Démocratie et émancipation sociale (par Antoine ARTOUS, ex LCR)

dimanche 24 juin 2012.
 

Table des matières

I. À propos de la problématique passée de la Ligue

II. Un retour nécessaire sur la démocratie

III. Sur le dépérissement de l’Etat

IV. En guise de conclusion

L’article qui suit s’inscrit dans une préoccupation générale : il me semble nécessaire d’opérer une mise à plat programmatique des éléments clé qui ont structuré l’horizon stratégique, au sens très général du terme, issu de la tradition marxiste en ce qui concerne la perspective d’émancipation sociale . Le sujet est vaste. Encore qu’il faille bien comprendre ce qui est en jeu. Il ne s’agit pas de traiter de l’histoire du marxisme dans ses rapports aux luttes d’émancipation, mais plutôt de revenir sur les perspectives générales dans lesquelles la tradition marxiste a inscrit ces luttes. En soulignant ce qui, au vue de l’expérience passée, pose problème, non par un simple travail de déconstruction, mais avec une préoccuppation de reformulation de certains éléments programmatiques.

Cette mise à plat ne peut se faire qu’en fonction d’une certaine « lecture » de la tradition marxiste à ce sujet : c’est-à-dire d’un parcours politique. Il sera donc question ici de la tradition dans laquelle s’est située la Ligue. Non au sens étroit (programme dit « trotskyste »), mais selon une filiation qui passe par Octobre 17, la création de la IIIe Internationale, l’opposition de gauche au stalinisme, la construction d’organisations d’extrême-gauche dans l’après 68, etc.

Cet horizon stratégique s’articule autour de deux axes essentiels :

— une certaine scansion politique : lutte pour le pouvoir, dictature du prolétariat et démocratie socialiste, perspective de dépérissement de l’État.

— l’appropriation collective des moyens de production.

Même si les deux éléments sont articulés, j’aborderai ici essentiellement le premier niveau. Et sous un angle particulier : la question de la démocratie. Bien entendu, compte tenu du sujet, il ne peut s’agir que d’une introduction à la discussion qui, par ailleurs, recense quelques problèmes afférents à celui de la démocratie. Une mise à plat programmatique équivalente sur la question de l’appropriation collective des moyens de production (qui ne soit pas une simple reprise des débats sur la période dite de transition) me semble nécessaire.

I. À propos de la problématique passée de la Ligue

L’objectif n’est pas de revenir sur l’ensemble des discussions qui ont traversé la Ligue et la IVe internationale dans l’après 1968. Et encore moins de remonter plus loin en arrière, aux discussions qu’a connu le mouvement ouvrier entre les deux guerres mondiales du siècle dernier à propos, non seulement d’Octobre 17, mais de la révolution allemande, de la révolution espagnole et de juin 36 ; ou bien encore à la révolution chinoise et plus généralement la « révolution coloniale » de l’après seconde guerre mondiale. C’est pourtant à travers ces discussions et ce travail de réflexion que s’est progressivement systématisée la perspective stratégique de la Ligue.

Le rappel est toutefois utile. Il montre que pour la Ligue alors, faire référence à la tradition ouverte par Octobre 17, ce n’est pas défendre un modèle de processus révolutionnaire idéal — en l’occurrence celui illustré par Octobre 17 en Russie. C’est affirmer un certain cadre stratégique de lutte pour le pouvoir qu’une brochure écrite en 1987 par Daniel Bensaïd synthétise bien.

1) La dictature du prolétariat comme catégorie stratégique

Se réclamer de la tradition ouverte par Octobre 17 et du « léninisme », n’est pas renvoyer à acte fondateur mythique, mais à une certaine périodisation de la tradition marxiste. Dans cette approche, Octobre 17 cristallise une nouvelle phase historique, celle incarnant la systématisation du marxisme dans sa dimension stratégique ; c’est-à-dire du marxisme comme outil pour la prise du pouvoir par le prolétariat. La tradition ouverte par la Révolution d’Octobre est comprise comme le moment de cristallisation historique du marxisme comme stratégie.

La Révolution russe puis la création de la IIIe internationale ne se contentent pas de rétablir une continuité révolutionnaire avec Marx et Engels qui aurait été simplement trahie par les dirigeants de la IIe internationale. C’est là, effectivement, une vision mythique ; et elle ne sera pas seulement colportée par le stalinisme. D’où une série de retours critiques sur les débats ayant traversé la IIe internationale avant 1914, mais également sur les limites de l’élaboration de Marx et d’Engels en ce qui concerne les conditions de lutte pour le pouvoir du prolétariat. Limites liées certes aux conditions historiques d’alors, mais également à certains problèmes théoriques généraux ; notamment en ce qui concerne le statut de la politique et le rapport entre lutte politique et « nécessité historique ».

De là l’insistance mise sur la notion de stratégie, encore mal dégagée chez Marx et Engels, qui tient à la place particulière occupée par la lutte pour le pouvoir politique dans la révolution prolétarienne. Le stratégique, écrit Daniel Bensaïd, « c’est un projet de renversement du pouvoir politique bourgeois. Car la révolution socialiste commence par cet acte politique. […] Le critère central c’est la conquête du pouvoir politique ».

Dans ce cadre, la dictature du prolétariat est perçue comme une catégorie stratégique ; c’est-à-dire comme une forme de pouvoir politique, directement articulée à ce que sont les conditions politiques de lutte pour le pouvoir du prolétariat. Pour en traiter, il ne suffit pas de faire un arrêt sur image sur Octobre 1917, il faut prendre en compte les expériences révolutionnaires qui ont suivi citées plus haut. Ainsi procède Daniel Bensaïd dans la brochure en distinguant deux hypothèses stratégiques (l’emploi du mot hypothèse est bien sûr significatif dans la façon il articule lutte politique et « nécessité historique »). L’une, liée aux luttes de libération nationale est celle de la « guerre révolutionnaire prolongée », l’autre, qui concerne les pays où le prolétariat est dominant, est celle de « la grève générale insurrectionnelle ».

Dans les années 1970, le débat n’est pas académique. Des discussions traversent la Quatrième Internationale à ce propos concernant l’Amérique latine. Et c’est en référence à la guerre révolutionnaire prolongée et à l’expérience de la révolution chinoise que des courants importants de l’extrême gauche italienne vont se lancer dans un affrontement direct avec l’appareil d’État. En Europe, la Ligue défend la perspective de « la grève générale insurrectionnelle » : crise révolutionnaire, double pouvoir, affrontement avec l’État bourgeois à travers la lutte pour que les structures de double pouvoir deviennent la base du nouvel État ouvrier. En intégrant, après certains tatonnements, une politique de front unique.

Une fois encore, la question n’est pas d’ériger la révolution russe en modèle et d’avoir une vision « simpliste » du processus révolutionnaire. Déjà Trotsky soulignait la différence entre la révolution russe, marquée par une crise d’effondrement de l’État, et l’Allemagne. Pour ce dernier pays, à cause des traditions du mouvement ouvrier et de l’État, il envisageait un processus de crise prolongée — notamment à travers le développement d’expériences de contrôle ouvrier — et non l’émergence rapide d’un double pouvoir. Plus généralement, la Ligue n’ignore pas la distinction entre l’Est et l’Ouest que reprendra Gramsci pour la systématiser.

Toutefois, la perspective stratégique est réaffirmée et c’est elle qui surdétermine l’approche des questions de la démocratie. Ainsi dans les polémiques menées à l’époque par la Ligue contre certains courants « euro-communistes » de gauche qui défendaient une perspective de « démocratie mixte », à la façon des courants « austro-marxistes » dans les années 1920 (Max Adler, Otto Bauer). C’est-à-dire une stratégie de passage au socialisme à travers un parlement classique appuyé sur des conseils ouvriers et des comités. La Ligue ne leur reproche pas seulement d’oublier l’affrontement inévitable avec l’appareil d’État bourgeois (au demeurant, certains partisans de la « démocratie mixte » ne l’oubliaient pas), mais adresse une critique plus générale : le refus de faire des conseils la structure de base de l’État ouvrier.

2) La démocratie soviétique comme forme du pouvoir des « producteurs associés »

Sans parler du stalinisme, on sait que le problème de la démocratie, lié à celui du parti, est une question clé, présente dès les années 1920 dans la Russie soviétique ; elle sera posée de façon récurrente par les autres expériences révolutionnaires (Chine, Cuba, etc.). Une des originalités de la Ligue et de la IVe Internationale, par rapport à la plupart des autres courants d’extrême gauche, est d’avoir frontalement traité le sujet ; en particulier à travers un texte de référence programmatique daté de 1978 : « Démocratie socialiste et dictature du prolétariat ». Cela, autour de deux thèmes déjà abordés par Trotsky : les libertés démocratiques et, surtout, le pluripartisme.

Je ne vais pas ici entrer dans les détails, ni souligner comment, de fait, l’approche engage une réévaluation de l’héritage légué par Marx puis l’Internationale communiste des années 1920 ; en particulier en ce qui concerne la question clé des rapports parti/prolétariat. Le problème pour la Ligue n’est donc pas celui de l’absence de traitement de la démocratie en général, mais la référence à une forme particulière de démocratie : la démocratie soviétique.

À propos de la Commune de Paris ou des soviets, il est traditionnel de parler de démocratie directe, en opposition à la démocratie représentative. D’où une critique classique : le mandat impératif lié à la démocratie directe débouche sur la simple addition de points de vue et non sur une possibilité pour des assemblées élues de dégager, après délibération, des options générales. Pourtant si Marx et l’Internationale Communiste des années 1920 parlent de représentants élus et révocables, il n’est pas question de mandat impératif. La démocratie de type soviétique est une démocratie représentative qui suppose une forme de délégation de pouvoir et de représentation.

Daniel Bensaïd le rappelle dans la brochure, en spécifiant ce qui différencie cette démocratie représentative d’avec la démocratie représentative bourgeoise. Il s’agit de briser « la séparation de la citoyenneté politique et de l’existence sociale. La démocratie socialiste exprime directement les producteurs associées, elle s’enracine donc directement sur les lieux de production et dépasse la double vie du travailleur en tant qu’homme et en tant que citoyen. C’est l’idée de base. A partir de là, on peut imaginer toutes sorte d’hypothèses ».

Les textes produits dans l’après 1968, sur la base du bilan de la Révolution russe et de l’expérience des luttes anti-bureaucratiques à l’Est, montrent que les discussions sur les formes institutionnelles d’une démocratie socialiste ne se sont pas réduites à la simple pyramide des soviets. Reste qu’une démocratie de type soviétique s’articule bien à des formes pyramidales de pouvoir : il s’agit de représenter à travers elles des « communautés sociales ». Alors que dans la démocratie « bourgeoise », c’est le citoyen abstrait (non enraciné socialement) qui élit « son » mandant : d’où le suffrage direct.

Cette problématique d’enracinement social de la citoyenneté s’inscrit dans une perspective du dépérissement de la politique comme activité séparée des individus. Certes, ce n’est pas une perspective immédiate, mais, explique Ernest Mandel : « L’État ouvrier est la dernière forme historique de l’État. C’est une forme d’État qui commence à dépérir ».

Ainsi comprise la démocratie soviétique est une forme politique liée à un contenu : elle exprime le pouvoir des « producteurs associés ». Je voudrais souligner deux questions, parmi d’autres, liées à cette approche et peu traitées. La premiere concerne la façon de définir la citoyenneté, la seconde la vision ainsi dessinée des rapports entre émancipation et travail.

3) La citoyenneté comme statut social

Dans la définition de la citoyenneté, la question du droit de vote est un élément clé. Trotsky a une bonne formule pour spécifier son approche dans le cadre d’une problématique soviétique. Il parle du « système électoral soviétique, fondé sur les groupes de classe et de production » qui s’oppose « au système de la démocratie bourgeoise, basé sur ce que l’on appelle le « suffrage universel et direct » de la population atomisée ».

La Révolution russe introduit la catégorie de citoyen qui n’existait pas sous le tsarisme : les sujets du tsar étaient divisés en cinq états, jouissant chacun d’un statut légal. Toutefois, dès le départ, certains restrictions sont apportées au droit de vote qui est spécifié en fonction d’un statut social : la constitution de 1918 prive du droit de vote (et d’éligibilité) ceux qui exploitent le travail d’autrui. Par ailleurs les soviets ouvriers sont surreprésentés par rapport aux soviets paysans ; ce qui est la traduction légale du rôle dirigeant attribué à la classe ouvrière. La disposition, prise non par les bolcheviks mais par les soviets avant octobre 17, illustre bien la logique du système soviétique comme système représentatif…

Au-delà des mesures électorales particulières à la Révolution russe, la citation de Trotsky montre clairement que la problématique soviétique suppose de définir la citoyenneté en relation à un statut social. Elle est non un attribut de l’individu abstrait (droit de l’homme), mais découle de l’appartenance à un groupe social. Au sens strict, la problématique n’est pas celle du suffrage universel. Si, dans La Guerre civile en France, Marx peut faire référence sans problème à ce dernier, c’est tout simplement parce qu’il présuppose que la base sociale du nouveau pouvoir est homogène socialement : il s’agit des producteurs associés.

J’insiste, car c’est une question que la Ligue n’a jamais abordé de front. La problématique soviétique n’a pas seulement pour fonction de donner une dimension sociale à la citoyenneté, mais de la fixer socialement. Ce faisant, elle s’inscrit dans la perspective de dépérissement de la politique comme moment séparé, spécifique de la pratique sociale.

4) Travail et émancipation

La problématique soviétique s’articule également avec une vision de l’émancipation du salariat perçue comme émancipation du travail de la tutelle du capital ; l’émancipation des individus se réalise essentiellement à travers le travail, certes transformé, débarrassé des aliénations capitalistes, etc.. La réorganisation de la société est alors pensée comme réorganisation du corps social autour de la production, elle-même transformée. Les remarques ne visent pas seulement une certaine tradition de valorisation de l’homo faber, classique dans la mouvement ouvrier, mais également la tradition marxiste-révolutionnaire post 68 qui, par ailleurs, critique cette vision.

Citons Daniel Bensaïd en 1976 : « En devenant l’épicentre du pouvoir, l’association des producteurs sur leur lieu de travail bouleverse l’ensemble de la structure sociale, abolit la scission entre l’État et la société civile. L’entreprise où réside la structure de base du nouveau pouvoir ne peut plus être une entreprise, de même que l’État prolétarien n’est plus, selon l’expression d’Engels « un État au sens propre ». […] Car définir la collectivité des producteurs comme la cellule de base de la souveraineté prolétarienne ne signifie pas seulement localiser dans les lieux de production la base de ce pouvoir, mais modifier de fond en comble les cloisonnements sociaux établis par le capitalisme. » Le travail n’est plus une activité séparée, « il devient la trame socialisée de nouveaux rapports sociaux dans lesquels sont dépassées les séparations entre la sphère du travail et celle du non-travail ».

On voit comment cette problématique d’émancipation articulée autour du travail libéré s’enracine dans une perspective plus générale de dépérissement non seulement de l’État, mais de toute une série de dimensions « séparées » de la vie sociale mises à jour par le capitalisme. Or, quel que soit le bouleversement souhaitable des rapports sociaux, la chose est plus compliquée. En ce qui concerne les rapports entre émancipation et travail, mieux vaut s’appuyer sur la dialectique entre temps libre et temps de travail esquissée par Marx dans les Grundrisse et la conclusion du livre III du Capital. Je ne fais que pointer la question. La problématique n’est pas celle d’une « réunification » de la vie sociale, mais du maintien du travail (certes totalement transformé) et de la production comme sphère sociale spécifique.

Cela, je le signale au passage, pose le problème de ce qu’il faut entendre par abolition du salariat. Si l’exploitation capitaliste n’existe plus, le salariat comme rapport social de mise à disposition de sa force de travail est toujours là. Tout simplement parce que la séparation des producteurs d’avec les moyens de production n’est pas remise en cause au profit d’un retour à des formes artisanales de production. Et cette séparation toujours maintenue a des effets sur l’organisation de l’espace social et se traduit par le maintien de ce que Marx, on y reviendra, appelle des fonctions administratives dans la gestion de la production.

Quoiqu’il en soit, « le règne de la liberté », dont parle Marx dans le livre III du Capital, se situe hors de la production, dans les activités liées au temps libre, dégagé par une réduction de la journée de travail. L’individu n’est pas fixé dans un statut social unique, celui de producteur. Ce qui le caractérise, au contraire, c’est sa possibilité de circuler à travers les différentes sphères de la pratique sociale : travail, formation, diverses activités sociale, etc.. On voit mal comment cette perspective peut s’articuler avec celle d’une démocratie faisant de l’entreprise « la structure de base du nouveau pouvoir ».

II. Un retour nécessaire sur la démocratie

Nul besoin d’argumenter longuement pour expliquer la nécessité d’un retour sur la démocratie.

1) Rupture avec le capitalisme, démocratie et appropriation sociale des moyens de production

Affirmer que la phase historique liée à la révolution d’Octobre est close (depuis pas mal de temps déjà, mais c’est un autre débat), c’est également dire que le cadre stratégique défini plus haut est devenu obsolète. De fait, il ne structure plus le profil de la Ligue depuis de nombreuses années. Et on sent bien que le thème de la défense de la démocratie, qui est devenu de ses axes centraux, n’est pas une simple reprise de la thématique classique de la place donnée à la défense des libertés démocratiques dans une conjoncture défensive.

Il faudrait discuter plus longtemps sur l’appréciation de cette phase historique. Il serait vain de tenter de rétablir une continuité directe avec Marx, Engels sur la question de la lutte pour le pouvoir, ou bien avec des traditions nationales d’avant 1917, par exemple celle de Jaurès (le socialisme par la République sociale) ; comme si Octobre 17 et ses suites avaient eu un simple effet de brouillage. Je le répète : la tradition ouverte par Octobre 17 a cristallisé (pour le meilleur et pour le pire) une dimension stratégique du marxisme qui, justement, s’est construite sur la base des insuffisances stratégiques issues de la phase antérieure. Quant aux théorisations postérieures à Octobre 17 sur le passage parlementaire et pacifique au socialisme, on connaît leur bilan.

Il ne s’agit donc pas d’oublier le passé, mais simplement de noter que la phase actuelle est marquée par une incertitude stratégique qu’il serait vain de vouloir combler avec la répétition pédagogique des hypothèses stratégiques passées. Ou par l’élaboration « en chambre », hors de nouvelles expériences historiques, d’une nouvelle stratégie.

La formule d’incertitude stratégique renvoie à la façon dont, dans la période post 68, la Ligue s’était construite autour d’une hypothèse stratégique. Ceci ne veut pas dire que le maintien d’une perspective de rupture avec le capitalisme ne se cristallise pas autour de certains axes généraux. Le premier concerne l’appropriation sociale des principaux moyens de production afin de rompre, non avec le marché en général, mais avec sa domination. Le second porte sur la démocratie. Le premier est décisif car, dans la conjoncture actuelle, se structurent autour de lui des clivages décisifs en ce qui concerne le « dépassement » du capitalisme et la bataille pour une société prenant en compte les besoins sociaux, écologiques, etc. Et plus généralement, parce qu’une simple logique de démocratie politique, sans incursion dans les rapports de propriété, ne débouche pas « naturellement » sur une dynamique de transformation sociale.

Pour autant, la question de la démocratie ne peut être noyée dans un discours général se contentant de souligner que les conditions sociales générées par le capitalisme empêchent la mise en oeuvre d’une réelle démocratie. La question concerne cette sphère particulière (et décisive) de la société qu’est le pouvoir politique, son organisation, la bataille pour sa transformation, etc. Sous cet aspect, la nécessité de cette bataille spécifique traduit également une certaine continuité par rapport aux références passées de la Ligue, à une certaine vision de l’apport de Lénine en ce qui concerne la dimension spécifique de la lutte politique, etc.

2) Qu’est-ce que la démocratie ?

La démocratie, au sens moderne du terme, est une forme politique dont l’émergence est historiquement liée à la période des révolutions bourgeoises. Sans entrer ici dans le détail des discussions sur les différentes approches de la démocratie liées au conditions historiques différentes de ces révolutions, c’est à l’approche de la démocratie issue de la révolution française à laquelle je fais référence. C’est en effet elle qui a surtout marqué l’histoire du mouvement ouvrier et des mouvements d’émancipation, c’est sur elle que travaille Marx.

Avant d’être une forme institutionnelle, la démocratie ainsi comprise repose sur deux principes d’organisation du pouvoir politique, inédits historiquement.

a) Tous les individus sont dits égaux et libres en droit. C’est sur cette base qu’est définie la citoyenneté, c’est-à-dire l’exercice de la souveraineté. L’individu n’est pas citoyen en fonction d’un statut social pré-défini (l’appartenance à un ordre, une communauté, une classe, etc.), mais par ce mouvement qui le définit comme membre du peuple-citoyen, égal aux autres citoyens. Si je parle de mouvement, c’est parce que cette citoyenneté n’est pas une essence préconstituée, mais un rapport social, construit à travers des luttes. Non seulement elle a été imposée à la bourgeoisie, mais sa définition reste toujours l’enjeu de luttes.

b) Cette forme de souveraineté donne naissance à une forme particulière de pouvoir politique, un « pouvoir public », pour reprendre une formule du Manifeste du Parti communiste. C’est-à-dire un pouvoir qui, dans la façon de se définir, a deux caractéristiques essentielles le différenciant de toutes les formes de pouvoir politique ayant existé dans le passé. D’une part, c’est un pouvoir qui n’appartient à personne (individu ou groupe social). D’autre part, c’est un pouvoir qui ne trouve pas sa légitimité par son inscription dans une ordre surnaturel (le cosmos, le royaume de dieu, etc.) mais se donne comme émanation du peuple souverain.

Dans ses textes de jeunesse, les seuls où il produit une analyse systématique de la spécificité de l’État moderne, Marx souligne le caractère historiquement inédit de cette forme de pouvoir politique. Mais s’il pense que l’émancipation politique est un grand progrès, il caractérise la démocratie ainsi définie d’abstraite ou d’imaginaire car elle s’articule à la société civile-bourgeoise qui vit sous le règne de l’homme égoïste et des inégalités sociales. Et il parle de l’État auquel donne naissance cette forme de pouvoir politique, comme d’un État politique séparé : il n’est pas encastré dans les réalités socio-économiques de la société civile, mais repose sur l’illusoire communauté des citoyens abstraits. Par contre l’État de l’Ancien Régime n’est pas un État séparé car, outre son caractère patrimonial, il s’articule à des formes d’organisation socio-politiques de la société civile (ordres, corporations, seigneuries) dans lesquelles sont insérés les individus et qui médiatisent leur rapport à l’État.

3) Le moment nécessaire de l’abstraction politique

Ce faisant Marx entend critiquer la prétention de la politique et du droit moderne de produire une véritable communauté humaine et leur fonction, tout à la fois d’occultation et de rationalisation des contradictions de la société civile. Je ne reviens pas sur cet aspect des choses. Simplement, en le formulant de façon volontairement lapidaire et paradoxale, je dirai que, plus d’un siècle après, on peut reprendre les caractérisations du jeune Marx sur la démocratie ainsi définie, mais de façon positive. Pour deux raisons :

a) C’est le caractère abstrait, indéterminé socialement, de la citoyenneté et des droits de l’homme qui donne tout son intérêt à cette définition de la démocratie. En effet, comme principe d’organisation du pouvoir politique, elle se heurte à ce qu’est la réalité d’une société dominée par le capital qui limite, confisque, etc. la démocratie. Sa dialectique est celle d’une exigence sans cesse répétée et universelle d’une bataille pour la citoyenneté, son élargissement, son exercice au nom de la légitimité, sans cesse réitérée, du peuple-souverain.

b) De même, c’est parce qu’il fonctionne comme État politique séparé de la société civile que cette forme de pouvoir peut se donner comme « pouvoir public » ; au sens indiqué plus haut : il n’est la propriété de personne. D’où, une fois encore, l’exigence sans cesse réitérée, face à la réalité d’une société dominée par le capital (ou face aux États bureaucratiques) d’un « pouvoir public », contrôlé par les citoyens et non soumis à des intérêts particuliers.

Ainsi définie la démocratie n’est pas une simple forme superstructurelle, pour reprendre une certaine terminologie « marxiste », dont la vérité serait ailleurs : dans l’économie, dans la nature de classe de l’État etc. C’est un principe d’organisation du pouvoir politique qui a des effets sur l’ensemble de la structuration des rapports sociaux (de la société civile).

Il va de soi que cette bataille pour la démocratie ne se réduit pas à la défense de cette abstraction politique. Depuis Marx, la dynamique des droits de l’homme s’est fortement socialisée, selon la problématique du droit à : droit au travail, à l’enseignement, etc. Il faut pousser dans ce sens. De même, on peut très bien articuler l’organisation du pouvoir politique avec des formes de représentation du social (comités, associations, etc.) ; c’est une nécessité si l’on veut réfléchir aux formes d’organisation du pouvoir dans une société ayant rompu avec le capitalisme qui, tout à la fois, doit socialiser la production et la politique. On ne peut s’en tenir à l’abstraction du peuple-souverain. Il s’agit simplement de souligner que « l’abstraction politique » dont parle le jeune Marx — l’énoncé d’une citoyenneté indéterminée socialement — est un moment décisif et incontournable de la démocratie.

Y compris dans une société qui, ayant rompu avec le capitalisme, commence à mettre en oeuvre la dynamique d’émancipation sociale à travers la dialectique entre développement du temps libre et temps de travail dont nous avons parlé plus haut. Dans cette société l’individu circule dans diverses sphères sociales (travail, formation, vie associative, etc.) où se développent des formes de gestion démocratique. Toutefois par quoi est caractérisé cet individu aux pratiques diverses dans ses rapports au pouvoir politique ? Il est un citoyen au sens abstrait et non un individu tirant son statut de citoyen de celui de producteur, ou de tout autre détermination sociale.

« Il ne s’agit pas seulement de libérer la production, mais aussi de se libérer de la production en cessant d’en faire l’axe de gravité des activités sociales et de l’action des individus », écrit Jean-Marie Vincent, résumant bien la perspective d’émancipation soulignée précédemment . Si tel est le cas, il faut en tirer les conséquences et rompre définitivement avec la problématique de la « démocratie des producteurs ». En soulignant qu’elle plonge ses racines bien en aval de la révolution russe. On connait la formule par laquelle la tradition syndicaliste-révolutonnaire résumait sa perspective d’emancipation ouvrière : « L’atelier sera le gouvernement ».

4) Remarques sur l’analyse de l’État capitaliste

Cette approche de la démocratie moderne n’est en rien contradictoire avec l’analyse de l’État politique séparé de la société capitaliste comme Etat de classe dont la particularité, par rapport aux formes précapitalistes, est de fonctionner comme État représentatif. S’il a fortement évolué depuis la période censitaire, il n’est pas pour autant devenu un État « neutre », mais reste un Etat capitaliste, même s’il n’est pas que cela. Sur ces questions, je ne peux que renvoyer au travail que j’ai effectué par ailleurs. Tout en insistant sur le fait que l’une des principales faiblesses de la tradition marxiste réside sans doute dans son incapacité à traiter systématiquement du caractère radicalement nouveau de l’État moderne par rapport aux formes de pouvoir politiques des sociétés précapitalistes. D’où deux conséquences.

Tout d’abord, une difficulté à rendre compte des particularités des formes de domination politique de la bourgeoisie par rapport à celles des classes dominantes des sociétés précapitalistes et la tendance récurrente à tenir un discours transhistorique, monotone et ennuyeux, sur l’État de classe à travers les âges. Ensuite, une difficulté à comprendre la formidable rupture dans l’organisation du pouvoir politique générée par l’avènement de l’État moderne.

Marx souligne souvent que le développement du capitalisme remet en cause le mode d’organisation de toutes les sociétés passées dans lesquelles le pouvoir politico-économique se structure à travers des relations de dépendance personnelle. Or c’est bien également ce qui s’exprime à travers l’avènement de cet État, lorsqu’il délimite cette sphère sociale particulière — et inédite historiquement — se donnant comme « pouvoir public », émanation du peuple-citoyen, au sens défini plus haut. Ici, on retrouve un problème déjà rencontré. Celui du rapport entre perspective d’émancipation et « acquêts de l‘ère capitaliste », pour reprendre une formule de Marx, dans l’organisation du social. C’est-à-dire du devenir de toute une série de dimensions « séparées » de la vie sociale mises à jour par le capitalisme et qui, en dernière analyse, sont le produit de cet autre formidable rupture historique représentée par la séparation des producteurs d’avec les moyens de production.

III. Sur le dépérissement de l’Etat

Cette approche de la démocratie suppose une autre mise à plat programmatique qui concerne la perspective de dépérissement de l’État. Je ne vais pas ici m’engager dans un débat « savant » d’interprétation des textes de Marx et des problèmes ou apories rencontrés par la suite par la tradition marxiste qui a repris en charge cette perspective. Je soulignerai trois questions. En ajoutant qu’on ne peut faire le bilan du « socialisme ayant réellement existé » sans prendre en compte ce point aveugle légué par Marx à la tradition marxiste qu’est la perspective de dépérissement de l’État.

1) Dépérissement du droit, de la politique au profit de la simple administration de la production

Nul n’est obligé de se réclamer de Marx, mais si on le fait — en particulier, via une tradition historique qui se cristallise dans L’État et la révolution de Lénine —, il n’est pas possible de se contenter d’expliquer que la perspective de dépérissement de l’État est une simple formule générale indiquant la volonté de construire un pouvoir politique non-bureaucratique. Ou encore, de simplement souligner qu’il s’agit d’une perspective historique à long terme, en oubliant qu’elle structure la perspective plus immédiate de la période dite de « dictature du prolétariat ».

Très tôt la perspective de Marx est bien celle du dépérissement de l’État, de la politique et du droit moderne. Par la suite, elle va se préciser : insistance sur la nécessité de la lutte pour le pouvoir politique du prolétariat, période de dictature du prolétariat, distinction de diverses phases historiques dans la construction du communisme, etc. Mais, on ne peut ruser : la perspective reste bien celle du dépérissement du droit et de la politique ; donc de la démocratie au sens ou je viens d’en parler.

Que va-t-il alors exister ? Les indications sont moins systématiques et je laisse de côté les textes de jeunesse. Le Manifeste parle du maintien d’un « pouvoir public qui perdra son caractère politique » et de « la transformation de l’État en une simple administration de la production ». L’approche va rester dominante. On connait la formule d’Engels dans l’Anti-Dühring : « Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des opérations de production ». Son caractère « technocratique » a été souvent commenté. Marx est (à mon avis) moins systématique. Toutefois dans ses textes de maturité traitant du problème, il explique que, par rapport à l’État actuel, « les fonctions gouvernementales » disparaîtront et que se maintiendront de « simples fonctions administratives. »

Lénine est « orthodoxe » lorsque, dans L’État et la Révolution, il écrit que pour Marx, la démocratie est encore une forme d’État et disparaîtra donc. On souligne parfois qu’un des intérêts du livre est de souligner une convergence du marxisme et de l’anarchisme en ce qui concerne la perspective générale de disparition de l’État. Je crois que, au contraire, cette affirmation est le signe d’une impasse théorique. Tout comme la reprise de la thématique de l’opposition État/liberté qui, somme toute, est de tradition libérale. Par ailleurs, on oublie que, dans ce livre, Lénine fait de la grande industrie léguée par le capitalisme — une fois supprimée la propriété privée par l’étatisation des moyens de production — le cadre enfin trouvé dans lequel peut s’organiser le dépérissement de l’État.

Ici, il retrouve l’approche de l’Anti-Dühring. Il suffit, explique Engels, de supprimer la propriété privée pour que la socialisation immanente des forces productives développées par le capitalisme s’épanouisse. Ce qui suppose de passer sous silence les analyses de Marx sur le despotisme d’usine, mais permet de comprendre comment Engels peut expliquer que l’État disparaît au moment où il s’empare des moyens de production… Les formules de Lénine dans L’État et la révolution sont plus prosaïques, mais plus inquiétantes : « Tous les citoyens deviennent des employés et des ouvriers d’un seul « cartel » du peuple entier, de l’État. […] La société toute entière ne sera qu’un seul bureau et un seul atelier, avec égalité de travail et égalité de salaire ».

2) À propos de la séparation des producteurs d’avec les moyens de production

La thématique de la transformation des « fonctions gouvernementales en « simples fonctions administratives » témoigne des contradictions dans lesquelles se trouvent Marx et Engels lorsqu’ils traitent de la perspective de dépérissement de l’État. Ils se démarquent la tradition anarchiste de l’époque qui pense ce dépérissement (ou suppression, le problème essentiel ici n’est pas là) à travers la mise en place de formes communautaires d’organisation de la production de type artisanales ; ou semi-artisanales (« le gouvernement c’est l’atelier »).

Le développement du capitalisme a remis en cause une production qui, dans les sociétés précapitalistes, était organisée sous forme « d’un procès de travail individuel », selon une formule que Marx et Engels emploient souvent, au profit de l’organisation d’une coopération au travers d’un « travailleur collectif ». Pour Marx, il ne s’agit pas de revenir en arrière : la production doit s’organiser sur la base du « travailleur collectif » débarrassé de la tutelle du capital. Comme il l’écrit dans les Grundrisse : « Le produit a cessé d’être l’oeuvre du travail isolé et direct : c’est la combinaison de l’activité sociale qui apparaît en fait comme le producteur ».

En fait, si subsiste la nécessité d’un « pouvoir public », c’est parce que la suppression de la propriété privée n’a pas pour fonction de remettre en cause la séparation des producteurs d’avec les moyens de production afin de revenir à une forme artisanale de production et d’organisation communautaire, mais d’organiser cette « combinaison de l’activité sociale » sur des bases différentes.

Plus d’un siècle après, nul besoin d’argumenter longtemps pour souligner que cette organisation ne relève pas de simples fonctions administratives (soit-disant simplement technico-scientifiques), mais renvoie à des choix politiques. D’autant qu’elle suppose le maintien de formes de division du travail et d’institutions publiques à travers lesquelles peuvent se cristalliser des formes de domination socio-politiques ; y compris si l’on suppose la disparition de classes sociales. Marx n’arrive pas à l’imaginer lorsque, pour illustrer ce que veut dire la disparition de l’État politique, concomitante de celle de la domination de classe, il prend comme exemple de fonction administrative ne conférant aucun pouvoir « la position d’un gérant dans une coopérative ouvrière ».

Plus concrètement, au delà des formules citées plus haut de L’État et la révolution, ce type de problème a été occulté par les dirigeants de la jeune révolution russe : d’où ce point aveugle qu’est l’affirmation selon laquelle, une fois la suppression de la propriété privée supprimée et l’étatisation des moyens de production réalisée, se posent essentiellement des questions d’organisation technique de la production (Pasukanis, Préobrajensky). À l’époque, Trotsky est sans doute celui des dirigeants bolcheviks qui va le plus loin dans cette remise en cause, de fait, de cette vision techniciste, en insistant sur « la fonction socio-économique de la démocratie soviétique », selon une formule d’Ernest Mandel.

Toutefois, il en reste prisonnier, comme en témoigne les limites de son analyse de l’Etat stalinien. Malgré sa dénonciation de la main mise de la bureaucratie sur l’économie, il n’arrive pas à comprendre « théoriquement » que le maintien de la séparation des travailleurs d’avec les moyens de production puissent être, via l’étatisation de ces derniers, un facteur clé dans la production/reproduction de formes étatiques bureaucratiques.

Ici, il faudrait traiter plus en détail de la catégorie de bureaucratie. Une des faiblesses de la tradition marxiste est d’en faire souvent une catégorie transhistorique, sans rendre vraiment compte de la bureaucratie au sens moderne du terme, comme couche sociale spécifique générée par la séparation des producteurs d’avec les moyens de production et, justement, les fonctions administratives qui en découlent.

3) Maintien d’un État politique séparé

De même que l’appropriation sociale des moyens de production ne remet pas en cause la séparation des travailleurs d’avec les moyens de production, mais organise de façon différente leur coopération, — fonctionnant comme « combinaison de l’activité sociale » —, de même la « destruction » de l’État bourgeois ne peut se traduire par la disparition de cette sphère sociale particulière qui n’existe pas dans les sociétés précapitalistes. Et qui s’est cristallisée dans l’État, comme institution spécifique, distincte des autres rapports sociaux.

C’est en ce sens qu’il faut parler du maintien d’un État politique séparé ; c’est-à-dire d’une institution (en fait une série d’institutions) spécifique, distincte des autres rapports sociaux dans laquelle se cristallise ce « pouvoir public » dont parle le Manifeste. Et si l’on s’imagine qu’il est un lieu où se déploient de simples fonctions administratives ne conférant aucun pouvoir, alors ceux qui en ont la charge pourront s’y installer à leur aise. Il en découle deux problèmes.

Le premier porte sur remise en cause des formes d’existence bureaucratiques de cet État et les rapports sociaux qui les génèrent. Outre ce qu’il faut entendre par appropriation sociale des moyens de production, il ouvre sur la question du devenir de la division du travail. On voit mal — à moins, encore une fois, de penser la réappropriation des moyens de production sous forme artisanale —, comment l’organisation d’une production, comprise comme « combinaison de l’activité sociale », pourrait supprimer toute division du travail ; la perspective de « polyvalence » dont parle Marx doit être comprise comme capacité de circulation des individus dans différentes sphères d’activité. Si c’est le cas, il est nécessaire de traiter des effets du maintien d’une certaine division du travail. En particulier des effets des « fonctions administratives » toujours présentes et du couple dirigeants/dirigés qu’elles peuvent générer. La tradition marxiste a eu tendance à dissoudre cette dimension propre dans un simple discours sur la domination de classe.

Le second problème concerne les principes proprement politiques d’organisation de ce pouvoir. On retrouve ici la démocratie moderne comme, tout à la fois, l’affirmation de la citoyenneté en tant que droit de l’homme en général (c’est-à-dire comme droit indéterminé socialement) et l’affirmation de l’existence d’un « pouvoir public » se cristallisant dans une institution séparée de la société civile car, elle aussi indéterminée ; justement à cause de ce caractère « public ».

IV. En guise de conclusion

Cet article avait pour fonction de recenser certains problèmes légués par la tradition marxiste à propos de la perspective générale d’émancipation sociale. La discussion ne peut que se poursuivre ; et elle concerne bien plus large que la Ligue. À propos de la démocratie proprement dite, il faut sans doute distinguer deux questions.

La premiere concerne le retour critique sur l’héritage de Marx puis de la tradition ouverte par Octobre 17 et participe de discussions plus générale sur « l’actualité » du marxisme. La seconde est plus directement politique. Il me semble que, par rapport à ses références générales passées, la Ligue ne peut pas contourner durablement la question de la place de la démocratie, au sens où j’en ai parlé, dans ce qu’il est convenu d’appeler la période de transition. Au delà de ces constats, je terminerai par deux remarques.

1) Une crise de « l’État-national social »

Si la question de la démocratie est à l’ordre du jour, ce n’est pas comme simple effet d’un besoin d’introspection, lié à nos références à Marx, à Octobre 17, etc. et coupé de l’évolution du monde réel. Elle l’est, tout autant, comme conséquence de la mondialisation, de l’offensive néo-libérale qui l’accompagne et de la crise des formes de souveraineté étatique, construites tout au long du siècle passé. Cette crise, se traduit non seulement par des problèmes politiques immédiats, mais par des discussions plus générales de « refondation » de la démocratie et par un travail sur le cadre légué par le passé.

Prenons l’exemple de la crise des États occidentaux, en particulier européens. On en parle souvent en faisant, alternativement, référence à la crise de l’Etat-providence et à celle d’État-nation, alors que ce qui la caractérise est de mettre en jeu ces deux niveaux. Il s’agit d’une crise de l’État national-social, pour reprendre une formule d’Étienne Balibar ; c’est-à-dire de la forme d’État qui a commencé à se construire à la fin du XIXe siècle. En fait, cette forme est liée à la phase historique du mouvement ouvrier dont nous avons parlé et qui au delà d’Octobre 17, plonge ses racines dans la création de la IIe Internationale. C’est d’ailleurs un problème important de méthode d’analyse que de comprendre comment l’État capitaliste d’une période historique donnée ne s’est pas construit comme une forme politique extérieure aux effets de la lutte des classes et aux formes d’existence du mouvement ouvrier. Au contraire, l’histoire de l’État national-social et celle du mouvement ouvrier du siècle passé sont les deux faces d’un même processus historique.

Bien sûr l’érection de cet État n’a pas été linéaire et il s’est cristallisé dans des figures propres à chaque pays. Ainsi en France, il a pris la forme de l’État républicain qui, à partir de la IIIe République, commence à se construire comme forme d’État doté de trois caractéristiques ; un suffrage universel devenu l’attribut de tous les citoyens et, simultanément ; une citoyenneté devenue un attribut de la nationalité (et vice versa) ; une citoyenneté nationale articulée à des droits sociaux. Cela s’est traduit par l’inscription dans cet État de formes de souveraineté populaire (pas seulement « formelles ») à travers une institutionnalisation, partielle, des luttes de classe, permettant de faire participer la classe ouvrière à « la vie de la nation ». C’est cet ensemble qui est irrémédiablement en crise.

Il ne faut pas se tromper de discussion. Les État nationaux ne vont pas disparaître comme par enchantement sous l’effet de la mondialisation et le niveau national reste un élément clé pour l’exercice d’une souveraineté populaire. Par contre la crise de l’État national-social, comme forme politique spécifique, est bien irréversible.

2) Un problème de refondation

Prendre au sérieux la démocratie comme forme politique — et la question des droits de l’homme et du citoyen qui lui est structurellement liée — ce n’est pas simplement se contenter d’ajouter une dimension sociale (les droits sociaux, etc.) à l’énoncé de quelques principes que l’on trouve dans tous les manuels scolaires, c’est participer activement aux discussions sur les principes politiques qui la fondent. Face à la crise des souverainetés étatiques construites tout au long du siècle passé, c’est bien à un mouvement de refondation auquel on est en train d’assister.

La discussion sur les différentes approches de la démocratie, en lien avec l’expérience diverse des révolutions bourgeoises, n’est pas nouvelle, mais l’offensive néo-libérale l’a relancée. En France, elle prend souvent la forme de l’opposition entre la République et la démocratie de type anglo-saxon. Ainsi posé, ce débat est piégé ; d’autant plus que, face à crise de l’État national-populaire, il serait illusoire et dangereux de s’inscrire dans la perspective de réactivation d’une version « gauche » (la république sociale) de la tradition républicaine .

Par contre, il existe bien un enjeu : celui de la défense d’une approche de la démocratie issue de la Révolution française face à une version libérale de la démocratie moderne. Elle consiste à fonder les droits de l’homme sur la citoyenneté. De faire de l’énoncé de la citoyenneté - c’est-à-dire des conditions d’exercice du pouvoir politique — l’acte fondateur de la démocratie. À titre d’illustration, je renvoie à l’article sur l’égalité écrit pour Rouge et reproduit ici, sous forme d’encadré.

Je terminerai en soulignant cette dimension nécessaire du débat, souvent souestimée, au profit d’une simple insistance sur la dimension sociale de la démocratie ou de la république. Il existe pourtant, depuis d’ailleurs pas mal d’année, des discussions politico-théoriques sur la définition plus générale de la démocratie comme forme politique. Et on les retrouve dans la « gauche de la gauche ».

Soit, par exemple, un texte publié, dans le Bulletin n° 4 de la Fondation Copernic, par le groupe de travail « institution » qui s’intitule « l’exercice de la citoyenneté et la démocratisation des institutions ». Sur le thème « un héritage à transformer », celui-ci présente la tradition de souveraineté populaire issue de la Révolution de 1789 en reprenant, grosso modo, l’argumentation neo-libérale développée, au demeurant de façon « intelligente », par Marcel Gauchet dans La Révolution et les droits de l’homme (Gallimard, 1989). Schématiquement, Marcel Gauchet explique que cette souveraineté n’a fait que reproduire la figure de celle issue de la monarchie absolue, d’où une tendance au despotisme portée par la tradition des droits de l’homme et du citoyen issue de 1789.

Par contre Etienne Balibar a effectué une relecture intéressante de cette tradition qui, évitant les discours « républicains » à la française, souligne son caractère radical, la dialectique moderne de « l’égaliberté » qu’elle porte et l’intérêt qu’elle présente pour penser les rapports entre luttes d’émancipation et démocratie. Il s’agit, explique l’auteur, de penser une souveraineté égalitaire, « seule façon de congédier radicalement toute transcendance et d’inscrire l’ordre politique et social dans l’élément de l’immanence, de l’auto-constitution du peuple ». Ce qui ouvre sur une série de contradictions car la société civile et l’État sont structurés par des hiérarchies, des inégalités, des dépendances. Mais c’est justement cette dialectique contradictoire qui fait tout l’intérêt de cette problématique de souveraineté et de l’exigence, sans cesse réitérée, d’ « égaliberté » qu’elle porte.

Ces problèmes débouchent naturellement sur la question de la place que doit occuper la défense des droits de l’homme, face aux effets de la mondialisation, mais en lien avec son développement. Du point de vue de la tradition programmatique passée de la Ligue, elle pose un problème analogue à celui de la démocratie : celui de la référence à ses droits comme principe universel d’organisation de la société moderne.

Article paru dans Critique Communiste, été-automne 2000


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