Penser l’héritage de Mai 68 : débat organisé par l’Hebdo des Socialistes avec Weber, Geismar, Baumel, Filippetti...

vendredi 9 mai 2008.
 

Mai 68 a profondément marqué la société française dans son ensemble et peut-être encore plus particulièrement les hommes et les femmes de gauche. Il est donc essentiel pour les socialistes se pencher sur ces événements et sur la façon dont ils ont influencé leur pensée et leur engagement. Dans cet esprit, l’Hebdo a proposé à deux générations de responsables socialistes de confronter leurs points de vue. Henri Weber*, secrétaire national à la Formation, co-fondateur de la LCR en 68, et Alain Geismar, maître de conférences à l’IEP de Paris, animateur de l’organisation maoïste la Gauche prolétarienne, furent des acteurs majeurs de Mai 68. Laurent Baumel, responsable national aux études, Aurélie Filippetti, députée de Moselle et Olivier Dussopt, député de l’Ardèche, en sont les héritiers. Une réflexion sur le passé pour mieux construire l’avenir.

Que représente Mai 68 pour vous ?

Henri Weber : Comme tout grand mouvement social, Mai 68 a été très composite, mais dans son courant principal, il s’agit tout d’abord d’un grand mouvement de libéralisation et de démocratisation de la société française qui en avait bien besoin. On ne se souvient pas aujourd’hui de ce qu’était la France du général De Gaulle et de Tante Yvonne.

Mai 68 s’en est pris à toutes les formes autoritaires d’exercice du pouvoir : à l’université, mais aussi dans la famille, le couple, l’entreprise, la cité. Non pas pour abolir tout pouvoir, comme le dit sottement Sarkozy, mais pour reconnaître, comme seul légitime, le pouvoir librement consenti, car fondé sur la compétence reconnue, la négociation ou l’élection.

Il s’en est pris à toutes les formes de discriminations : entre les classes sociales, mais aussi contre les immigrés, les femmes, les homosexuels, au nom des valeurs de l’égalité et de l’émancipation.

Mai 68 avait aussi une troisième dimension, messianique et révolutionnaire. Il s’exprimait dans un langage marxiste, familier à l’époque, et était porté par l’utopie de la société sans classe.

Les deux premières sources d’inspiration - libéralisme politique et moral, exigence démocratique - ont transformé en profondeur la société française et sont toujours à l’œuvre.

En revanche, la dimension révolutionnaire et messianique n’a pas survécu à l’effondrement du communisme après la chute du Mur de Berlin et la disparition de l’URSS.

Alain Geismar : Mai 68 n’a pas éclaté comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. C’est le moment culminant d’une période qui débute en 63, (fin de la guerre d’Algérie, liquidation de l’OAS et mise en place des institutions gaullistes), avec la grève des mineurs et le refus de la réquisition. Dès cette date, les mouvements sociaux s’enchaînent, leur virulence s’amplifie et court jusqu’en 1973 avec Lip et le Larzac. À partir de 74 on entre dans une autre phase, avec la crise pétrolière puis économique.

Des mouvements, en 68, il y en aura de part et d’autre du rideau de fer (Pologne, Tchécoslovaquie, Yougoslavie, États-Unis, Grande-Bretagne, Mexique...). Ce qui est spécifique à la France, c’est que le mouvement universitaire a rassemblé autour des étudiants contestataires, des professeurs, y compris des prix Nobel, et qu’en bastonnant, c’est l’université qu’on a bastonnée. Il ne s’agissait pas seulement d’étudiants en goguette, ce qui a impressionné différemment la population. Ensuite, la victoire concédée après des nuits de manifestations et de barricades donne l’idée que le pouvoir peut céder. Alors, la marmite ouvrière explose et s’engouffre dans la brèche, bientôt suivie par les employés et même, dans l’Ouest, par des paysans.

D’autre part, il ne s’agit pas non plus seulement d’une bonne grosse grève. Les patrons sont souvent séquestrés, les usines et magasins occupés, la prise de parole est générale après des années d’étouffoir. Cette parole de centaines de milliers d’individus exprime des aspirations sans bornes au respect et à la liberté, mais quand cette parole est traduite dans des discours collectifs, ceux-ci empruntent le seul langage historique connu. Quelle qu’en soit la variante, il est racorni dans un succédané de marxisme à la sauce communisante, socialisante, anarchisante, trotskisante, ou maoïsante, voire « situationnisante ». Bref le mort saisit le vif, et la nouveauté et la fraicheur du mouvement s’épuisent, dévorées dans un discours déjà mort.

Aurélie Filippetti : Pour moi, mai 68, c’est : Liberté, émancipation - émancipation morale et sociale -, l’alliance inédite des ouvriers et des étudiants - au moins au début -, l’espoir d’une amélioration des conditions de vie, des conditions de travail, des conditions d’études. Pour la première fois, il n’y a plus cette barrière entre un communisme un peu ouvriériste, la classe ouvrière et les étudiants. Cela a été fragile et éphémère, mais cet espoir-là a existé. Ce fut aussi, évidemment, un mouvement égalitaire et d’émancipation, pour les femmes notamment.

Laurent Baumel : Mai 68 constitue une étape dans un processus plus profond d’émancipation, de démocratisation de la vie personnelle, qui a démarré avant et s’est poursuivi après. Mai 68, c’est aussi la jeunesse d’Henri Weber. Et il serait intéressant de se demander pourquoi on éprouve le besoin de célébrer tous les 10 ans la jeunesse d’Henri Weber !

Olivier Dussopt : Je suis né 10 ans après et je n’ai pas été élevé dans le mythe 68 puisque même mes parents étaient trop jeunes pour faire 68. Mes parents sont déjà des bénéficiaires de la génération d’avant. Forcément, pour moi, Mai 68 renvoie à un acquis, à une étape historique plus qu’à une bataille. On retrouve l’émancipation, la libéralisation et une forme de refus du déterminisme du type « vous êtes fils d’ouvrier, vous serez ouvrier », un refus d’accepter un destin écrit à l’avance par le reste de la société. Pour rejoindre Aurélie, l’alliance des ouvriers et des étudiants a en effet suscité un espoir, mais il semble normal que cela n’ait pas duré puisque, à l’époque, les études supérieures ne sont pas démocratisées. On se retrouve donc face à une alliance entre la classe ouvrière et des étudiants issus de la bourgeoisie ou de la petite bourgeoisie. Si un mouvement similaire émergeait aujourd’hui, la démocratisation des études supérieures permettrait peut-être qu’il soit pérenne mais je n’en suis même pas sûr.

Comment expliquer que, 40 ans après, ce mouvement suscite toujours des débats aussi passionnés ? Nicolas Sarkozy parle tout de même de « liquider Mai 68 »...

Alain Geismar : On impute à 68 tout et n’importe quoi : son hédonisme, son individualisme, son relativisme, son cynisme, sa mise en faillite des grands vecteurs de transmission de l’école et de la famille. La famille se porte au mieux, elle s’est élargie aux familles recomposées ou homosexuelles et apparaît comme une valeur refuge quand les grandes solidarités collectives sont à la ramasse. Quant à l’école, jamais on ne lui a demandé de résoudre autant de problèmes, ceux des ghettos urbains ou du chômage.

Peut-être vaudrait-il mieux, surtout quand on se pense de gauche, s’interroger sur ce qui relève de la crise et sur ce qui revient à Mai 68. Au sujet de l’hédonisme : on croirait entendre un écho de la droite cléricale des années 60 hurler contre la pilule, puis contre le droit à l’avortement, tous deux porteurs de laxisme sexuel.

L’individualisme ? Quand les défenses collectives élaborées en 36, à la Libération et en 68 craquent, que la sécurité sociale ne protège plus, quand les fins de mois sont dures, que les retraites reculent, que l’école ne débouche plus naturellement sur l’emploi et que les jeunes ne trouvent que difficilement leur logement, va-t-on leur reprocher de ne compter que sur eux-mêmes ou sur leur famille en lieu et place des protections collectives défaillantes, en stigmatisant de plus ces réflexes d’autodéfense et en les imputant à 68 comme s’il n’y avait pas la crise et la manière de la gérer ? Le relativisme ? Peut-être préfère-t-on l’absolutisme et l’autoritarisme. Le cynisme ? Peut-être se trompe-t-on de côté ou alors c’est qu’on assimile l’UIMM à de dangereux soixante-huitards attardés.

Pour la droite, la peur ne s’est pas éteinte, mais surtout elle a besoin d’un nouvel ennemi héréditaire pour remplacer le communisme et rassembler largement toutes ses troupes. Pour les communistes, on comprend aussi leur malaise : Mai 68 est un moment noir de leur histoire, alors proche de sa fin. Pour la gauche je vois plus mal l’intérêt de récuser, sous prétexte de bilan qu’on se garde d’ailleurs de faire, les valeurs d’une époque qui a certes achevé la SFIO, mais aussi ouvert la voie au nouveau PS... Chacun est libre d’aimer ou de détester ce Mai 68 qui a secoué une sociale démocratie traditionnelle qui s’était accommodée du colonialisme et du gaullisme. Personne ne peut effacer le fait que nous vivons et militons dans un pays qui possède Mai 68 dans son histoire.

Laurent Baumel : Je pense qu’il y a deux aspects qui expliquent ces débats.

D’abord, un aspect de fond. À travers Mai 68, le débat posé est celui des équilibres à chercher, 40 ans après, dans les rapports entre individu et société, liberté et règles. C’est un débat difficile car Sarkozy l’a évidemment rendu suspect. Néanmoins, il existe et la gauche a d’ailleurs avancé ces dernières années. Si on cherche le point idéologique moyen de la gauche, nous ne sommes plus en effet dans la posture « libertaire » des années 70-80. Nous avons nous-mêmes intégré un certain nombre de réflexions sur la dialectique des droits et des devoirs. Mais la célébration récurrente de 68 s’explique aussi par une dimension plus sociologique. C’était le sens de ma boutade sur la jeunesse d’Henri Weber. Il y a un événement historique objectivement beaucoup plus important que Mai 68, c’est 1789. Pourtant, on ne célèbre pas tous les 10 ans en « 9 » la Révolution française. Alors pourquoi célèbre-t-on tous les 10 ans, Mai 68 ? Parce que la génération qui a été marquée par Mai 68 et ses suites immédiates est très présente, qu’elle est encore largement sur le devant de la scène ou en situation d’influence dans toute une série de médias. À travers cette célébration, cette génération commémore sa propre jeunesse et impose à l’ensemble de la société française l’idée que cette nostalgie est importante, ce qui est à la fois vrai et problématique.

C’est vrai pour toutes les raisons que nous avons évoquées : l’importance objective de ce mouvement dans le processus de modernisation sociétale et les débats qu’il pose. C’est problématique car cela tend à accréditer l’idée que les générations qui sont venues derrière sont dépourvues d’intérêt ou de significativité historique. Ma génération, et c’est sans doute encore pire pour celle d’Olivier, n’a pas, sur la scène française, d’existence symbolique car elle n’a pas son « événement fondateur » et qu’elle est prise dans l’injonction contradictoire que lui a imposée sans le vouloir celle d’Henri Weber : « Vous ne pouvez plus être révolutionnaires puisque nous nous sommes trompés en l’ayant été et en même temps, comme vous ne l’avez pas été à 20 ans, vous êtes une génération sans utopie et sans histoire. » Il est vrai que ma jeunesse à moi, c’est le Congrès de Rennes, le débat Jospin-Fabius.

Aurélie Filippetti : Je n’ai pas une vision aussi négative. Notre génération a quand même eu un événement marquant politiquement. En effet, j’estime que la chute du Mur de Berlin a profondément marqué notre évolution politique en engendrant une distance, un doute, une désillusion par rapport à la politique considérée comme religion laïque. Je pense que c’est ça qui nous a marqués, davantage que le poids des expériences politiques de nos parents.

D’autre part, pour moi, Mai 68 c’était un mouvement éminemment subversif où s’est aussi exprimée une philosophie non violente. Un mouvement festif, ludique, avec une immense créativité qui s’exprimait sur les murs, les affiches, dans les slogans. Et il n’y a pas beaucoup d’exemples dans l’histoire de mouvements aux impacts sociétaux et sociaux aussi importants qui se soient déroulés dans cet esprit-là. Et j’ai l’impression que ce qui insupporte la droite, c’est justement cet esprit ludique et créatif, le fait que cette génération ait réussi cette chose inouïe d’avoir fait une révolution non violente et joyeuse.

Henri Weber : Il y a tout un faisceau de raisons pour expliquer les débats vifs que suscite encore Mai 68 aujourd’hui. D’ailleurs je constate que ces commémorations sont spécifiquement françaises. Mai 68 fut un mouvement international, mais en Allemagne, au Japon, en Italie, aux États-unis, il n’y a pas de commémorations monstre tous les dix ans. Pourquoi n’y a-t-il qu’en France que la célébration prend une telle ampleur ?

J’y vois trois raisons. Tout d’abord, Mai 68 a accouché de nombreuses conquêtes démocratiques et sociales. Ce fut quand même la plus grande grève générale de l’histoire de France : le SMIG a été augmenté d’un coup de 35%, la section syndicale d’entreprise a été reconnue, la mensualisation des salaires a été généralisée, des grandes négociations ont été ouvertes, qui ont débouché tout au long des années 70, sur de grandes conquêtes, comme la formation permanente, ou l’indemnisation totale du chômage. Dans la mémoire des salariés, Mai 68 s’est inscrit comme un grand moment de dignité et de conquêtes ouvrières.

La seconde raison, c’est qu’en France, Mai 68 s’est bien terminé. En Italie, en Allemagne, au Japon, aux États-Unis, à la fête étudiante ont succédé les années de plomb : une partie du mouvement a basculé dans la lutte armée. En France, l’Union de la gauche sur un programme commun de gouvernement a ouvert une perspective politique. Beaucoup de soixante-huitards ont cherché à obtenir par le travail syndical, associatif et les urnes ce qu’ils n’avaient pas obtenu par la grève générale et les manifestations de rue.

Enfin, troisième raison : c’est la dernière fois que la France a donné au monde le spectacle de son exception et de sa grandeur. Il n’y a qu’en France, en effet, que le soulèvement de la jeunesse a déclenché une grève générale ouvrière puis une crise de régime. Le mouvement de Mai a atteint dans notre pays une sorte de perfection, respectant les trois règles de la tragédie classique : unité de temps, unité d’action, unité de lieu. Nous avons rejoué en six semaines toute la geste des révolutions françaises, drapeaux rouges, manifestations monstre, “Internationale”, barricades, occupations d’usines... Le monde a alors regardé la France d’un œil ébahi et admiratif.

Il y a, je crois, une satisfaction narcissique des Français, toutes générations confondues. Et là, je ne suis pas d’accord avec l’explication de Laurent, lorsqu’il dit que la génération 68 est au pouvoir, notamment dans les médias. Qui dirige Le Monde, TF1, France Télévisions ? C’est un mythe total ! On ressort toujours les 25 mêmes noms, mais pour le reste, ce ne sont pas les soixante-huitards qui sont aux manettes.

Olivier Dussopt : Je crois aussi que Mai 68 a marqué les esprits parce qu’un espoir était né, justement avec cette grande conquête sociale. Et si aujourd’hui, on n’a pas connu de mouvement de libération et de progrès aussi important, c’est peut-être parce qu’on n’est pas dans le même contexte économique. En 68, on arrivait à la fin d’une période d’essor économique et finalement, la révolte de 68, c’était aussi une façon de dire : « Nous voulons notre part de la production, notre part du développement », avec une volonté de mieux vivre, d’avoir plus de droits et une plus grande émancipation sociale. Après, on est entré dans une situation plus difficile de stagnation économique, voire de recul, et aujourd’hui notre génération n’est plus vraiment en situation de dire : « On veut notre part du développement ou en tout cas notre part de la croissance » car celle-ci n’est pas assez importante. L’actualité de ce 40ème anniversaire est peut-être due au facteur inversé. L’idée de ce déterminisme devenu insupportable en Mai 68 se retrouve peut-être aujourd’hui de façon amplifiée, avec ce sentiment de déclassement et la conviction de toute une génération qu’elle ne vivra pas mieux que ses parents mais au contraire, moins bien. Et si, quand on commémore 68, on met en valeur le progrès social, la revalorisation des salaires, c’est certainement en écho à ce sentiment de perdre du pouvoir d’achat et des possibilités de développement personnel

Justement, est-ce que ce sentiment de déclassement ne peut pas créer aujourd’hui, un terreau favorable à un mouvement comparable à Mai 68 ?

Est-ce qu’aujourd’hui, l’hyperprésidence de Nicolas Sarkozy et le regain de l’autoritarisme ne sèment pas les prémices d’un mouvement populaire de grande ampleur ?

Aurélie Filippetti : Je pense que ce que disait Olivier est important. 68 était la fin et un peu l’apothéose d’une période de 30 ans commencée après-guerre, marquée, de façon unique dans l’histoire, par une croissance continue des salaires, des revenus de l’ensemble de la population, même si les inégalités se creusent. 68 était la fin de ce processus où les parents pensaient que leurs enfants auraient droit à une vie meilleure, des conditions de vie et de travail meilleures que les leurs. Dans les années 70 et dans les années 80, ce mouvement s’est effectivement inversé. On a perdu cet espoir-là. Cela se ressent aujourd’hui cruellement, surtout dans les catégories les plus défavorisées. Ce n’est pas du tout le même terreau aujourd’hui et malgré tout, il existe quand même des signes positifs. Il y a quand même une mobilisation de la jeunesse, que ce soit sur le CPE, ou actuellement avec le mouvement des lycéens, mais il s’agit sans doute une mobilisation plus pragmatique que la génération 68 doit sans doute trouver un peu trop prosaïque. Je pense qu’il y a ce besoin chez les jeunes, de s’accrocher à un certain réalisme : on se bat pour avoir plus de profs, pour avoir des moyens dans l’Éducation nationale, avoir des moyens dans les universités. Cela correspond à une réalité économique, au fait que les inégalités ont recommencé à s’accroître. Pour les générations qui suivent, la situation est donc beaucoup plus dure que pour les générations précédentes, ce qui n’était pas le cas en 68.

Laurent Baumel : On peut avoir aujourd’hui ou demain des mouvements sociaux et on peut même assister à une jonction de ces mouvements sociaux dans un grand mouvement social. D’ailleurs en 95, on n’était pas loin d’un grand mouvement social. Mais cela ne fera pas un Mai 68. Même si l’amélioration de la condition salariale est effectivement une composante de 68, ce n’est pas celle que l’on commémore. 68, c’est plutôt ce qu’Henri a rappelé. Je prends acte d’ailleurs de la précision qu’il a apportée. Je n’ai pas voulu dire que les « médias sont dirigés par les anciens de 68 ». Mais je pense que, globalement, les « prescripteurs de commémoration » sont des gens imprégnés de l’idée de l’importance de ce mouvement parce que, peu ou prou, ils l’ont vécu ou qu’ils ont côtoyé des gens qui en ont été des acteurs. Il y a une autre explication sur la spécificité de 68 par rapport à d’autres mouvements, c’est qu’il s’inscrit bien sûr dans la « matrice révolutionnaire » française. De la même manière que quand on lit Flaubert, Hugo ou Tocqueville, on voit que les gens de 1848 songeaient à 1789, en 68 en France, on a joué à la Révolution française (et russe). Je reviens alors à la question générationnelle : à partir du moment où nous venons après, dans un contexte « post-messianique » marqué par les désillusions de cette pseudo-révolution, qu’est ce que l’on peut porter ? Je pense ici à la conclusion d’un livre de Jean-Pierre Le Goff - Mai 68, l’héritage impossible - où celui-ci dit que la vraie question des temps modernes, est de savoir comment réinvestir dans la démocratie et dans le réformisme, la passion utopique de 68. C’est un vrai enjeu et je crois que si l’on s’en tient à une commémoration béate et attendrie de Mai 68, on aura du mal à s’investir complètement dans cette réflexion.

Olivier Dussopt : On ne peut pas dire effectivement qu’on est sur un terrain plus ou moins favorable à un nouveau Mai 68 parce qu’à chaque fois qu’il y a un mouvement social, les médias le présentent de cette manière. Par rapport à ce que dit Laurent, je pense que le caractère plus prosaïque des nouveaux combats n’est pas dû à une désillusion mais plutôt à un échec. Aujourd’hui, si on ne célèbre pas 95, c’est aussi parce que 68 est le dernier mouvement sur lequel nous avons réellement gagné des droits : des droits sociaux et salariaux. 95 était une grande mobilisation mais au final, qu’est-ce que cela a donné quand on a fait le bilan deux ou trois ans après : la sécurité sociale a été mise à mal, le régime des retraites a été réformé dans le sens d’une réduction des droits et des avantages acquis. 68, c’est le dernier moment où le mouvement social a permis de faire des avancées. On peut, à la limite, considérer 81 comme un effet différé de mai 68 mais on est sur une mobilisation politique et non plus sur un mouvement social. C’est pour cette raison que cela ne me dérange pas que l’on célèbre cet événement davantage que ceux qui ont suivi. Je préfère célébrer les victoires plutôt que les défaites. Quant à la possibilité de voir émerger aujourd’hui un mouvement comparable à Mai 68, on peut en effet s’interroger sur les inégalités qui recommencent à s’accroître, à se creuser de plus en plus profondément. On est encore descendu d’un cran en termes d’espoir et d’espérance par rapport à la vie de nos enfants.

Olivier Dussopt parle de mai 68 comme d’une victoire mais Laurent Baumel pointait les dérives et les errances de ce mouvement. Quelles sont-elles ? Est-ce que Mai 68 n’a pas figé la société française dans une impossibilité à se réformer ?

Henri Weber : Comme tout bilan honnête, celui de Mai 68 doit être contrasté. À son actif, j’ai déjà mis beaucoup de choses et l’actif l’emporte très largement. Mais au passif, je mettrais l’exaltation de la violence. Il faut comprendre que l’on vivait dans un autre monde, celui de la décolonisation et des guerres coloniales. La France en avait menées en Indochine et en Afrique du Nord. La génération de Mai 68 s’était politisée en réaction à la guerre du Vietnam, qui était la première guerre télévisée. L’idée que l’on ne pouvait obtenir satisfaction que par des méthodes d’action illégales et violentes était largement répandue, et inversement, la suspicion était grande vis-à-vis des méthodes légales d’action et de la démocratie représentative, considérée comme une mystification derrière laquelle s’exerçait le vrai pouvoir, le pouvoir économique. En France, cette exaltation de la violence n’a pas débouché sur le passage au terrorisme et à la lutte armée. Mais dans beaucoup de pays, il en fut autrement.

S’il y avait quelque chose à liquider de mai 68, ce serait cette exaltation de la violence, cette défiance vis-à-vis de l’état de droit et de la démocratie représentative. J’ajouterais que 68 a exacerbé fortement la vieille culture française de l’affrontement et du conflit à un moment précis - les années 70 et 80 - où l’on avait aussi besoin d’une culture du compromis. Dans les années 70 et 80, nous abordions une nouvelle révolution industrielle - celle de l’informatique, des services, des biotechnologies - qui exigeait un redéploiement sérieux de notre système productif. On s’est battu pour conserver les houillères, les hauts-fourneaux, pour préserver les emplois qui étaient menacés par la nouvelle révolution technologique. Il aurait mieux valu anticiper longtemps à l’avance et défendre l’emploi en assurant la reconversion des salariés vers d’autres métiers, parce que ce ne sont pas les métiers nouveaux qui manquent.

Aujourd’hui mai 68 est-il un mouvement à dépasser ? Ces combats sont-ils obsolètes ? Que reste-t-il à faire ?

Laurent Baumel : Il faut consolider les acquis, notamment dans ce que j’appelle la démocratisation de la vie personnelle. Il reste encore beaucoup de conquêtes à prolonger. Il y a aussi une réflexion à mener aujourd’hui, sur l’ambivalence de l’individualisme contemporain. Ces questions se posent dans un contexte où la droite durcit les termes du débat. Pour conclure rapidement, le vrai sujet, pour moi, c’est de réinventer aujourd’hui une perspective de transformation sociale radicale qui puisse s’affranchir de la rhétorique révolutionnaire de ces années-là.

Olivier Dussopt : Mai 68, je ne sais pas ce que c’est donc j’ai du mal à savoir si j’en fais partie ou pas, mais peut-être que notre devoir par rapport à cet héritage, c’est de continuer un mouvement et pas forcément de créer de nouveaux combats sur la conquête de l’égalité des droits. Pour ce qui est vraiment propre à notre génération, il me semble nécessaire de retrouver des points d’union pour recréer une nouvelle majorité sociale, en prenant conscience que nous partageons les mêmes conditions économiques, les mêmes craintes, les mêmes difficultés. il y a des points de rassemblement et nous avons des intérêts collectifs à défendre contre d’autres intérêts antagonistes, notamment ceux que l’on voit se développer dans un contexte ultra-financiarisé, voire ultra-libéralisé.

Aurélie Filippetti : Je pense que la génération 68 vivait avec le poids de la génération de ses parents, la génération de la guerre. Nous avons la chance d’avoir un événement beaucoup moins lourd et tragique à porter. Nous n’avons pas besoin d’aller taper sur Mai 68 aujourd’hui en disant qu’ils se sont trompés pour retrouver un désir de mobilisation. Nous avons au contraire à y puiser. Il faut par exemple poursuivre ce qui a été commencé sur l’égalité homme/femme et il y a beaucoup de travail. Par rapport aux années 60-70, je pense que l’on est même en recul du point de vue de l’égalité car au lieu d’aller de l’avant, le mouvement s’est tassé. On a peut-être manqué de vigilance par rapport à cela. Il nous faut donc ne pas baisser la garde et promouvoir sans relâche et sans concession la parité, la mixité et la laïcité, dans les quartiers populaires notamment, qui sont des valeurs vecteurs d’égalité. Il faut aussi retrouver le moyen de donner confiance dans la gauche aux classes populaires, en mettant en avant la capacité à changer la situation économique et financière du pays d’une manière qui soit réformiste, sans la phraséologie révolutionnaire. Il faut retisser des liens avec les classes populaires car c’est cela aujourd’hui que l’on a le plus perdu.

Alain Geismar : Si je ne devais retenir qu’un seul héritage vivant de Mai 68 dans une période qui n’a plus rien à voir, depuis la fin du communisme et la mondialisation, c’est que l’autorité ne peut plus être considérée, nulle part et y compris en politique, comme de droit divin (hiérarchie veut dire en grec autorité divine), et qu’elle doit se mériter. C’est vrai à mes yeux, même pour l’autorité que des sots s’attribuent pour tenter de liquider Mai 68, de droite comme de gauche. Y ajouterais-je que, même en situation de crise, on ne peut réclamer de sacrifices unilatéraux.

La révolution est un concept qui n’a plus de sens, un concept qui s’est dissous avec la conscience de classe qui le sous-tendait et qui ne pouvait vivre en Occident que dans de grandes concentrations ouvrières détruites par la sous-traitance et par les délocalisations. Assumer l’impossibilité de la révolution et de l’illusion révolutionnaire ne veut pas dire se résigner face au besoin impérieux de lutte pour plus de Liberté, plus d’Égalité et plus de Fraternité, sur une planète elle-même en péril et résonant de guerres, de famines et de destructions. Une grande force de gauche rassembleuse est plus que jamais nécessaire, je crains pour son avenir si elle devait se développer dans l’oubli ou le mépris des grands moments de notre histoire et des espérances qui s’y sont fait jour.

Henri Weber : Je crois que ceux qui ont 20 ans aujourd’hui ont trois grands défis à relever, trois “utopies réalistes” à mettre en œuvre. Je distingue entre utopie chimérique et utopie réaliste. J’appelle utopie chimérique, une utopie qui ne peut pas se réaliser car elle est contradictoire dans ses principes : l’utopie communiste par exemple, d’une société sans classes, sans État, sans pénurie, sans conflits majeurs. Quelles sont aujourd’hui les utopies réalistes ? Cette génération a à inventer un nouveau modèle de développement, compatible avec la survie de l’écosystème et avec les intérêts des générations futures. Ce n’est pas une petite affaire. En 68, la question de l’écologie ne se posait pas. Deuxièmement, elle a à achever la construction de l’Europe, à faire de l’Union européenne la première puissance économique, sociale et écologique au monde, creuset d’une nouvelle civilisation et levier d’une autre mondialisation. C’est un objectif très ambitieux mais nullement irréaliste, puisque l’on a déjà réussi à faire la moitié du chemin depuis 50 ans. La troisième utopie de cette génération, c’est d’instituer une véritable gouvernance mondiale, en renforçant et en démocratisant l’ONU et ses agences internationales : l’OIT, l’OMS, la FAO, l’UNESCO, mais aussi le FMI, la Banque mondiale, l’OMC. La crise financière, alimentaire, écologique que nous vivons montre que le monde souffre d’une carence d’organisation et de régulation.

Il y a du pain sur la planche !

Propos recueillis par Élisabeth Philippe

*Henri Weber est également l’auteur de Faut-il liquider Mai 68. Essai sur les interprétations des événements, Seuil. *Les Derniers jours de la classe ouvrière, Stock.


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