusieurs décennies, et on peut effectivement se demander si cela n’est pas lié à une évolution interne de la classe ouvrière elle-même.

Mais il faut tout d’abord noter que si le réformisme social-démocrate, apparu à l’apogée du capitalisme, fut un réformisme avoué, ce qui lui permettait l’existence d’une base sociale propre, l’aristocratie ouvrière corrompue par l’impérialisme, le mouvement stalinien, n’a jamais pu se permettre de renoncer complètement, devant les travailleurs, à une certaine phraséologie révolutionnaire.

Cela prouve que les bases sociales du réformisme, loin de se développer au fur et à mesure que le temps passe, se rétrécissent au contraire. Et ce ne sont pas les actuelles difficultés du gouvernement Wilson qui prouveront le contraire.

Et ce qui est plus significatif encore que le catalogue des luttes ouvrières depuis un demi-siècle, bien que moins spectaculaire, c’est, dans un pays comme la France, la tactique employée par les staliniens dans les mouvements revendicatifs, la manière dont ils s’imposent au mouvement ouvrier.

La volonté manifeste de la direction stalinienne de morceler les luttes revendicatives au maximum, de trouver des formes d’action, telles que les grèves tournantes, qui la mette autant que faire se peut à l’abri de toute possibilité de débordement, prouve qu’elle est sans cesse obligée de se méfier des réactions de la classe ouvrière, et de sa propre base.

C’est que spontanément, même privée de direction révolutionnaire, la classe ouvrière est capable de poser dans les faits la question du pouvoir, même si elle ne peut la résoudre. C’est ce qu’elle a fait en juin 1936, et la politique de l’appareil stalinien prouve clairement que pour lui, c’est un danger qui existe toujours.

Et les méthodes de gangstérisme employées pour maintenir sa domination sur le mouvement ouvrier, la lutte physique menée contre toute manifestation des idées révolutionnaires, montre également que la direction stalinienne est bien plus convaincue que certains soi-disant révolutionnaires, de l’écho que ces idées pourraient rencontrer dans la classe ouvrière.

Certes, le poids à soulever pour vaincre le stalinisme est lourd, mais il n’est si lourd que parce qu’il est destiné à neutraliser la pression révolutionnaire potentielle de la classe ouvrière.

Existe t-il d’autres voies vers le socialisme ?

Certains affirment cependant que la révolution prolétarienne n’est plus, à cause des changements intervenus dans le monde depuis 50 ans, et de l’existence de l’URSS, le seul chemin menant au socialisme.

C’est ainsi que les staliniens justifient la théorie de la coexistence pacifique, et celle des voies pacifiques vers le socialisme.

La force du « camp socialiste » est aujourd’hui telle, expliquent-ils, que d’une part la guerre est désormais évitable, parce que l’impérialisme ne peut pas prendre le risque de sa propre destruction, et que d’autre part, après avoir été rattrapé et dépassé sur le plan économique, il capitulera sans aucun doute sans combat devant les « forces progressistes ».

Discuter la possibilité d’une coexistence pacifique illimitée entre l’URSS et l’impérialisme, n’est pas exactement, ici, notre propos, et il nous paraît vain d’opposer des arguments à des illusions capables de résister aux centaines de bombes que l’aviation américaine déverse chaque jour sur le Vietnam.

Mais est-il possible que la bourgeoisie puisse un jour abandonner le pouvoir sans combattre ?

Une telle hypothèse ne serait pas impossible si la révolution socialiste avait déjà triomphé dans la plupart des pays industrialisés. Mais tant que l’impérialisme n’a pas été vaincu là où est sa force, dans les grandes métropoles de l’Europe occidentale et en Amérique du Nord, il est fou de rêver qu’il puisse quitter sans luttes la scène de l’histoire.

Et quand bien même cela serait possible, sans être certain, baser toute sa politique sur cette possibilité, confier le sort du prolétariat et du socialisme au hasard, serait une trahison. S’il y avait 99 chances sur 100 pour que la bourgeoisie accepte philosophiquement son sort, il faudrait tout de même armer physiquement, et surtout moralement le prolétariat pour la 100ème éventualité.

Mais il y a aussi des militants qui ne croient pas à la coexistence pacifique, ni aux possibilités de passage pacifique au socialisme, et qui s’appuient néanmoins sur les transformations que le monde a connues depuis 50 ans pour renoncer, plus ou moins explicitement, à la construction de partis ouvriers révolutionnaires de type bolchévik.

Et malheureusement, il y a parmi eux, nombre de militants se réclamant du trotskysme, et pas seulement les pablistes avoués.

Un tel renoncement découlait naturellement de l’analyse que ces camarades faisaient, et font encore, des démocraties populaires, et de certaines révolutions coloniales.

Pourquoi on effet s’obstiner à essayer de construire un parti ouvrier révolutionnaire, si un parti stalinien peut, ne serait-ce que dans certaines conditions, remplir, même d’une façon déformée, le même rôle ?

Pourquoi le faire dans les pays sous-développés si une direction nationaliste petite-bourgeoise peut, sous la contrainte des événements, créer un État ouvrier, même déformé ?

Il faudrait, pour s’obstiner dans la tâche difficile de construction du parti révolutionnaire, si l’on fait siennes de telles idées, être un maniaque de la perfection qui ne tolère pas la moindre petite « déformation » à un État ouvrier, ou être inconséquent.

Tout porte à croire que ces camarades sont plutôt inconséquents ! D’une analyse qui leur est fondamentalement commune, les uns ont déduit la nécessité d’un entrisme sui generis au sein du mouvement stalinien, ou lorsqu’il n’existait pas du mouvement social-démocrate, les autres ont crié à la trahison devant une telle perspective, mais n’ont pas hésité à s’accrocher aux basques de certaines organisations nationalistes petite-bourgeoises.

De quatorze ans d’échec dans la tâche de construction de partis ouvriers révolutionnaires, le pablisme tirait la conclusion qu’il fallait trouver de nouvelles voies. Mais on attend impatiemment de voir les fruits de quatorze ans d’entrisme « sui generis ».

Quant à la politique de la section française du Comité International, vis-à-vis du MNA de Messali Hadj, il n’y a pas eu besoin d’attendre si longtemps pour la voir jugée par les faits.

Il ne faut pas se faire d’illusions. Nulle part l’histoire ne dispensera les révolutionnaires de la première de leurs tâches, construire une direction révolutionnaire, ce qui signifie à la fois reconstruire une Internationale révolutionnaire, et construire dans chaque pays un parti révolutionnaire. Conclusion

Camarades, il y a 50 ans, la révolution socialiste mondiale remportait sa première victoire. Mais malgré des luttes grandioses et héroïques du prolétariat dans le demi-siècle qui suivit, luttes vouées à l’échec par suite de l’absence d’une véritable direction révolutionnaire, cette première victoire resta isolée.

Pourtant, l’évolution du monde impérialiste montre que le socialisme est, plus que jamais, la seule voie de salut pour l’humanité.

50 ans, c’est à la fois beaucoup et peu. C’est beaucoup dans la vie d’un homme, mais c’est bien peu au regard de l’histoire.

Brisés physiquement ou moralement par le stalinisme, les révolutionnaires qui se sont attelés au cours de ces 50 ans à la construction d’une direction révolutionnaire, dans l’Internationale Communiste d’abord, dans la Quatrième Internationale ensuite, n’ont pas pu mener leur tâche à bien.

Mais ils ont pu au moins transmettre l’acquis théorique du bolchévisme et du trotskysme.

Le stalinisme qui a représenté, pendant des années, le principal obstacle au travail des révolutionnaires est loin d’être mort. Mais il est incontestablement entré dans son déclin.

Notre génération se trouve placée dans des conditions infiniment plus favorables que ses devancières pour mener sa tâche à bien.

C’est à elle qu’il appartiendra de construire enfin l’Internationale nécessaire au triomphe de la révolution socialiste mondiale, si elle sait s’inspirer non seulement des idées, mais encore de l’exemple d’abnégation, de dévouement à la cause ouvrière, d’héroïsme dans les petites tâches quotidiennes comme dans les combats de la guerre civile, dans les jours sombres de la clandestinité, comme dans les jours brûlants de la révolution, que surent donner les militants du parti qui, il y a 50 ans, menait les travailleurs russes à la victoire.

Et en ce cinquantième anniversaire de la naissance du premier État ouvrier, crier « Vive la révolution socialiste d’Octobre » n’aurait aucun sens si nous n’ajoutions pas :

« Vive la lutte pour la reconstruction de la Quatrième Internationale ! »

« Vive la lutte pour la révolution mondiale ! »


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