"Petits crimes sans importance. La flexibilité au travail en Europe" (par Véronique De Keyser, eurodéputée socialiste belge)

mardi 13 décembre 2011.
 

En quoi l’Europe est-elle, selon vous, en décalage complet avec la réalité sociale ?

L’Europe n’est certainement pas en décalage sur tout et, sur quantité de domaines - l’environnement ou la politique étrangère -, je suis assez fière de ce qu’elle fait. Mais sur le plan social, lorsqu’elle lance un appel sans mesure à la flexibilité et à la libéralisation, elle se trouve en décalage sans se rendre compte du gâchis immense qu’elle fait. Elle prône avec frénésie un modèle dérégulé et flexible sur lequel elle ne s’interroge pas. Dans les années 1970, elle se préoccupait très fort de ce qu’il se passait sur les lieux de travail. Aujourd’hui, plus.

De quand le tournant date-t-il ?

Les objectifs de la stratégie de Lisbonne (qui vise à faire de l’Europe l’économie de la connaissance la plus compétitive au monde en 2010) étaient louables. Une influence assez sociale existait en Europe à la fin des années 1990 et au début des années 2000, et l’on estimait qu’il fallait agir sur l’économie, le social et l’environnement. Mais cela a changé ces cinq dernières années et, de plus en plus, circulent des credos tels que "mieux légiférer", c’est-à-dire en fait déréguler. On est sûr que la flexibilité favorisera la compétitivité des entreprises - peut-être - et l’emploi - ce qui n’a jamais été établi.

Je ne dis pas qu’il ne faut pas changer, mais qu’il faut organiser le changement. Or, en cinq ans, ce n’est plus organiser le changement qui est important, c’est organiser la flexibilité, c’est-à-dire une faculté de s’adapter à des oukases des entreprises qui ne sont pas nécessairement justifiés par des nécessités économiques, mais par une spéculation financière. C’est choquant. Il est possible de s’adapter aux changements en favorisant les innovations tout en préservant des formes de stabilité. La notion d’équipe par exemple est importante, pour la sécurité notamment, mais elle disparaît. Ne faisons pas exploser tous les repères !

Quels impacts la flexibilité a-t-elle sur les travailleurs ?

La flexibilité dans les entreprises - qui n’est pas encore perdre un emploi, mais simplement être déplacé comme un pion - mine les gens, leur fait perdre leur identité, leur lien collectif. Elle touche surtout les travailleurs dans la cinquantaine et les moins qualifiés. Le stress qu’elle induit provoque maladies, alcoolisme, prise de médicaments. On a aussi vu que, dans la libéralisation et la privatisation, la destruction du lien social et la segmentation des entreprises, comme dans les chemins de fer anglais, sont une catastrophe pour le consommateur et pour le travailleur dont on augmente les risques d’accidents. Enfin, le fait de perdre ses repères et ses copains, de ne plus se parler, de cultiver le struggle for life en culpabilisant ceux qui ne réussissent pas et de faire peser de manière permanente une menace sur l’emploi provoque des ruptures, des pertes d’identité et des suicides sur les lieux de travail. Et l’on ne se pose pas la question de savoir si la flexibilité a quelque chose à voir. Je ne retrouve plus le même souci de l’Europe de protéger les travailleurs. Elle a abdiqué sur ce qu’il se passe à l’intérieur des entreprises, se disant que les syndicats n’ont qu’à se débrouiller.

En même temps, elle se tourne vers la flexicurité...

La flexicurité est très intéressante parce que personne ne peut dire qu’elle est véritablement mauvaise puisqu’elle consiste à atténuer les effets de la flexibilité, à l’extérieur des entreprises : si quelqu’un perd son emploi, on lui assure une rentrée salariale, une formation. Mais on ne tient pas compte des dégâts du licenciement et de l’impact psychologique. On ne s’interroge par sur la justification du licenciement : correspond-il à un besoin ou est-ce un moyen pour les entreprises de réaliser des opérations de spéculation financière ? Et ce qu’on oublie, c’est que la flexicurité n’est pas favorable à la résistance syndicale, vu la segmentation des travailleurs. Je donne cinq ans pour qu’il y ait moins de sécurité et plus de flexibilité.

En même temps, tout n’est pas perdu, le Parlement européen a par exemple pu infléchir des propositions de la Commission, que ce soit sur la libre prestation des services ou sur l’évaluation et l’autorisation des produits chimiques...

Je reste positive. Des garde-fous ont été mis en place en Belgique. Et des combats ont réussi au niveau européen. On n’avait jamais pensé pouvoir lutter contre l’industrie chimique européenne ! Quand la société civile intervient dans le débat, quand le citoyen s’allie au Parlement, la Commission recule, comme sur le brevetage des logiciels. Mais il faut que les citoyens se rendent compte qu’ils peuvent agir. Que tout n’est pas bouclé

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