Programme socialiste La Société future 6 : Constitution de la société future

samedi 8 mars 2008.
 

Nous ne pouvons songer à examiner toutes les objections, les méprises et les altérations dont nos adversaires se servent pour nous combattre. Il est vain de vouloir désabuser la méchanceté et la bêtise. Nous pourrions écrire à en perdre les doigts, nous n’en viendrions pas à bout.

Nous ne retiendrons qu’une seule objection, parce qu’elle a son origine dans le socialisme lui-même. Elle est assez importante pour que nous soyons obligés de la discuter tout au long. L’ayant réfutée, le point de vue, le but de la démocratie socialiste n’en apparaîtra que plus clair.

Nos adversaires déclarent que l’on pourrait considérer la société socialiste comme praticable, qu’elle ne pourrait être un but poursuivi par des gens raisonnables que si son plan était déjà élaboré, s’il avait été jugé et reconnu utile et réalisable. Aucune personne raisonnable ne voudrait commencer à édifier une maison avant que son plan tout entier fût terminé et approuvé par les gens compétents. Mais, en tout cas, il ne songerait jamais à abattre son logis pour édifier la maison qu’il projette avant d’être en possession de ce plan. Il nous faudrait donc présenter cette « société future », comme on se plaît à appeler l’association ou la société socialiste. Si nous la tenons cachée, c’est une preuve que nous ne savons exactement ce que nous voulons et que nous n’avons pas une confiance bien établie dans notre cause.

A la vérité, l’objection semble très spécieuse, si spécieuse que, non seulement nos adversaires, mais beaucoup de socialistes, ont affirmé la nécessité d’un plan semblable, En fait, on devait le considérer comme la condition indispensable d’une société nouvelle tant qu’on ne connaissait pas les lois de l’évolution sociale et qu’on croyait que les formes sociales s’édifiaient arbitrairement comme une maison. Aujourd’hui encore, on parle volontiers d’édifice social.

Il n’y a pas bien longtemps que l’on réfléchit à l’évolution de la société. Autrefois, l’évolution économique avait un cours si lent qu’il était presque insensible. Pendant des centaines d’années, des milliers même, l’homme restait au même stade de la civilisation. Les outils des paysans sont, dans quelques contrées arriérées, en Russie, par exemple, à peine différents de ceux que nous rencontrons au seuil de l’histoire traditionnelle.

Du point de vue de l’individu, dans les époques anciennes, le mode de production donné était immuable : son père, son grand-père avaient procédé comme lui, ses fils, ses petit-fils, procéderaient de même. L’ordre social donné était immuable, établi par Dieu ; y toucher était une impiété. Quelque grandes que fussent les modifications apportées par les guerres et les luttes de classe dans la société, elles n’intéressaient, à ce qu’il semblait, que sa surface. Ces luttes influaient bien sur les fondements de la société, mais ces effets ne pouvaient être observés par le spectateur individuel qui vivait au milieu de ces événements.

Actuellement encore, l’histoire n’est pour l’essentiel que le résumé plus ou moins fidèle des renseignements de ces spectateurs qui nous sont parvenus. Elle aussi ne dépasse pas la surface des choses, et bien que celui qui passe en revue les milliers d’années du passé puisse suivre clairement le cours de l’évolution sociale, nos historiens ne l’aperçoivent pas.

C’est le mode de production capitaliste qui, le premier, a imprimé une impulsion assez rapide à l’évolution sociale pour que l’homme puisse en prendre conscience et commence à y réfléchir. Naturellement, il a tout d’abord cherché les causes superficielles de cette évolution avant de descendre dans les profondeurs. Mais celui qui s’en tient à la surface n’aperçoit que les ressorts qui déterminent directement le développement de la société, et ce ne sont pas les conditions variables de production, mais les idées variables de l’homme.

Quand le mode de production capitaliste s’établit, il fit naître chez les personnes qui en dépendaient : capitalistes, prolétaires, etc., de nouveaux besoins totalement différents de ceux des individus liés aux survivances du mode de production féodale, des besoins des grands propriétaires fonciers, des maîtres artisans, etc. A ces besoins différents correspondirent des idées différentes du juste et de l’injuste, du nécessaire et du superflu, de l’utile et du nuisible. Plus le mode de production capitaliste se développa, plus les classes intéressées devinrent puissantes, et plus aussi les idées correspondant à ce mode de production devinrent claires et indépendantes. Elles se répandirent davantage, gagnèrent en influence dans l’État, devinrent décisives dans la vie politique et sociale jusqu’à ce qu’enfin les classes nouvelles vinrent à s’emparer du pouvoir dans l’État et dans la société et purent adapter ceux-ci à leurs idées et à leurs besoins.

Pour les penseurs qui recherchèrent les causes de l’évolution sociale, ce qui se manifesta d’abord comme les ressorts de cette évolution, ce furent les idées. Ils reconnurent, il est vrai, jusqu’à un certain point, que ces idées avaient leur source dans les besoins matériels. Mais ils ne voyaient pas encore que ces besoins se modifiaient, que ces modifications provenaient des changements des conditions économiques, des changements de production. Ils admirent que les besoins de l’homme ( la « nature humaine » ) étaient toujours identiques. Aussi, à leurs yeux, n’existe-t-il qu’un seul ordre social « vrai », « naturel », « légitime », parce qu’un seul ordre social peut correspondre complètement à la véritable nature de l’homme. Toutes les autres formes de société sont des égarements rendus possibles parce que l’homme ne savait pas ce qu’il lui fallait : sa raison était obscurcie soit, comme le pensaient les uns, par la stupidité qui lui était naturelle, soit, comme d’autres le prétendaient, par un abrutis­sement intentionnel, œuvre des prêtres et des gouvernants.

De ce point de vue, l’évolution sociale est une conséquence du développement de la raison, de l’évolution des idées. Plus les hommes sont intelligents, plus ils montrent de sagesse dans la découverte des formes sociales les plus conformes à la nature humaine, et plus aussi la société devient juste et bonne.

Telle était la conception des penseurs bourgeois, libéraux. Elle prévaut encore aujourd’hui. Les premiers socialistes, au commencement du XIXe siècle, partageaient également cette croyance. Comme les libéraux, ils croyaient aussi que les institutions de la société et de l’État bourgeois avaient leur origine dans les idées des penseurs du siècle passé, des économistes et des savants. Mais ils s’apercevaient également que la nouvelle société bourgeoise n’était nullement aussi parfaite que le prévoyaient les philosophes du XVIIIe siècle. Ce n’était donc pas la vraie société. Ces penseurs devaient avoir commis quelque erreur. Il restait à la découvrir et trouver une nouvelle forme de société répondant mieux à la nature humaine que celle qui existait. Mais il s’agissait aussi d’élaborer le plan du nouvel édifice social avec plus de soin que ne l’avaient fait les Quesnay et les Adam Smith, les Montesquieu et les Rousseau, pour que de nouvelles influences inattendues ne puissent déranger les prévisions. Il semblait que ce fût d’autant plus nécessaire que les socialistes, au début du XIXe siècle, ne se trouvaient pas, comme les penseurs du XVIIIe en présence ni d’une forme de société prête à disparaître, ni d’une classe puissante intéressée à la disparition de cette société. Ils ne pouvaient pas poser la société qu’ils désiraient comme inévitable, mais seulement comme souhaitable. Aussi leur fallait il mettre leur idéal de société sous les yeux des hommes d’une façon très précise, formellement palpable, pour que ceux-ci en eussent l’eau à la bouche et que personne ne doutât de sa possibilité et de son agrément.

Dans leur conception de la société, nos adversaires n’ont jamais dépassé le point de vue auquel s’était arrêtée la science, au début du XIXe siècle. La seule espèce de socialisme qu’ils pussent comprendre est le socialisme utopique, qui part du même principe qu’eux. Nos adversaires considèrent la société socialiste comme une entreprise capitaliste, une société par action., qui doit être « fondée », et ils refusent de souscrire avant que les fondateurs, Bebel et Cie , n’aient suffisamment établi, dans un prospectus, le caractère pratique et rémunérateur de l’affaire.

Cette conception pouvait être encore légitime au début du siècle. Aujourd’hui, la société socialiste n’a plus besoin du crédit de ces messieurs pour se réaliser.

La société capitaliste est à bout. Sa dissolution n’est plus qu’une affaire de temps. L’irrésistible évolution économique conduit nécessairement à la banqueroute du mode de production capitaliste. La constitution d’une nouvelle société, destinée à remplacer celle qui existe, n’est plus seulement souhaitable, elle est devenue, inévitable.

De plus en plus nombreuse, de plus en plus puissante devient la masse des tra­vailleurs non possédants, pour lesquels le mode de production existant est intolérable, qui n’ont rien à perdre et tout à gagner à sa disparition, qui se voient contraints d’établir une nouvelle forme de société correspondante à. leurs intérêts, s’ils ne veulent pas périr, s’ils ne veulent pas que périsse avec eux toute la société dont ils forment les éléments les plus importants.

Ce ne sont pas là des imaginations. Les penseurs de la démocratie ont prouvé ce que nous venons de dire en s’appuyant sur les faits manifestes qui se produisent dans le mode de production actuel. Ces faits ont une valeur probante plus grande que les tableaux de la société future tracés avec le plus de génie et le soin le plus minutieux, Dans le cas le plus favorable, ces peintures peuvent démontrer que la société socialiste n’est pas impossible. Mais ils ne peuvent jamais esquisser la vie sociale dans sa totalité ; ils présentent forcément des lacunes, qui donnent passage à nos adversaires. Mais, quand on a prouvé le caractère inévitable de quelque chose, on a montré non seulement que cette chose était possible , mais qu’elle était la seule possible . Si la société socialiste était impossible, tout développement économique le serait également à l’avenir. La société actuelle devrait alors tomber en décomposition comme l’a fait, il y a près de deux mille ans, l’Empire romain, pour finir dans la barbarie.

Il est impossible de demeurer plus longtemps en civilisation capitaliste. Il s’agit soit de progresser jusqu’au socialisme, soit de retomber dans la barbarie.

Les choses étant ainsi, il est fort inutile de vouloir, par des perspectives sédui­santes, amener nos adversaires à nous donner leur crédit. Celui que les faits palpables du mode de production actuel ne convainquent pas de la nécessité de la société socialiste restera sourd aux louanges adressées à un état social qui n’existe pas encore, qu’il ne peut ni toucher de la main, ni comprendre.

Mais élaborer le plan sur lequel devrait être bâtie la société future est une œuvre non seulement inutile, mais encore en contradiction avec le point de vue scientifique actuel. Au cours de ce siècle, il s’est produit non seulement une grande révolution économique, mais encore une grande révolution intellectuelle. L’intelligence des causes du développement social a fait des progrès extraordinaires. Déjà, vers 1840, Marx et Engels nous ont démontré, et depuis lors toutes les conquêtes de la science sociale l’ont confirmé, qu’en dernière analyse l’histoire de l’humanité n’est pas déterminée par les idées, mais par l’évolution économique, qui progresse irrésistible­ment et se poursuit, suivant certaines lois, et non suivant les désirs ou les fantaisies des hommes.

Nous avons vu, dans les chapitres précédents. comment elle procédait, comment elle créait de nouvelles formes de production, qui entraînent la nécessité de nouvelles formes sociales. Nous avons vu qu’elle crée de nouveaux besoins qui obligent les hommes à étudier les conditions de la société et à trouver les moyens d’adapter celle-ci aux nouvelles conditions de production. Cette adaptation, en effet, ne se produit pas spontanément. Elle a besoin de l’intermédiaire du cerveau humain, de la pensée, des idées. Sans pensée, sans idée, il n’y a pas de progrès. Mais les idées ne sont que les intermédiaires du progrès social. Ce n’est pas d’elles que part la première impulsion, comme on le croyait autrefois et comme beaucoup le croient encore, c’est de la modification des conditions économiques.

Aussi ne sont-ce pas non plus les penseurs, les philosophes, qui déterminent la direction du progrès social ; elle est donnée par l’évolution économique. Les penseurs peuvent reconnaître cette direction, ils le peuvent d’autant mieux que leur intelligence de l’évolution antérieure est plus profonde, mais il leur est impossible de la tracer arbitrairement.

Mais la connaissance de la direction du progrès social a ses limites. Le mécanisme de la société humaine est, en effet, extraordinairement compliqué, et l’esprit le plus pénétrant est incapable d’étudier assez complètement toutes ses faces, de mesurer assez exactement toutes les forces agissantes pour prévoir avec certitude les formes sociales qui résulteront de l’action simultanée et réciproque de ces forces.

Il ne faut pas croire qu’une nouvelle forme de société se produise de la façon suivante : quelques esprits, particulièrement avisés, élaboreraient le meilleur plan suivant lequel elle peut être édifiée, puis ils convaincraient peu à peu autrui de l’utilité de ce projet, et, enfin, quand ils se seraient ménagé les moyens indispensables, ils n’auraient plus qu’à construire et à élever tout à leur aise l’édifice social d’après ce plan.

Jusqu’à présent, une nouvelle forme de société n’a jamais été que le résultat de longues luttes, pleines d’alternatives. Les classes exploitées luttaient contre les classes exploitantes ; les classes en décadence, réactionnaires, luttaient contre les classes naissantes, révolutionnaires. Dans ces conflits, les classes les plus diverses s’allient de la façon la plus variée pour combattre leurs rivales. Le camp des exploités réunissait révolutionnaires et réactionnaires ; le camp des révolutionnaires rassemblait exploi­teurs et exploités. Au sein même des différentes classes se font souvent jour des courants divers qui varient suivant l’intelligence, le tempérament, la situation des individus et de couches entières de la population. Enfin la force de chaque classe était extrêmement variable ; elle augmentait ou diminuait suivant qu’augmentait ou diminuait leur intelligence des conditions réelles, l’intégrité et la grandeur de leurs organisations et leur importance dans l’organisme économique.

Au cours des luttes pleines de vicissitudes que se livraient ces classes, les anciennes formules sociales devenues intolérables disparurent peu à peu et furent évincées par de nouvelles. Le nouveau qui remplaçait ainsi l’ancien n’était pas toujours exactement ce qu’il eût fallu. Dans le cas contraire, cela supposait que les classes révolutionnaires possédaient tout à la fois la puissance autocratique et le jugement le plus pénétrant en matière sociale Là où cela n’avait pas lieu et tant que cela n’avait pas lieu, des fautes étaient inévitables ; souvent les innovations se révé­laient entièrement ou partiellement aussi peu solides que des institutions anciennes qu’on avait supprimées. Mais à mesure que l’évolution économique gagna en puissance, on comprit plus clairement ses exigences, et les classes révolutionnaires eurent plus de force pour établir ce qui était nécessaire. Les institutions fondées par les classes révolutionnaires qui étaient en contradiction avec les nécessités de l’évolution économique tombèrent en décadence et furent bientôt oubliées. Celles qui étaient nécessaires s’implantèrent rapidement, fortement, et les partisans de l’ancien ordre de choses ne purent plus les abattre.

C’est de cette façon que jusqu’à ce jour s’est établi tout nouvel ordre social. Ce que l’on appelle « périodes révolutionnaires » ne se distingue des autres moments de l’évolution sociale qu’en ce que ces procès se poursuivent avec plus de rapidité et de force.

On le voit ; les forces sociales s’élèvent autrement que les édifices. Des plans élaborés à l’avance ne se réalisent pas. Aujourd’hui que ce point est acquis, faire des « propositions positives » à propos de l’édification de la société future est une œuvre sensiblement aussi utile et aussi judicieuse que d’écrire à l’avance l’histoire de la prochaine guerre.

Le cours de l’évolution n’est nullement indépendant des personnalités isolées. Quiconque agit dans la société, influe plus ou moins sur lui. Des personnes que leurs qualités ou leur position sociale mettent hors de pair peuvent influer sur le cours des événements, dans des États entiers pour des dizaines d’années ; les unes peuvent accélérer le progrès en ouvrant de nouvelles perspectives sur les rapports sociaux, ou en organisant les classes révolutionnaires, en concentrant leurs forces ou en en provoquant l’usage judicieux. D’autres peuvent paralyser la marche du progrès en réagissant contre lui. L’œuvre des uns hâte l’évolution diminue les maux et les sacrifices qu’elle entraîne ; celle des autres retarde le développement, accroît les souffrances et les sacrifices qu’il provoque. Mais ce que personne ne peut, ni le monarque le plus puissant, ni le penseur le plus profond, c’est diriger le sens de l’évolution à son gré, et prédire avec netteté les formes qu’elle prendra.

Aussi rien n’est-il plus ridicule que de nous demander de donner un tableau de la « société future » que nous nous proposons d’atteindre. Cette prétention, que d’ailleurs on n’a jamais émise à l’égard d’un autre parti, est si ridicule qu’il serait inutile de perdre beaucoup de mots à ce sujet, si elle ne formait pas l’objection la plus sérieuse que nos adversaires nous adressent. Les autres objections sont encore beaucoup plus plaisantes.

Dans toute l’histoire du monde, il n’est encore jamais arrivé qu’un parti révolu­tionnaire ait pu, je ne dis pas déterminer arbitrairement, mais seulement prévoir quelles formes prendrait la nouvelle société qu’il poursuit de ses efforts. On avait déjà beaucoup fait dans l’intérêt du progrès quand on avait réussi à reconnaître les tendances qui aboutissaient à cette société. Son action politique était dès lors consciente , et non plus instinctive . On ne peut exiger davantage de la démocratie socialiste.

Mais il n’a jamais existé de parti qui ait pénétré si profondément les tendances sociales de son époque et les ait saisies aussi exactement que la démocratie socialiste .

Cela ne constitue pas son mérite, mais son bonheur. Elle le doit à ce qu’elle s’appuie sur l’économie bourgeoise qui, la première, a entrepris l’étude scientifique des rapports et des états sociaux. C’est à elle que l’on est redevable de la conscience plus claire de leurs devoirs sociaux qu’ont eue les classes révolutionnaires qui ont détruit le mode de production féodale. Elles ont eu moins que toute autre classe révolutionnaire à souffrir d’illusions. Mais les penseurs appartenant à la démocratie socialiste ont poussé plus loin l’étude des rapports sociaux, ont pénétré plus profondément que tous les économistes bourgeois qui les ont précédés. Le Capital, de K. Marx, est le pivot reconnu de la science économique moderne. Il dépasse autant les œuvres des Quesnay, des Adam Smith, des Ricardo que le jugement et la conscience de la démocratie socialiste dépassent celles des classes révolutionnaires à la fin du XVIIIe et au commencement du XIXe siècle. Si notre parti se refuse à mettre sous les yeux de l’honorable public un tableau de la société future, les écrivains bourgeois n’ont aucune raison de nous railler et d’en conclure que nous ne savons pas ce que nous voulons. La démocratie socialiste a une vue plus claire de l’avenir que ne pouvaient l’avoir les économistes, les précurseurs de l’ordre social actuel.

Nous avons dit qu’un penseur peut, il est vrai, reconnaître les tendances de l’évolution économique à son époque, mais qu’il est incapable de prévoir les formes sous lesquelles elles s’exprimeront. Un coup d’œil jeté sur les conditions actuelles prouvera l’exactitude de cette proposition. Dans tous les pays où elles règnent, les tendances du mode de production capitaliste sont les mêmes. Et cependant combien sont diverses les formes politiques et sociales dans les différentes nations capitalistes. L’aspect change de l’Angleterre à la France, de la France à l’Allemagne et de l’Allemagne à l’Amérique. Les tendances historiques du mouvement ouvrier, né du mode de production actuel sont partout les mêmes. Mais les formes que revêt ce mouvement varient avec les pays.

On connaît exactement aujourd’hui les tendances du mode de production capi­taliste. Cependant personne n’osera dire quelles formes il revêtira dans dix, vingt ou trente ans – supposé d’ailleurs qu’il se maintienne aussi longtemps. Ce qui n’empêche pas d’exiger de nous un exposé de formes sociales qui dépassent l’existence du mode de production actuel.

Si nous nous refusons de répondre à l’invitation de donner un plan de la « société future » et d’indiquer les mesures transitoires pour y atteindre, cela ne signifie pas que nous tenions pour inutiles ou nuisibles les réflexions consacrées à la société socialiste. Ce serait jeter l’or avec les crasses. Ce qui est oiseux, ce qui est nuisible, c’est de faire des propositions positives sur l’organisation de cette société et sur les moyens d’y arriver. On ne peut faire de projets visant à une forme déterminée des conditions sociales que dans des sphères que l’on domine dans le temps et dans l’espace.

La démocratie-socialiste ne peut donc faire de propositions positives que si elles concernent la société actuelle et non la société future. Des propositions visant cette dernière peuvent faire fond non de faits, mais d’hypothèses ; se sont des fantaisies, des rêves qui, dans le cas le plus favorable, restent sans effet. Si leur auteur est assez bien doué, assez énergique pour leur ménager une certaine influence sur les esprits, cet effet ne peut être qu’une erreur et un gaspillage de forces.

Il ne faut pas confondre ces songes, qu’il est nécessaire de combattre décidément, avec les tentatives faites pour rechercher la direction que prendra l’évolution écono­mique dès que le principe socialiste aura été substitué au principe capitaliste. Il ne s’agit plus ici de « recettes pour la gargote de l’avenir », mais de l’interprétation scientifique de données résultant de l’étude de certains faits. Les recherches de cette nature ne sont nullement oiseuses, car à mesure que nos vues sur l’avenir deviennent plus claires, nous emploierons plus convenablement nos forces dans le présent. Les penseurs les plus considérables de la démocratie socialiste se sont livrés à des études de cette espèce. Dans les œuvres de Marx et de Engels, on rencontre quantité de résultats d’études semblables. Bebel, dans son livre Die Frau und der Sozialismus , nous a donné un résumé des travaux qu’il a faits dans cette voie.

Tout socialiste qui réfléchit a fait le même travail pour lui-même, en silence ; quiconque, en effet, s’est proposé un grand but, éprouve le besoin d’éclaircir les circonstances dans lesquelles il se réalisera. Les conceptions les plus diverses se sont fait jour suivant la variété des notions économiques, de la situation, du tempérament, de l’imagination, de la connaissance d’autres formes de société non capitalistes, communistes par exemple. Ces différences, ces contradictions n’atteignent nullement l’intégrité et l’unité de la démocratie socialiste. Quelque différentes que soient les vues que des yeux différents aient de notre but, pourvu que !a direction dans laquelle ils le voient soit la même et la bonne, peu importe le reste.

Nous pourrions clore ici ce chapitre. Les différentes conceptions que l’on a dans la démocratie socialiste sur la « société future » n’ont rien à voir avec ce que les démo­crates socialistes veulent. Ce que nous voulons, c’est la transformation de l’Etat en une association économique se suffisant à elle-même. Sur ce point, pas de divergence d’opinion parmi nous. Il n’est nullement oiseux de rechercher comment cette société se développera, quelles tendances elle créera. Mais le fruit de ces réflexions est l’affaire de chacun, n’est pas l’affaire du parti et n’a pas besoin de l’être ; elle n’influe pas en effet sur l’action du parti.

Cependant il s’est répandu tant d’idées fausses sur la façon dont les démocrates socialistes institueront leur société future, d’erreurs remontant aux socialistes utopiques ou inventées par des littérateurs ignorants ou mal intentionnés, que nous semblerons vouloir éluder la question si nous ne touchions pas un mot de quelques unes d’entre elles. Nous montrerons donc par quelques exemples quelles formes les tendances de l’évolution économique devront revêtir dans une communauté socialiste.


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