La famille est au fondement des individus, pas des sociétés (par l’anthropologue Maurice Godelier)

lundi 24 mars 2008.
 

Long entretien avec un des plus grands ethnologues vivants, qui nous invite à partager l’immensité de la diversité des humains en même temps que leur profonde unité. Leçon de tolérance : notre société est une des sociétés possibles, même si elle développe des traits inédits.

Médaillé d’Or du CNRS (dont il a été directeur scientifique pour les sciences de l’homme), directeur d’études à l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales), Maurice Godelier est l’un des principaux chefs de file de l’anthropologie française. Quatre de ses livres (tous chez Fayard) sont considérés comme des « classiques » : « La production des grands hommes » (1982), « L’idéal et le matériel » (1984), « L’énigme du don » (1996) et « Métamorphoses de la parenté » (2004), sur lequel est largement basé cet entretien. Il vient de publier « Au fondement des sociétés humaines » (Albin Michel, 2007), excellente introduction à l’ensemble de son œuvre.

Pour la plupart des Occidentaux, la famille est au fondement de la société, ce que vous contestez vigoureusement

C’est une opinion commune qui était présente dans tous les manuels d’anthropologie à propos des sociétés sans classe ni caste. Dans ces sociétés sans État, autrefois dites « primitives », les rapports de parenté semblaient avoir le rôle fondateur en créant les liens qui unissaient les différents groupes humains entre eux. Mais ce n’était pas seulement une opinion d’anthropologues. C’était une opinion partagée par des hommes religieux, des politiques et l’opinion publique. Dans ma jeunesse, j’ai eu la chance de pouvoir étudier une population de Nouvelle-Guinée, les Baruya. Ceux-ci m’ont déclaré alors qu’ils étaient devenus une « société » plusieurs siècles auparavant seulement. Ce fait m’a posé la question : comment naissent des sociétés ? Au cours d’une vingtaine d’années, j’ai passé sept ans parmi les Baruya. Et j’ai dû constater que ce n’étaient ni les rapports de parenté, ni les rapports économiques entre les individus et entre les clans qui constituaient la base qui avait servi à faire des Baruya une société.

J’ai découvert plusieurs années plus tard qu’un Baruya m’avait un jour donné la solution de mon problème. Il m’avait dit : « Nous sommes devenus les Baruya lorsque nous avons construit pour la première fois notre propre maison d’initiation ». Les initiations en effet tissent des liens entre tous les individus quelque soient leur sexe, leur âge, leur lignage, leur village. Tous appartiennent à un stade d’initiation qui change avec l’âge et le sexe. C’est à travers les rites des initiations que les individus se reconnaissent les uns les autres comme appartenant à la même société et portant le même nom, celui de « Baruya », qui est en même temps le nom du clan qui possède les objets et les formules sacrés utilisés au cours des initiations.

En rapportant cela à notre société, on pourrait dire que je suis membre d’un clan, « les Godelier », et que je fais avec d’autres clans partie d’un groupe dont les membres ont pour grand nom d’être des « Français » et avec lesquels je partage une identité globale, commune.

Qu’est-ce qui fait cette identité globale ?

Le cœur de l’identité partagée par tous les Baruya est le fait d’exercer en commun un rapport de souveraineté sur un territoire, sur ses ressources et sur ses habitants. Cette souveraineté s’exprime et s’affirme au cours des initiations qui unissent tous les lignages et tous les individus. A l’issue de ces initiations, des jeunes gens sont reconnus comme de futurs grands guerriers, de futurs chamanes et il en est de même des femmes dont certaines vont devenir des grandes shamanes. Au cours de ces initiations, les divinités qu’honorent les Baruya, le Soleil, la Lune, les esprits des montagnes et des eaux, sont présents. L’institution des initiations correspond à ce que les Occidentaux appellent « des rapports politico-religieux ». Politiques, parce que établissant des rapports d’autorité et de pouvoir entre les clans et entre les sexes, et religieux parce que le Soleil et les esprits de la nature apportent leur aide aux humains. Les objets sacrés auraient d’ailleurs été donnés par le Soleil au clan qui porte aujourd’hui le nom de « Baruya » qui a donné son nom à la tribu.

Et pour nous, qui avons séparé le religieux et le politique ?

Pour nous ce qui fait société, ce qui existe comme un Tout qui englobe tous les groupes composant une société, c’est l’État nation. C’est autour de lui que se sont construits et se construisent encore des liens affectifs, symboliques, imaginaires, matériels qui composent une identité globale, partagée, et qui n’est pas fermée sur elle-même, puisqu’elle se transforme au cours des siècles.

Avez vous déjà songé à ce que dit cette phrase relativement incroyable : « Tous les hommes naissent libres et égaux en droit » ? L’important dans cette phrase est le mot « droit », car dans les faits, chacun sait que les hommes ne naissent pas libres et égaux. Or, cette affirmation constitue un principe essentiel de notre organisation sociale. C’est à la fois une norme et un projet. C’est de l’imaginaire qui travaille le réel et le transforme. Et par ailleurs la Déclaration des Droits de l’Homme revêt pour nous, Occidentaux, un caractère sacré. La Constitution d’une démocratie est l’équivalent de l’objet sacré des Baruya. Or c’est du politique, ce qui démontre que le sacré déborde et inclut le religieux.

Le sacré ou le religieux, c’est pour obtenir le salut ?

Pas du tout. Pour avoir l’idée du salut, il faut avoir celle du pêché ou de la chute, ce qui n’est pas une philosophie partagée par toutes les sociétés. Les religions du salut relèvent d’abord des religions monothéistes, le Christianisme et l’Islam. Mais dans l’Hindouisme et dans le Bouddhisme, l’activité religieuse est tournée vers la délivrance, non pas du péché, mais de la souffrance (Bouddhisme) ou du cycle des réincarnations (Hindouisme). Sur les six milliards trois cent millions d’individus qui constituent aujourd’hui l’humanité, sachez que plus de trois milliards sont toujours polythéistes. Or la différence entre religion monothéiste et polythéiste est celle-ci : pour le Christianisme, il n’existe qu’un Dieu qui a tout créé à partir de rien et la distance entre les hommes et ce Dieu est infinie. Pour les polythéistes, les dieux vivent en proximité des hommes très souvent, ils participent à côté des humains aux cérémonies, les ancêtres reviennent parmi leurs descendants en habitant pour un temps les masques des danseurs. Les rapports entre l’humain et le divin sont donc totalement différents.

Peut-il y avoir encore un « grand Tout » dans une société individualiste ?

L’individu, chez nous, est au centre de la société. Ce qui veut dire que le caractère global de notre type de société est de promouvoir les individus en tant qu’individus et non pas en tant que membres d’un clan ou même d’une caste ou d’une classe. Et cette promotion de l’individu et de son succès a pour conséquence que l’individu, au lieu de servir la société et sa reproduction, se sert de la société pour se reproduire lui-même. Donc l’individualisme, c’est le caractère global de notre type de société, son caractère holistique. Car toutes les formes de société sont holistiques. On ne peut opposer, comme on le fait trop souvent, les sociétés non-occidentales qui seraient holistiques aux sociétés occidentales qui auraient cessé de l’être pour devenir individualistes.

Revenons à la famille, qui n’est donc pas le fondement de la société. La famille joue un rôle essentiel dans le développement de l’identité et de la personnalité des individus. Elle n’est pas le fondement du développement des sociétés en organisation globale.

La famille est-elle fondée sur du biologique ou sur du social, voire de l’affectif comme le soutiennent certains ?

Une famille est un élément d’un ensemble de rapports de parenté qui la débordent dans toutes les sociétés. En Occident aujourd’hui, la forme de famille la plus répandue est la famille nucléaire composée d’un homme, d’une femme et de leurs enfants. De ce fait en Occident, il y a un recouvrement entre liens biologiques et liens sociaux. De même qu’il y a un recouvrement entre filiation et descendance. Chacun est fils ou fille d’un homme et d’une femme et descend de ces ascendants. Dans de nombreuses sociétés, la filiation et la descendance sont distinctes. On est fils d’un homme et d’une femme, mais on descend seulement d’un ancêtre masculin par les hommes (système patrilinéaire) ou seulement d’une ancêtre féminine (système matrilinéaire) par les femmes. Dans beaucoup de sociétés, tous les frères du père, c’est-à-dire du mari de la mère, sont des pères et leurs enfants sont automatiquement des frères et sœurs. Toutes les sœurs de la mère, l’épouse du père, sont des mères et leurs enfants sont automatiquement des frères et des sœurs. Dans ces systèmes, la paternité, la maternité ne recouvrent pas les mêmes notions qu’en Occident où on n’a qu’un père et qu’une mère.

En Occident, aujourd’hui, des deux axes qui composent les rapports de parenté, l’axe de la filiation et l’axe de l’alliance, l’un se fragilise de plus en plus, tandis que l’autre reste stable. Ce qui se fragilise, ce sont les rapports d’alliance : multiplication des divorces, unions sans mariage, mono-parentalité, etc. Par contre l’axe de la filiation reste stable du fait que les droits des enfants sont fortement affirmés et consolidés, quelle que soit l’évolution des rapports entre leurs parents.

Par ailleurs, avec la multiplication des familles recomposées, la parenté non-biologique s’étend. C’est-à-dire que l’on attend d’un homme qui épouse en deuxième noces une femme qui a déjà des enfants qu’il se comporte comme un « père » vis-à-vis de « ses » enfants. Et réciproquement, quand une femme épouse un homme qui a déjà des enfants, on attend d’elle qu’elle se comporte vis-à-vis d’eux comme une « mère ». Bref, en Occident une tension de plus en plus grande se développe entre parenté biologique, affirmée et confirmée par des tests ADN, et une parenté sociale affirmée et confirmée par des attitudes et des règles de conduite et de responsabilité.

Par ailleurs, il faut noter que dans aucune société connue, au niveau des représentations communes, populaires, on pense que l’union sexuelle d’un homme et une femme suffisent pour concevoir un enfant. Il faut toujours qu’interviennent des agents plus puissants que les humains, un ancêtre, un Dieu, etc., pour que le fœtus fabriqué par les humains devienne un enfant doté d’une ou plusieurs âmes et d’un ou plusieurs noms. Bref, nulle part la parenté n’est définie dans des termes seulement biologiques, c’est-à-dire sous forme de substances masculines ou féminines transmises d’une génération à une autre.

Pensez vous que nous sommes en train d’inventer quelque chose d’inédit ?

Bien sûr ! Un exemple en est l’apparition des mères dites « porteuses » ou « mères de substitution », qui ne sont ni des mères génétiques, ni des mères sociales. Pour donner un exemple, un couple qui ne peut avoir d’enfants alors que la femme est féconde mais fait sans cesse des fausses couches, décide de recourir à une mère porteuse pour avoir un enfant. Les deux moments de la maternité, la conception et la gestation, sont donc assumés par deux femmes différentes. Mais lorsque l’enfant naît, il est relié génétiquement à son père et à sa mère, et il est ensuite élevé socialement par eux.

L’avantage pour ce couple est qu’il possède finalement des enfants qui sont propres à leur couple, ce qui correspond à la représentation occidentale, et n’ont donc pas besoin de recourir à l’adoption qui pose d’autres problèmes et reste d’un accès très limité. Comme je suis d’accord pour permettre le recours à des mères porteuses, j’ai été accusé de vouloir déchirer la maternité, saccager le formidable rapport fusionnel entre une mère et son enfant pour donner libre cours à des rapports marchands qui instrumentaliseraient le corps des femmes !

Dans les États américains et canadiens où cette pratique est autorisée, il y a deux éléments dans le contrat entre la mère porteuse et le couple qui a recours à elle : la mère porteuse n’a aucun droit juridique sur l’enfant qu’elle a porté ; elle est rémunérée pour son acte, mais dans des limites monétaires à ne pas dépasser pour éviter toute prostitution des utérus. Plusieurs enquêtes américaines ont posé la question : pourquoi êtes vous volontaire pour être une mère porteuse ? Il y a eu trois types de réponses : pour donner la vie aux autres, ce qui est toujours bien vu dans un pays chrétien ; pour gagner de l’argent en restant chez moi, réponse qui est le fait d’une minorité, pragmatique ; et d’autres enfin répondaient : « parce que je me sens toujours bien quand je suis enceinte. »

Je pense que le recours aux mères porteuses va s’imposer et se développer et donc doit être encadré juridiquement et culturellement. En revanche, le clonage reproductif doit rester totalement interdit. C’est un fantasme narcissique qu’une très faible minorité d’individus très riches désire assouvir, le fantasme de l’immortalité. En fait dans nos sociétés, les individus affrontent de plus en plus seuls la mort. Alors que dans d’autres sociétés, ils l’abordent au sein d’une communauté qui les accompagne.

La prohibition de l’inceste est elle universelle ?

Chez les anciens Egyptiens, le mariage entre frère et sœur était non seulement autorisé, mais le plus valorisé parce qu’il reproduisait entre les hommes une union divine et rapprochait ainsi les humains des dieux. Ce mariage n’était en rien un inceste et, étant divin, il valorisait les individus et les familles qui le pratiquaient. Ce n’était pas non plus un acte de débauche ou de pornographie. Dans ces sociétés, le tabou de l’inceste existait également. Mais entre les générations. Une mère ne couchait pas avec son fils, ni le père avec sa fille.

En fait, une sexualité non réglée met en cause la reproduction des rapports de parenté et des familles. Si un homme couche avec sa fille, il crée une rivalité entre celle-ci et son épouse et en mettant en cause son épouse, il crée un antagonisme entre lui et les parents de son épouse, ses alliés. L’inceste met en cause deux types de rapports qui sont nécessaires pour le bon fonctionnement et la reproduction des rapports de parenté et des familles. D’une part, ce sont, au sein d’un groupe de parenté, les rapports d’autorité entre les générations et entre les individus qui y appartiennent et les rapports de coopération qui sont invoqués comme s’imposant entre les membres d’une même famille ou d’un même groupe de parenté. D’autre part, ce sont des rapports entre les groupes de parenté. C’est-à-dire entre les groupes de parenté alliés.

Et le complexe d’Œdipe ?

Si les rapports d’autorité sont nécessaires au sein des groupes de parenté et particulièrement au sein d’une famille, on comprend qu’il y ait des individus qui incarnent cette autorité et l’exercent. Mais il n’est pas obligé que ce soit le père biologique et s’il faut une figure protectrice, ce n’est pas obligé que ce soit la mère. Le complexe d’Œdipe est probablement universel, mais ses fonctions peuvent être assumées par d’autres que le père ou la mère biologique, et même ne pas être attachées obligatoirement à un sexe plutôt qu’à l’autre. D’où la possibilité de fonder des familles homo-parentales où réapparaîtraient les éléments et les oppositions constitutifs du complexe d’Oedipe.

L’homosexualité est donc en général réprouvée ?

Mais non ! beaucoup de sociétés ne condamnent pas l’homosexualité. Par exemple, chez les Baruya, celle-ci sert à construire la virilité des hommes, à légitimer leur supériorité sur les femmes et à en faire des guerriers. Dans l’antiquité grecque, les hommes aussi étaient initiés et pouvaient être homosexuels.

Vous lire donne l’impression que la sexualité est un bouillonnement incessant qui peut partir dans tous les sens.

Absolument. La sexualité n’est pas antisociale, elle est a-sociale. La comparaison de centaines de sociétés montre que la sexualité n’a pas de contraintes a-priori sur elle-même. Spontanément un frère peut désirer sexuellement sa sœur et réciproquement. Ou un frère son frère. Mais la sexualité dans toutes les sociétés doit être subordonnée à la reproduction d’autres rapports sociaux qui ne sont pas sexuels, des rapports économiques, des rapports politiques ou autres. Par ailleurs nous savons que les humains sont tous bisexuels au départ. Mais en même temps, toutes les sociétés doivent privilégier pour leur reproduction l’hétérosexualité. Les unes le font en condamnant l’homosexualité et en l’interdisant, les autres le font en donnant une place et un sens à l’homosexualité. De sorte que la sexualité partout porte des messages sociaux et fonctionne comme une sorte de « machine ventriloque » pour parler de réalités qui n’ont rien à voir avec le sexe et pour les légitimer ou les interdire. Par exemple « les femmes ne peuvent porter des armes et s’en servir parce qu’elles sont femmes ». C’est donc la nature de leur corps qui légitime cette interdiction qui apparaît comme « naturelle ».

Y a-t-il des adultères chez les Baruya ?

Évidemment. Ils sont terriblement réprimés. Dans toutes les sociétés, il y a des individus qui sont poussés à ne pas respecter les règles ou qui les suspendent pour un temps au cours de leur existence selon les intérêts qu’ils poursuivent.

A quoi servent les sciences sociales ?

Les sciences sociales servent à découvrir et à analyser les règles explicites et implicites qui permettent la production des rapports entre les individus et entre les groupes sociaux. Le travail du chercheur est difficile parce qu’il doit aller contre les évidences de sa propre culture et éventuellement celles de la culture qu’il étudie. Il va donc pour cela travailler sur lui-même, de façon à être capable de se décentrer, de prendre distance par rapport à son moi. C’est un travail d’ascèse sur soi, un travail pour décomposer et recomposer par la pensée la logique des actions et des modes de pensée des autres. A côté de son moi intime et de son moi social, un chercheur doit construire pour pratiquer son métier de connaissances un moi cognitif qui est à la fois intellectuel et éthique. Et il doit se persuader que les Occidentaux ne sont pas le modèle pour le reste de l’humanité, pour les 6 milliards 300 millions d’individus qui la composent aujourd’hui.


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