8 mars 2009 Masculin et féminin Les raisons de la suprématie masculine (par l’ anthropologue Françoise Héritier du Collège de France)

jeudi 28 juillet 2016.
 

Anthropologue, choisie par Claude Lévi-Strauss pour lui succéder, Françoise Héritier est l’auteure de deux ouvrages sur les rapports du masculin et du féminin, - La pensée de la différence et Masculin/féminin - Dissoudre la hiérarchie. C’est après vingt ans de travaux sur les questions de parenté qu’elle a découvert

CHOISIR : Vous êtes la deuxième femme, après Jacqueline de Romilly, à entrer au Collège de France. Quel a été l’accueil de vos collègues ?

FRANÇOISE HERITIER : Les professeurs du Collège de France étaient des hommes intelligents et courtois. Cela n’a pas empêché certains, lors de mon élection, de barrer mon nom, par principe, du seul fait que j’étais une femme. Je pense que j’ai toujours été considérée comme leur égale, intellectuellement Cependant, j’ai souvent senti, derrière la courtoisie, quelque chose de l’ordre de la condescendance.

Lors d’une réunion organisée par Georges Duby, la question de l’enregistrement de nos débats s’est posée. Georges Duby a proposé que quelqu’un prenne des notes pour garder une trace de ce qui était dit. Nous étions une vingtaine de professeurs présents et ils se sont tous tournés vers moi, comme si ça allait de soi puisque j’étais la seule femme. J’ai dit non, je ne suis pas programmée génétiquement pour prendre des notes mieux que vous ! C’était de l’ordre du réflexe, même dans un milieu d’hommes intelligents et capables de réfléchir. Je crois pouvoir dire qu’en plus d’une vigilance constante sur ses propres actes, il faut avoir une vigilance constante sur ce genre de situation et ne jamais rien laisser passer. Comme l’explique une sénatrice suédoise « la toute première étape, où que l’on soit, c’est de refuser le "service du café" ».

CH : Pouvez-vous nous expliquer votre cheminement vers le féminisme ?

F.H. : Je n’appartiens à aucune organisation féministe. Je ne suis pas militante. Je ne suis même pas une anthropologue reconnue par les anthropologues qui travaillent dans ce que l’on appelle les études de genre. J’ai été amenée à travailler sur la question du rapport du masculin et du féminin, et du rapport des sexes plus généralement, par une pente intérieure due à la nécessité intellectuelle de mes travaux. J’ai parlé pour la première fois de « la valence différentielle des sexes » dans un livre qui s’appelle L’exercice de la parenté que j’ai publié en 1981, travail qui m’a valu la médaille d’argent du CNRS en 1978.

CH : Il s’agit du concept clé de votre théorie sur la domination masculine, comment l’avez vous établi ?

F.H. : Si à la base, on observe toujours la reconnaissance des liens d’alliance et d’engendrement, il reste que la parenté est une construction idéologique. Or, l’étude des termes et de leur usage est extrêmement intéressante de ce point de vue. Par exemple, dans certains systèmes, un homme dispose d’un mot pour dire « mes frères aînés » et d’un mot pour dire « mes frères cadets », mais il ne dispose que d’un seul mot pour dire « mes sœurs » et ça veut dire « mes sœurs cadettes ». Les sœurs aînées sont toujours cadettes quel que soit leur âge réel. En revanche, une femme dispose d’un mot pour dire « mes sœurs aînées » et d’un mot pour dire « mes sœurs cadettes ». Mais elle n’a qu’un seul mot pour décrire tous ses frères et, qu’ils soient aînés ou cadets, elles les appellent tous « mes frères aînés ». L’ensemble des travaux que j’ai menés sur ce type de question m’a conduite à établir une équation que j’ai appelée la « valence différentielle des sexes ». Le premier modèle de hiérarchie ancrée dans toutes les sociétés est le rapport parent/enfant. Il ressort de ce modèle universellement accepté que ce qui vient avant est supérieur à ce qui vient après. Et de façon subreptice, le rapport homme/femme est entré dans ce schéma. On aboutit donc à la formule suivante : parent/enfant ou aîné/cadet = antérieur/postérieur = supérieur/inférieur = homme/femme. Tout mon effort d’explication est d’analyser pourquoi le rapport homme/femme est venu se greffer sur cette série là. Après la question de la parenté, j’ai étudié celle de l’inceste. J’ai essayé de comprendre pourquoi les règles matrimoniales s’écrivaient toujours au masculin. On dit qu’un homme ne peut pas épouser telle ou telle femme. Mais il n’est jamais dit qu’une femme ne peut pas épouser tel ou tel homme. En fait, les femmes ne peuvent pas être des sujets de droit. Elles n’ont jamais été des sujets de droit parlant dans les textes historiques. Ce qui est vrai également sur le terrain.

CH : Comment expliquez-vous cette situation ?

F.H. : C’est à partir de ces deux grands questionnements que j’ai été amenée à travailler sur l’explication. Celle-ci se déroule en deux temps et m’oblige à passer par les origines. C’est un « grand récit ». L’idée est que les hommes - les homo sapiens - ont cherché à donner du sens, c’est le propre de l’humanité, à ce qu’ils voyaient, c’est-à-dire eux-mêmes, leurs propres congénères et puis naturellement tout le monde animal. L’observation et la comparaison obéissent à des lois psychologiques qui sont des lois immuables, à savoir que l’on va toujours de l’inconnu vers le connu. Lorsque l’on voit quelque chose d’inconnu, la seule manière de traiter cet objet, est de voir en quoi il peut se rapporter à quelque chose que l’on connaît déjà. On décompose en unités de plus en plus fines jusqu’au moment où l’on tombe sur ce que j’appelle des « butoirs pour la pensée », quelque chose qu’on ne peut pas décomposer. En s’observant, en observant les autres et le monde animal, l’homme n’a pu que s’apercevoir d’une chose fondamentale - un butoir pour la pensée - une chose qui ne peut être maniée, au-delà de laquelle on ne peut pas aller, une chose irrécusable. C’est que toutes les espèces aussi différentes soient-elles, sont parcourues par l’opposition du masculin et du féminin. A mon sens, « masculin/féminin » constitue la base conceptuelle fondamentale de nos systèmes de pensée. Toutes les catégories dont on se sert pour penser, opposent le même au différent. La raison à l’instinct, le haut au bas, le sain au malsain, le supérieur à l’inférieur, le dur au mou, etc. Dans toutes les langues et toutes les sociétés, on ne procède, pour penser, qu’à l’aide de catégories dualistes. Je vous mets au défi de trouver une société qui n’utilise pas de catégories dualistes qui ne soient greffées sur la catégorie masculin/féminin caractérisées socialement et culturellement par elle. Si je dis « rugueux et lisse », on sait qui est rugueux et qui est lisse. Si je dis « rationnel et instinctif », on sait qui est rationnel et qui est instinctif. De plus, les catégories masculines sont positives et les catégories féminines sont négatives, et ça n’a rien à voir avec le contenu objectif du doublet. Prenons par exemple le doublet « passif/actif ». Dans nos sociétés, l’actif est relié à l’activité, au public, à l’extérieur, signe l’emprise sur les choses, il est associé au masculin et se trouve valorisé. Le passif au contraire est signe d’attente. On reçoit, c’est le corps creux, il est féminin et dévalorisé. En revanche, en Inde, ce qui est passif est associé au masculin et est valorisé. Ce qui est actif est féminin et est dévalorisé. L’activité est considérée en effet comme un bouillonnement déréglé, alors que la passivité implique la sagesse de celui qui est arrivé à se dominer lui-même, y compris dans le sexe, car l’homme qui se domine peut retarder l’éjaculation.

CH : Pouvez-vous expliquer les raisons de la valorisation du masculin et la dévalorisation du féminin ?

F.H. : La question de la valorisation tourne autour d’un autre butoir pour la pensée, qui tient au fait que les humains ont été confrontés à un problème qui leur a paru d’une injustice criante, c’est que - toujours dans cette problématique du même et du différent - les femmes ont la capacité de faire leur même et leur différent alors que les hommes, non seulement ne sont pas capables de faire leur différent, mais en plus, sont incapables de faire leur même. Pour se reproduire à l’identique, ils devaient passer par un corps de femme. Il fallait donc s’approprier ces corps. Le temps pour faire un enfant étant long - le temps de la grossesse, de l’allaitement et quelques années d’élevage pour que l’enfant soit autonome - il paraissait hors de question de laisser le fruit des actes sexuels partir au bénéfice de quelqu’un d’autre. Donc, les femmes devinrent une ressource affectée uniquement à la reproduction. Le problème des femmes, c’est cela. Tenues pour des ressources, elles sont privées de droits, privées d’accès à l’éducation et aux fonctions d’autorité qui sont réservés aux hommes D’autant que les systèmes de représentations attribuent aux hommes le moteur de mise en place des enfants.

CH : Récemment vous avez jugé important de prendre position en signant la pétition du magazine Elle contre le port du voile à l’école. Est-ce justement dans une logique de défense des droits de la femme ?

F.H. : L’essentiel pour moi, n’est pas le problème de la laïcité, encore que je reconnaisse toute la noblesse de cette approche. Pour moi le problème est un problème d’égalité des sexes, de non-discrimination, mais aussi du respect des lois républicaines. Les deux sont liés. A partir du moment où on commence à revendiquer un apartheid, on travestit complètement les lois républicaines. Si on veut des piscines pour femmes, des places réservées aux femmes dans les autobus, si on veut encore, pour des raisons religieuses, que les filles n’aient pas accès à certains sports, où à l’étude de la biologie moderne, cela me paraît attentatoire aux droits républicains. C’est moins la question du voile que tous ces éléments qui sont inacceptables.

Dans des conférences auxquelles je participe, je suis parfois confrontée au refus de penser, de la part des jeunes filles, qu’il y a encore des luttes à mener. Elles pensent que tout cela c’est de l’histoire ancienne : la contraception, on l’a, le droit à l’avortement, on l’a, la parité, on l’a, on n’a plus qu’à s’imposer. En fait, on commence à peine et ce sont des acquis fragiles. C’est la raison pour laquelle j’ai accepté finalement le principe d’une loi sur les signes extérieurs religieux. Je crois qu’il est extrêmement facile de revenir en arrière, que des positions extrêmes gagnent par tache d’huile et que si on laisse l’idée s’implanter d’un apartheid sexuel en quelque sorte naturel, avec infériorité des femmes placées sous la tutelle et la protection des mâles en général, le droit à la contraception et les autres acquis seront vite retirés.

CH : Les concepts de droits de l’homme et de droits des femmes sont considérés comme des concepts occidentaux et dès que l’on milite en leur faveur en dehors de l’Occident, beaucoup crient à l’ingérence.

F.H. : Ce serait une parfaite hypocrisie et un parfait égoïsme de notre part, à nous les occidentaux, que de penser qu’une évolution est achevée parce que nous nous sommes sortis du plus gros de l’affaire. Nous ne pourrons considérer que l’on est arrivé à l’égalité entre les hommes et les femmes que le jour où elle concernera les femmes de toutes les sociétés du monde. S’il y a un universel, c’est le modèle archaïque dominant et le fait que les femmes soient partout tenues en tutelle. Quand on entend dire à ce sujet de l’égalité des sexes « respectez notre culture », il faut entendre « respectez le modèle dominant ». J’estime que tous les individus de toutes les sociétés du monde sont capables de faire ce que nous avons commencé à faire petitement pour l’égalité entre les sexes. Je suis mue par une idée universaliste, bien sûr et la confiance dans la capacité des humains de faire ce même chemin. Si nous avons commencé à ébranler le modèle dominant quelque part, les autres peuvent l’ébranler également. C’est une évolution nécessaire des esprits qui doit être relayée par de multiples actions. C’est pour cela que je plaide y compris chez nous pour ce travail constant qu’est la vigilance sur soi-même et sur le discours. Il faut veiller à ne rien laisser passer.

CH : Comment avez-vous réagi au dernier livre d’Elisabeth Badinter ?

F.H. : Pour moi, elle souscrit au modèle archaïque dominant, en jugeant que la pulsion sexuelle masculine est irrépressible. Pourquoi serait-ce la seule pulsion qu’il serait impossible de maîtriser ? L’expérience historique et ethnologique montre que les hommes peuvent la maîtriser tout comme les femmes. A l’image d’autres pulsions, comme celle d’éliminer physiquement ses adversaires ou de prendre le bien des autres. Ces pulsions sont maîtrisées par l’individu et par la société et contrôlées par la loi.

Propos recueillis par Gisèle Halimi, Martine Houyvet et Sophie Vacher.


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