Pourquoi la gauche a échoué en Afghanistan. Interview

vendredi 9 mai 2008.
 

En Afghanistan, la crise multiforme s’aggrave et se traduit par le renforcement relatif de l’insurrection talibane. Pour beaucoup d’Afghans, cette situation est un grave dilemme. La mémoire du régime taliban n’est pas particulièrement positive, surtout en milieu urbain où se concentre maintenant plus de 30% de la population. De l’autre côté, les forces d’occupation non seulement commettent des atrocités mais dans les faits empêche les institutions afghanes de se consolider en les maintenant dans un état de dépendance financière et sécuritaire. Entre l’arbre et l’écorce se situe le gouvernement de Karzai qui est face à une « mission impossible ». Bien qu’on y trouve des éléments qui voudraient rétablir la souveraineté du pays (dont des anciens membres du régime communiste), le gouvernement se trouve à toutes fins pratiques à la merci des États-Unis.

La gauche afghane dans ce contexte tourmenté est sur le mode de survie. Environ une trentaine de parlementaires se réclament à des degrés divers d’une perspective de gauche, mais ceux-ci sont dispersés dans une galaxie de micro partis et également divisés sur un certain nombre de questions fondamentales. Évidemment, la série de cataclysmes qui leur est tombée sur la tête depuis 20 ans explique en bonne partie ce désarroi. À cela s’ajoute le terrible défi de répondre à la « guerre sans fin » et à reconstruire un projet national, démocratique et progressiste dans le contexte d’une société disloquée et occupée.

Sarwar et Asif ont été de l’aventure du Parti démocratique du peuple afghan (PDPA) dès sa fondation en 1965. Je les ai rencontrés à Kaboul au début de mai.

Pierre Beaudet

Interview de Sarwar et Asif

Rappelez-moi l’origine du PDPA...

Au début des années 1960, le gouvernement monarchiste procédait à une libéralisation partielle. Le PDPA avait été mis en place par un noyau communiste semi clandestin implanté dans les lycées, l’université et la fonction publique. Nous voulions créer un mouvement démocratique national, et non une organisation socialiste. Nous voulions une grande coalition avec les partis modernistes, les embryons d’une bourgeoisie nationale, les intellectuels, les paysans, les pauvres urbains. Il n’y avait pas en Afghanistan de « prolétariat » au sens propre du terme.

Pourquoi un projet socialiste n’était pas à l’ordre du jour ?

En Afghanistan, nous étions dans une société pré-féodale. Nous étions à l’époque des tribus. On ne pouvait parler de socialisme dans un tel pays. On ne saute pas par-dessus l’histoire. On ne peut pas décréter un changement de société, il faut que ça vienne par en bas. Pendant quelques années donc le PDPA a prospéré en se faisant une petite niche en milieu urbain.

Et puis il y a eu le coup d’Etat...

En 1973 un officier nommé Daoud Khan (le cousin du roi) fomentait un coup d’Etat avec l’appui du PDPA et d’autres partis. Le coup fut pour éviter un retour en arrière du roi qui pour s’opposer à la montée des mouvements modernistes. Khan le PDPA a donc décidé de passer à l’action.

Et les Islamistes, qu’est-ce qu’ils ont fait ?

Ils étaient également implantés dans les universités et les lycées et bien qu’à l’autre bout du spectrum politique par rapport à nous, ils s’opposaient aussi à la monarchie. Devant le coup de Daoud, ils ont décidé de prendre les armes toutefois. En quelques mois, ils ont réussi à organiser une insurrection s’étendant dans plus de 30 districts. Plusieurs milliers de combattants ont été pris en mains par les services de sécurité du Pakistan (ISI) pour être transformés en une force militaire sérieuse.

Pourquoi le Pakistan est-il intervenu ?

L’armée pakistanaise a agi comme supplétif de l’impérialisme américain qui ne voulait pas en plein milieu de l’Asie une république alliée à l’URSS. Devant cette opposition, Daoud Khan à son tour a perdu pied et entrepris des contacts avec Washington et Islamabad pour qu’ils cessent cette déstabilisation. Le prix à payer était de laisser tomber le PDPA.

Et puis survient la « révolution d’avril » ?

En avril 1978, tout ce chaos a débordé. Un des chefs les plus populaires du PDPA, Akbar Khaiber, fut assassiné dans des conditions mystérieuses. Ces funérailles donnèrent lieu à une grande manifestation à Kaboul. Entre-temps dans le PDPA, le centre du pouvoir s’est déplacé vers la faction la plus radicale, le Khalk (le peuple), qui disposait de beaucoup de militants dans l’armée. Pour devancer la répression annoncée, cette faction animée par Hafizullah Amin a organisé à son tour un coup d’Etat et proclamé la république socialiste.

Est-ce que c’était une erreur ?

C’était une folie. On n’aurait jamais du faire cela. Nous n’étions pas prêts. Nous étions une poignée, au plus 15 000 militants et sympathisants sans ancrage dans les régions rurales (80% de la population). La base populaire du PDPA était en effet très mince, totalement urbaine, et parmi l’élite par-dessus le marché. Rapidement, le nouveau pouvoir s’est retrouvé contesté et a répondu par la répression. Parmi les emprisonnés et tués ont aussi été les militants de la tendance modérée du parti, le Parcham (le drapeau). Plusieurs milliers de personnes ont subi une répression féroce.

Est-ce que le Khalk était aussi terrible que cela ?

Ils l’étaient. Toute proportion gardée, c’était des Polpotiens. Nous ne pouvions pas nous opposer à toute la population. Il aurait fallu y aller par étapes. Et surtout éviter les excès, la torture, les emprisonnements arbitraires, les exécutions sauvages. 2000 militants de la tendance Parcham ont été tués.

Comment aurait-il fallu procéder ?

Il ne pouvait pas être question d’imposer une « réforme agraire » radicale dans un pays où la propriété de la terre reste tribale et où les chefs de tribus ne sont pas des « propriétaires » au sens strict, mais des « gardiens de l’ordre tribal ». En plus, le nouveau régime s’est mis à dos la population en condamnant l’islam et en prônant la laïcité et l’athéisme ! Entre-temps, l’insurrection islamiste a gagné du terrain et s’est emparée de régions entières du pays. Ses capacités militaires ont été renforcées par les appuis des États-Unis, du Pakistan et aussi de la Chine.

Pourquoi les Soviétiques sont-ils intervenus ?

À la fin de 1979, le groupe au pouvoir autour d’Amin et de Noor Mohammad Taraki était à bout de souffle. Taraki fut convoqué à Moscou où on lui a dit de mettre de l’eau dans son vin et de réintégrer le Parcham. Mais quand il est revenu à Kaboul, il a été assassiné sauvagement par Amin. Sur cela, les Soviétiques ont pris peur. Ils pensaient que les Islamistes pouvaient arriver au pouvoir et avec eux, l’OTAN et les États-Unis qui seraient ainsi installés sur leur flanc sud. Des commandos soviétiques héliportés éliminent Amin ont alors mis au pouvoir Babrak Karmal, le chef du Parcham. Plusieurs dizaines de milliers de soldats soviétiques ont été déployés en Afghanistan avec tout l’attirail militaire.

Est-ce que cette intervention aurait-pu retourner la situation ?

Il était déjà trop tard. Le mal avait été fait. Il aurait fallu intervenir avant, mais il aurait fallu que cela vienne de l’intérieur. Karmal est arrivée avec une mission impossible. En dépit de réformes qui visent à mettre fin au radicalisme du précédent régime, le nouveau gouvernement du PDPA a échoué. Ce n’était pas acceptable pour la majorité des gens que ce régime dépendait d’une puissance étrangère. Les Afghans ne pouvaient pas accepter cela. Ils ne l’ont jamais accepté dans le passé.

Comment est venue la fin ?

En 1987, Karmal est mort et a été remplacé par Najibullah qui est devenu Président. Celui-ci était audacieux. Il a pris tout de suite contact avec l’insurrection. Il a offert à certains de leurs chefs, comme Ahmed Massoud, d’intégrer un gouvernement d’unité nationale. Ses démarches lui ont redonné de la crédibilité. Mais les Moudjahidines étaient confiants de pouvoir l’emporter d’autant plus que, sous l’administration Reagan, ils ont reçu des quantités gigantesques d’armements sophistiqués. D’autre part, les Moudjahidines étaient sérieusement divisés entre eux, ils préparaient déjà l’affrontement à venir après la défaite du PDPA.

Qu’est ce que Najibullah a fait concrètement ?

Najibullah était aussi contesté de l’intérieur du parti. L’ancienne faction Khalk s’est remise à lui nuire. Un des chefs du PDPA, le général Dostum, a organisée des « milices populaires », soit disant pour affronter les islamistes, mais en fait pour faire pression sur le Président. Celui-ci a tenté intégrer l’ONU dans un processus de paix et de partage du pouvoir. Cela aurait pu marcher, c’est ce qu’ils ont fait au Mozambique, en Angola, et ailleurs. Mais dans le fond en Afghanistan, il était déjà trop tard.

Évidemment la disparition de l’URSS a accéléré le processus...

Entre-temps, les États-Unis ont saboté l’ONU. Ils voulaient un crash total du régime afghan. Le conseiller spécial du Président Carter l’a avoué plus tard, « il a fallu utiliser les Afghans pour déstabiliser l’URSS. L’Afghanistan est devenu un « dommage collatéral ». En 1991 après l’implosion de l’URSS, l’arrivée au pouvoir de Eltsine a précipité les choses car celui-ci était d’accord avec Washington pour mettre fin au gouvernement afghan. Les Moudjahidines ont fait une dernière offensive et se sont emparés de Kaboul finalement. Le PDPA a été banni, ses principaux cadres tués, arrêtés et forcés à l’exil. C’était la fin d’une aventure qui n’aurait jamais dû commencer.

Trente ans plus tard, qu’est-ce qui reste de tout cela ?

Après la guerre civile des Moudjahidines et l’irruption des Talibans, ce qui reste de gauche est dispersé aux quatre vents. Plusieurs sont rentrés au pays et ont repris des activités professionnelles et même politiques. Ils peuvent fonctionner tout en gardant un profil bas, mais les gens sont en général assez sympathiques. Jusqu’à un certain point, il y a une nostalgie dans certains secteurs de la population par rapport à l’ancien régime, surtout par rapport à Najibullah qui a tenté de ramener le pays vers la paix. Il a été sauvagement assassiné par les Talibans et les gens se souviennent de lui positivement.

Est-ce que la gauche peut renaître de ces cendres ? N’est-il pas vrai qu’il y a des députés qui se réclament de la gauche.

Oui mais nous avons reproduit notre problème. Les luttes de factions dans la gauche afghane continuent ! Plus d’une vingtaine de micro partis se disputent l’espace public en se réclamant plus ou moins de l’héritage du PDPA. Certains de ses partis appuient le gouvernement. D’autres sont alignés sur la coalition de Rabani, l’ancienne « Alliance du Nord ». Par rapport à l’occupation militaire, les opinions sont également divisées. La majorité des gens de gauche veulent redonner au gouvernement afghan plus de poids. La présence militaire étrangère doit être régulée, confinée dans le temps et par rapport à des objectifs agréés par les Afghans.

Vous êtes par conséquent d’accord avec la présence de l’OTAN et de l’armée américaine ?

Pour le moment, nous ne pouvons pas nous passer d’eux. Les Talibans en effet reviendraient au pouvoir, devant un gouvernement et une armée qui restent très faibles. Depuis la dernière année, il est clair que l’insurrection prend des forces même si elle subit de durs coups aux mains des forces états-uniennes et celles de l’OTAN.

N’est-ce pas contradictoire de voir la gauche afghane appuyer l’occupation ?

Nous sommes dans un dilemme. La pire option est le retour des Talibans. Par ailleurs, les États-Unis n’ont aucune intention de renforcer l’armée afghane et de préparer leur retrait. La stratégie de la « guerre sans fin » en effet est de gérer le chaos, de créer une situation de confrontation où tous sont perdants, et où la présence militaire américaine est présentée comme la seule manière d’éviter le pire. Nous pensons que les États-Unis appuient les Talibans via le Pakistan, ils en ont besoin.

Qu’est-ce qui va se passer ?

La crise s’en vient. Les Afghans en ont marre La pauvreté s’aggrave. On a faim. Il n’y a pas d’électricité pour la majorité de la population, ce qui avait été le cas sous le régime du PDPA On voit une petite minorité vivre dans l’opulence. Les Afghans savent au moins une chose, se révolter.

Sarwar, Asif, BEAUDET Pierre


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