UNION EUROPEENNE : DES « PROPOSITIONS ALTERNATIVES » AU « PROGRAMME DE TRANSFORMATION SOCIALE » (par Yves Salesse)

jeudi 24 avril 2008.
 

L’importance stratégique de la formulation de propositions alternatives aux politiques libérales n’était guère partagée voici seulement quinze ans. Je me souviens bien de mes premières interventions publiques sur la question européenne. Seule la critique de l’actuelle construction européenne intéressait, tandis que les propositions « pour une autre Europe » tombaient toujours à plat. Au delà des variations conjoncturelles (engouement puis déception pour le programme commun de gouvernement), cette négligence plonge des racines dans le marxisme classique. Elle a été paradoxalement aggravée par la participation de partis de gauche à l’exercice gouvernemental.

Les débats du mouvement ouvrier marxiste ont été structurés par la stratégie de conquête du pouvoir et non par la question : prendre le pouvoir pour faire quoi ? Marx s’est très peu consacré à cette question, à part quelques formulations générales. Le prix de l’impréparation programmatique a été lourd pour les révolutions réussies. Elle n’est pas la cause principale de la dégénérescence de la révolution russe, mais l’a assurément facilitée. La négligence programmatique n’a pas seulement marqué les révolutionnaires. Elle a été aussi le fait des réformistes qui en ont donné la réplique « gestion du capitalisme » : qu’importe le programme, l’essentiel est de se faire élire. Ils rédigent des programmes. Mais que ceux-ci répond à des soucis tactiques en vue de l’élection et sont régulièrement oubliés une fois l’élection acquise. L’expérience des échecs cumulés des révolutionnaires et des réformistes a produit un doute profond sur la possibilité de faire autre chose que ce qui existe qui ne soit pas pire. Formuler et discuter des propositions alternatives est nécessaire à la réhabilitation de l’idée de transformation sociale. C’est devenu aussi un élément décisif des luttes partielles.

Il me paraît intéressant de s’arrêter sur les conditions de l’élaboration de propositions alternatives puis d’examiner certains des débats qu’elle soulève.

I. Des « propositions alternatives » partielles à la généralisation

Aujourd’hui encore le déséquilibre est remarquable entre dénonciation ou analyse, d’une part, et formulation de propositions. C’est vrai pour les travaux individuels et collectifs. Lorsque des propositions sont formulées, on découvre une première difficulté : elles suscitent peu la discussion, chez les citoyens, les militants et même les responsables politiques ou du mouvement social. N’entrons pas ici dans l’analyse de cette difficulté, mais relevons les tendances à combattre.

Il faut combattre la tendance à se contenter de la dénonciation ou de l’analyse du système et à renvoyer à plus tard l’élaboration des alternatives. Il faut combattre la tendance à renvoyer cette élaboration aux « spécialistes ». Il faut combattre la tendance des militants à privilégier l’action et la tactique. La prise en charge la plus large de la discussion des propositions alternatives est nécessaire à deux titres. D’abord, c’est nécessaire pour que ces propositions ne traduisent pas des points de vue purement sectoriels. Ensuite, c’est une garantie de vigilance sociale pour leur application. Nous rencontrons alors la deuxième difficulté : passer de l’élaboration individuelle à la collectivisation de l’élaboration.

1.1 La « méthode Copernic » a apporté ses réponses à ces deux premières difficultés

Construit pour élaborer des propositions alternatives, d’emblée dans la diversité des points de vue de la gauche anti-libérale, le travail de base de Copernic a été défini comme :

1)La production de notes sur un sujet donné : entre 100 et 200 pages d’analyse et de propositions.

2) Elles sont élaborées par un groupe devant traduire la diversité des points de vue : experts au sens traditionnel (universitaires, chercheurs, hauts-fonctionnaires, etc.), militants politiques, associatifs, syndicaux.

3) Volonté de voir représentés dans Copernic tous les courants de gauche qui disaient combattre le libéralisme : de l’extrême gauche à la gauche du PS.

4) La note Copernic ne doit pas être une juxtaposition de positions individuelles.

5) Le travail du groupe doit consacrer autant d’énergie à dégager les convergences qu’à examiner les divergences. L’idée est de dépasser les divergences quand elles peuvent l’être, non par un compromis mais par l’approfondissement.

6) Cela demande du temps pour discuter. Le temps de gestation minimal d’une note est un an.

7) Le travail du groupe est validé par le conseil d’orientation Copernic, instance la plus large, afin que la note ne soit pas le produit des spécialistes, fussent-ils divers. Quelques commentaires sur les différents points de cette définition.

Sur le 1 : D’une part, nous avons sélectionné des sujets précis, étroits pourrait-on dire. Plus le sujet est large, plus il est difficile de dépasser les différences de culture et de point de vue. Ce serait théoriquement possible, mais nécessiterait plus de temps. D’autre part, sans surprise, les groupes ont été plus à l’aise dans l’analyse et la critique que dans la proposition. Nombre de notes l’illustrent.

Sur le 2 : La volonté de faire travailler ensemble des forces politiques et du « mouvement social » était en rupture avec le climat de l’époque. En pratique, les militants politiques et du mouvement social se sont peu mélangés. Ils y a eu polarisation selon les sujets. Cette partition était rattrapée par le passage en conseil d’orientation. Mais cela n’avait évidemment pas la même portée qu’un travail en commun d’un an ou plus.

Sur le 3 : Quiconque se réclame de la lutte contre le neo-libéralisme peut en être. Cela ne va pas de soi, mais nous avons tenu bon. Ainsi la note « Europe » a été élaborée avec des responsables des Verts favorables à l’adoption du traité constitutionnel européen, alors qu’au plan politique, la position sur le TCE était une ligne de partage majeure. Selon notre méthode, la note fait apparaître tout ce que nous partageons puis ce désaccord. L’attitude de Copernic sur sa délimitation a un motif immédiat et un autre plus fondamental pour le sujet traité ici. Elle présente aussi un avantage. Le motif immédiat est que, n’étant pas un mouvement politique, Copernic n’a pas à juger des choix de stratégie ou de tactique politique de ses membres. Les lignes de partage, comme je l’ai indiqué à propos du TCE, ne sont pas les mêmes. Plus fondamentalement cela indique qu’une prise de position, même importante, n’établit pas toujours le partage des camps. Nous avons considéré que l’on peut être anti-libéral, le montrer par d’autres prise de positions et combats et défendre l’adoption d’un TCE neo-libéral. Cette approche va évidemment à l’encontre de l’habitude tellement plus confortable de faire jaillir partout des Rubicons. Habitude qui a une logique redoutable : à chacun son Rubicon préféré. « On ne peut rien faire », selon le sujet qui tient le plus à cœur, avec celui qui ne partage pas la même position sur le conflit palestinien, le nucléaire, la laïcité, l’immigration ou l’Etat nation. La liste peut être infiniment allongée qui nourrit la fragmentation infinie. L’avantage de « l’attitude Copernic » est qu’elle oblige chacun à argumenter sur les sujets conflictuels au lieu de se réfugier dans des « camps » où ces sujet ne sont pas débattus puisqu’à l’avance délimités à ceux qui sont d’accord.

Sur les 4 et 5 : Le refus des juxtapositions de positions va à l’encontre de toutes les habitudes de revues et colloques. Il a rencontré de fortes résistances à la fois des intellectuels et des organisations qui auraient bien aimé faire apparaître leurs spécificités. Là encore nous avons tenu bon. Parce que la formulation de propositions n’est pas une fin en soi. Elle cherche à être utile à la lutte et cette utilité commande de faire apparaître ce que les différents courants ou organisations peuvent défendre ensemble. C’est encore à contre-courant des habitudes. Les spécificités fondent l’identité et l’organisation particulières. C’est légitime, mais génère l’effet pervers suivant : le maintien artificiel d’identités spécifiques liées au passé justifiant des organisations séparées par le maintien de divergences surmontables ou non fondamentales ou qui passent à l’intérieur des organisations. Mon jugement est qu’aujourd’hui l’effet pervers l’emporte dans la gauche de transformation sociale.

Sur le 6 : Examiner les divergences de départ, dégager le commun exigent du temps et du travail. Ce n’est pas évident pour des gens qui ont tant d’autres choses à faire. Ce choix du temps témoigne de l’importance que chacun accorde à cette confrontation et à l’objectif de faire émerger un socle commun sur des sujets donnés et jugés importants.

Sur le 7 : La validation du travail par le conseil d’orientation pose une limite radicale à l’autogestion des groupes. Elle est doublement justifiée. A un premier niveau, elle traduit l’importance du regard du paysan du Danube, le souci que la note ne soit pas lisible par les seuls spécialistes du sujet. A un niveau plus politique, elle vise à vérifier qu’aucune des sensibilités présentes dans Copernic, éventuellement absente du groupe de travail, ne juge inacceptable la publication proposée. Cela ne veut pas dire un accord total de tous. Nous avons mis au point « l’abstention amicale », expression de désaccords non rédhibitoires.

Cette « méthode » a rencontré d’incontestables succès. La première note, qui nous a fait connaître, portait sur la réforme des retraites. Elle a connu trois éditions (la première en 1999), a été largement utilisée par les organisations syndicales et politiques qui y ont trouvé de quoi enrichir leurs propres élaborations.. Et il n’est pas exagéré de dire que tout ce travail a aidé les mobilisations de 2003 en faisant savoir qu’il « existe d’autres réponses possibles » que la réforme Fillon. Rôle non négligeable aussi du travail d’un an qui a débouché sur la note « Europe ». Elaborée par un groupe qui réunissait toutes les sensibilités politiques de la gauche du PS à la LCR en passant par les Verts, le PC, des syndicalistes, des universitaires, des hauts fonctionnaires. Pour la première fois, les forces impliquées discutaient ensemble du sujet de façon approfondie. On vérifia que si des désaccords importants demeuraient, d’autres, plus nombreux étaient dépassés. Cette note a contribué à la campagne du « Non de gauche » au traité constitutionnel. Elle a montré l’existence d’un large terrain d’accord sur la question européenne.

Nous avons connu aussi des échecs. Nous avions constitué un très bon groupe sur la question du logement, avec des représentants d’associations, des responsables politiques spécialistes du sujet, des élus locaux, des chercheurs. Il n’a pu dépasser les divergences qui le partageaient et qui se sont concentrées sur la « mixité sociale ». En caricaturant, disons que les responsables associatifs considéraient qu’il s’agissait d’une superbe invention pour refuser de loger les plus pauvres tandis que les élus affirmaient qu’on ne peut concentrer tous les sans-logement dans des cités déjà habitées par des milliers de chômeurs de longue durée. Il me semble très important de relever les caractéristiques de ce débat. Sur le terrain, c’est le rôle des associations d’exiger le logement de ceux qui n’en ont pas sans considération de problématiques plus générales. Et c’est le rôle des élus de veiller à la viabilité des quartiers. Il y a là deux légitimités qui s’affrontent. Il est essentiel de ne pas demander aux différents acteurs de renoncer à leur rôle. Il est tout aussi essentiel d’admettre que nous pouvons être traversés par des légitimités opposées.

1.2 L’épreuve de la généralisation : « charte des collectifs du 29 mai », « Propositions pour des politiques alternatives », « Ce que nous voulons : 125 propositions »

Au lendemain du referendum sur le TCE, alors qu’avait été décidée la poursuite des collectifs unitaires sous le nom de collectifs du 29 mai, deux chantiers programmatiques complémentaires ont été ouverts.

Le premier a été mené dans le cadre des collectifs, c’est à dire avec l’arc des forces de « l’Appel des 200 » plus ATTAC et PRS. Ce ne fut pas un travail d’élaboration, au sens où il ne s’agissait pas de procéder à des analyses ou d’inventer des réponses nouvelles par rapport aux élaborations existantes du mouvement social et politique. Il s’agissait de rédiger un document général regroupant les orientations et propositions que nous pouvions mettre en commun avec l’accord de toutes les sensibilités. Il fallait donc recenser les divers sujet de préoccupation, discuter leur prise en compte, déterminer ce qui faisait accord. C’est, à ma connaissance, la première expérience de mise en commun programmatique générale présentant deux caractéristiques : d’une part, la discussion de sensibilités politiques allant de la gauche du PS à l’extrême gauche et, en même temps, d’acteurs du mouvement associatif et syndical ; d’autre part, une discussion menée dans des collectifs de base.

Ce travail a été conduit de la façon suivante. Des groupes ont été chargés de balayer un champ assez large : économique et social, démocratie et institutions, Europe et international. Ils ont rédigé des projets soumis à la discussion des collectifs. Le chantier a duré 6 mois. Des centaines d’amendements ont été proposés. Deux rencontres nationales de délégués des collectifs y ont été consacrées. N’étaient retenues que les rédactions qui faisaient consensus. Aucune autre méthode n’est possible pour l’adoption d’un document commun à des sensibilités différentes. Cela a débouché sur l’adoption de ce qui fut appelé « La charte des collectifs du 29 mai » (11 pages). Elle propose plus souvent des orientations que des propositions précises. L’implication des collectifs a été très importante.

Le second chantier a été mené dans le cadre de Copernic, simultanément et en interaction avec le premier. L’objectif n’était pas de mener le travail général effectué autour de charte, mais d’élaborer des propositions précises et argumentées sur des sujets clés d’une politique de transformations sociale. Soixante personnes environ y ont participé : des responsables syndicaux CGT, Solidaires, FSU, des responsable du PCF, de la LCR, des Alternatifs, des Verts, des responsables associatifs, des universitaires, des chercheurs, des hauts fonctionnaires et des salariés d’entreprises publiques ou privées. Bien que mené par un groupe restreint, il s’est avéré plus lourd que prévu et n’a pu être mené à terme, au sens où tous les sujets prévus n’ont pu être traités. Un groupe « généraliste » avait pour tâche de discuter les documents proposés par des groupes thématiques et de les adopter. Les groupes thématiques avaient une composition similaire au premeir, à ceci près que les responsables politiques qui y participaient étaient ceux qui étaient chargés du secteur traité dans leurs organisations respectives et les syndicalistes et militants associatifs provenaient de ces secteurs. Le travail a duré de septembre 2005 à juin 2006. Certains textes ont connu plus de dix versions. Il a débouché sur le recueil « Propositions pour des politiques alternatives » (206 pages petit format) composé de huit textes de propositions : Emploi et niveau de vie, Répartir autrement les richesses et financer l’action publique, Pour une 6e République, Pour une autre Europe (avec en annexe des textes de débat sur ce sujet), Pour un service public de la petite enfance, Pour un service public audiovisuel démocratisé, Pour un service public de l’habitat, Propositions pour le secteur bancaire et financier.

Ces deux chantiers ont préparé celui qui devait aboutir au « Document programme : Ce que nous voulons » souvent appelé « 125 propositions ». Celui-ci a été élaboré dans le cadre nouveau des collectifs construits dans la perspective de candidatures communes pour les élections de 2007. Il fallait alors un document de référence pour la bataille électorale indiquant les mesures permettant, selon nous, de rompre avec les politiques libérales et d’entreprendre la transformation sociale. Ce fut à nouveau un travail lourd, qui prit pour toile de fond la charte des collectifs anti-libéraux.

IL fallut rompre avec la posture qui revenait sans cesse du « nous exigeons que ... », adressé à un pouvoir extérieur pour passer au « nous proposons de faire ... ». Il fallut clarifier la relation avec les revendications du mouvement social. Il fallut enfin mettre au point le traitement des désaccords. Nous n’avions pas le temps d’approfondir comme dans un groupe Copernic qui dure un an. La méthode était la suivante :

1) Est-il indispensable de traiter le sujet lors de cette échéance électorale ?

2) Pouvons-nous le traiter par d’autres propositions que celle faisant désaccord ?

3) Si une discussion de quelques heures montrait que la divergence était réelle, elle apparaissait entre crochets.

« Ce que nous voulons » est donc la somme de propositions faisant consensus et de l’indication de désaccords. Une difficulté, non résolue bien sûr, était constituée par les insuffisances des élaborations disponibles.

Les différences majeures des 125 propositions avec la charte sont, outre la plus grande précision,

1) l’enrichissement du chapitre « un nouveau type de développement » ;

2) l’introduction d’un chapitre Ecole-culture-médias-recherche ;

3) le développement de la partie consacrée à la politique internationale ;

4) l’introduction d’un chapitre sur les moyens financiers de la nouvelle politique avec un premier chiffrage des ressources.

II. DEBATS SUR LE CONCEPT « PROGRAMME DE TRANSFORMATION SOCIALE »

Le cheminement retracé ci-dessus a été largement empirique. Au point où nous sommes arrivés, plusieurs débats généraux méritent d’être poursuivis.

2.1 Mise en commun des revendications du mouvement social ?

Un programme de transformation sociale ne peut-être le seul enregistrement des revendications du mouvement social. Si nous admettons l’existence de contradictions internes au camp de ceux qui ont intérêt à la transformation de la société (que j’appellerai les couches populaires pour faire plus court), nous admettons par là même que les revendications peuvent être contradictoires.

Il est essentiel de ne pas demander aux mouvements sociaux qui défendent d’abord des intérêts particuliers de renoncer à leur rôle au nom de l’intérêt général. Parce que celui-ci n’est pas déterminé scientifiquement. La transformation sociale n’est pas la fusion vers un peuple homogène et la démocratie n’est pas seulement un débat d’idées permettant de passer du particulier au général. La démocratie et la transformation sociale sont d’abord la friction d’intérêts, de points de vue, de légitimités différents. C’est cette friction qui permet de trouver les meilleurs équilibres, de dégager ce qui sera regardé comme « l’intérêt général » à un moment donné.

Comment ? Les différents acteurs peuvent élargir leur point de vue dans cette confrontation, prendre en compte d’autres points de vue. Mais le passage à la définition de l’intérêt général nécessite un saut, une autre position. Si l’on veut que la friction des intérêts particuliers à l’intérieur des couches populaires ne se résolve pas par le rapport des forces, il faut qu’elle alimente le débat et la réflexion commune dans un exercice où les acteurs doivent prendre une certaine distance par rapport à leur action. Par exemple, les ressources ne sont pas illimitées ; il faudra donc établir des priorités. C’est difficile. C’est le rôle de l’exercice politique. L’exercice politique est celui qui fait passer de la position d’acteur social à celle de citoyen. Et c’est le rôle du programme politique de formuler une proposition d’expression de l’intérêt général, en connaissant ou parfois en partant des revendications du mouvement social, mais sans s’identifier à lui. C’est par cet exercice aussi que certaines orientations et propositions peuvent devenir hégémoniques dans la société. Lorsque les contradictions semblent ne pas pouvoir être dépassées, je propose un fil conducteur : répondre d’abord aux besoins des plus démunis.

2.2 « Catalogue » versus « projet de société » ?

Les 125 propositions font l’objet de nombreuses critiques à juste titre. J’ai déjà signalé les insuffisances voire les silences sur des sujets majeurs. Mais certaines critiques me semblent erronées.

Il a été dit que les 125 propositions ont été vidées de substance par la recherche du compromis entre sensibilités politiques différentes. Cela signifierait qu’une part de substance a disparu. C’est oublier en quoi consistait l’exercice : trouver les propositions qui peuvent être défendues par tous. Cela n’interdit pas que des corps de propositions beaucoup plus substantiels soient définis entre ceux qui partagent telle ou telle sensibilité. Mais renoncer au travail de mise en commun entre sensibilités se réclamant de la transformation sociale conduit non seulement à renoncer à construire le rassemblement de ces sensibilités, mais renoncer, à fortiori, à conquérir une quelconque hégémonie sur la société.

Il leur est reproché parfois d’être un simple catalogue auquel il faudrait préférer l’élaboration d’un projet de société. J’ai un doute sur le concept de projet de société. Est-ce une tentative de description assez poussée de la société à la quelle nous aspirons ? Cela me semble irréalisable et la tentative même, contraire à toute notre démarche de participation perpétuelle des citoyens à la définition de la société dans laquelle ils vivent. Est-ce seulement l’énoncé d’objectifs, valeurs et droits fondamentaux ? Autant l’appeler alors nouvelle Déclaration. En tout état de cause, la discussion ne pourra véritablement être menée que lorsque les tenants du « projet de société » auront commencé à en formuler un.

Ma démarche dans Réforme et révolution est différente. J’y ai proposé non les lignes de force d’un projet de société mais celles d’un programme de transformation sociale. C’est totalement différent car il s’agit alors seulement de la partie programmatique d’un moment stratégique de la lutte : briser la toute puissance du capital et attaquer les formes de domination qui la servent et qu’elle nourrit mais qui ne disparaîtront pas mécaniquement avec elle. Le programme ne prétend pas alors définir la société à venir. Le débat sur ses lignes de forces est essentiel pour que la première occasion d’exercice du pouvoir ne se termine pas par un renoncement face au déchaînement des forces contraires. Cela ne saurait suffire. Les lignes de force doivent ensuite être déclinée en propositions précises. Parce que le diable se niche dans les détails. Parce qu’il est bien plus facile au citoyen de discuter de telles propositions que des orientations stratégiques abstraites. Parce que la vigilance populaire peut seulement s’exercer sur le respect d’engagement précis.

Il est facile de proclamer que l’économie doit être au service des besoins et non du profit, que l’environnement doit être préservé, le chômage supprimé, la démocratie développée, etc. Tout cela ne vaut rien tant que l’on ne dit pas précisément comment. Hic Rodhus, hic salta. De façon insuffisante, mais avec un début véritable de consistance, c’est la voie dans laquelle engagent les 125 propositions éclairées par la logique générale de la charte et les développements des documents Copernic. Elles permettent d’aider les luttes sociales et, en même temps, d’ouvrir des perspectives offensives de transformation. Prenons deux exemples.

Premier exemple : le chômage et l’emploi. Nous proposons un ensemble de mesures qui vont de la défensive à l’offensive. Rappelons quelques unes d’entre elles. Premier niveau, défensif : réintégration à son ancien poste du salarié dont le licenciement est jugé abusif ; droit de veto suspensif sur les décisions de licenciement collectif et de délocalisation assorti de l’obligation d’examen des solutions alternatives ; refus du projet de directive européenne aggravant les dispositions sur le temps de travail. Deuxième niveau, défensif mais qui entame nettement le pouvoir patronal : interdiction des licenciements dans les entreprises qui font des profits ; possibilité de remise en cause d’un poste de travail pour motif économique limitée à l’existence d’une menace pour la pérennité de l’entreprise. Troisième niveau offensif : nouveau statut du salariat financé par les entreprises ; droits d’intervention des salariés sur les choix stratégiques des entreprises et les conditions de travail ; politique industrielle et de services avec ses instruments (retour au public des entreprises privatisées, extension des services publics, pôle financier) ; nouvelle loi sur la diminution du temps de travail. Toutes ces propositions sont bien sûr discutables, mais ce n’est pas un catalogue sans cohérence. Elles contribuent à réduire le pouvoir patronal sur les licenciements, les conditions de travail, mais aussi sur la stratégie des entreprises et créent un dispositif de sécurité général pour les salariés financé par les profits.

Second exemple : l’attaque contre le livret A. Les organisations syndicales sont très précises sur ce qu’il représente, ce à quoi sert sa centralisation par la Caisse des dépôts. Les associations défendent le droit au logement. « Ce que nous voulons » permet d’inscrire la question du livret A dans trois propositions : le droit opposable au logement grâce à un service public de l’habitat, le droit à un service bancaire pour les plus démunis et la construction d’un pôle financier public. Ces trois propositions sont cohérentes entre elles et ouvrent une perspective plus large que la seule défense du livret A.

2.3 Les principales carences

A côté des insuffisances sectorielles notoires, il y a des carences générales. Les principales me semblent porter sur les sujets suivants.

La démocratie. Dans Réforme et révolution, je place la démocratie au centre du projet. C’est une banalité qui fait accord sous cette formulation générale. Mais ses implications ne sont pas encore vraiment discutées : sur la réversibilité du processus de transformation sociale ; les rapports entre l’auto-organisation, le parlementarisme et l’appareil d’Etat ; la séparation des pouvoirs ; les limites de la loi ; la question de l’expertise ; le problème de la bureaucratisation des organisations ; la planification et l’autogestion. Et si tout le monde est d’accord sur la nécessité de l’implication effective des citoyens, nous n’avons pas aujourd’hui de réponses à la hauteur de l’enjeu.

L’écologie. Nous ne faisons que débuter sur notre capacité à saisir ensemble l’urgence sociale et l’urgence environnementale. Au début deux cultures se sont opposées. Nous sommes passés à une certaine juxtaposition qui est un progrès mais reste formelle tant que, finalement, on considère que l’une des questions domine l’autre. Il faut les lier intimement.

La charte, les documents Copernic, les 115 propositions marquent le tout début de ce travail. Le chapitre 2 de celles-ci porte sur « un nouveau type de développement ». Il comporte, en introduction, une dénonciation du productivisme et pose la nécessité d’une « redéfinition du type de croissance, de production et de consommation ». Un pôle public de l’énergie devra répondre au droit à l’énergie de tous et promouvoir les économies d’énergie, la diversification des sources, la promotion des énergies renouvelables qui devront représenter 25% de l’approvisionnement. Un débat national sur l’énergie et le nucléaire conduira à une décision prise par référendum. Le service public de l’habitat devra assurer le droit au logement et sera aussi un instrument de la politique environnementale par les normes de construction et de réhabilitation, l’urbanisme et l’aménagement du territoire. Il en sera de même des service publics de l’eau et des déchets et de la politique des transports. La culture des OGM en plein champ sera interdite et l’agriculture biologique encouragée. Les services publics étendus devront répondre à l’urgence sociale et seront aussi des instruments d’un nouveau mode de développement et de consommation. La répartition traditionnelle public-privé est enrichie par la volonté de développer l’économie sociale et solidaire. Une grande partie des propositions sur l’emploi fournit également des outils aux salariés des entreprises, aux usagers et consommateurs et aux pouvoirs publics pour un nouveau mode de développement. Le document Copernic sur le service public de l’habitat et le secteur bancaire et financier développe les propositions concrètes sur certains de ces points et sur leur financement. Ce n’est assurément pas suffisant pour répondre aux menaces qui pèsent aujourd’hui sur la planète. C’est néanmoins nouveau dans un texte commun aux différents composantes impliquées.

Les discriminations. Les mesures pour l’emploi, contre la précarité, la pauvreté, la création de nouveaux services publics concernent les femmes au premier chef et amélioreraient sensiblement leur sort. Pour le reste nous nous heurtons à des formes de domination sur lesquelles la loi et, plus généralement, l’action publique ont difficilement prise. C’est vrai pour d’autres discriminations. Il y a donc une difficulté réelle pour un programme alors que la lutte pour l’égalité est un sujet majeur de la transformation sociale. Il reste beaucoup à inventer.

Les rapports avec « le Sud ». Dans Mayotte, l’illusion de la France et dans Réformes et révolution, j’ai présenté une analyse de la « spirale de dépendance » qu’alimente une certaine conception du développement des pays du Sud et proposé une autre orientation. Ces questions majeures n’ont pas été, jusqu’à présent, débattues dans les cadres d’élaboration unitaires.

La mise en œuvre. Le programme doit être applicable, sinon il est un mensonge politique préparant les plus grandes défaites. « Applicable », ne veut pas dire respectant le système en place. Cela veut dire avec les ressources existantes, le niveau donné de développement des forces productives.

Un programme de transformation sociale est un ensemble cohérent. Il ne peut être appliqué par étapes si l’on entend par étapes des phases longues. Il faut rapidement améliorer les conditions de vie, se doter des outils essentiels à l’action, forger les moyens effectifs de la démocratie. Sinon, l’indispensable participation populaire fera défaut et le capitalisme digèrera, d’une façon ou d’une autre les avancées effectuées.

Sa mise en œuvre suppose une confrontation inévitable avec les forces aujourd’hui dominantes qui défendront leur système. Refuser cette confrontation revient à capituler d’avance. Mais, si on ne la refuse pas, il faut encore s’y préparer. Il ne suffit pas de considérer que nous ferons tout pour étendre une expérience qui débutera au niveau national. L’abondante production théorique sur la mondialisation n’a guère débouché sur l’analyse de ce que sera la riposte du capital et encore moins sur la formulation de proposition pour riposter à la riposte. Il y aura aussi la riposte des autres pays capitalistes qui ne sera pas uniquement politique. Cela touche aux questions de défense. Tout ceci est un sujet quasiment vierge.

La force politique. Ce n’est pas le sujet de cet article. Il est toutefois bien clair que ces élaborations, mesures et programmes ne trouveront le pleine utilité que si est construite une force capable de les porter.


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