Quelle modernité critique avec Rosa Luxemburg  ?

mardi 18 mars 2014.
 

1) Rappel des faits

Les 4 et 5 octobre derniers, 
des dizaines de chercheurs 
et universitaires du monde 
entier se retrouvaient 
à Paris-la Sorbonne pour participer à une conférence internationale sur « les concepts de démocratie et de révolution 
chez Rosa Luxemburg ».

figure du socialisme allemand, Rosa Luxemburg, avec le français Jaurès et le révolutionnaire russe Lénine, reste l’une des dirigeantes politiques les plus marquantes du début du XXe siècle. Grande polémiste et théoricienne de l’émancipation sociale et humaine, elle est source d’inspiration et de réflexion pour nombre de travaux historiques et philosophiques et de débats politiques pour 
qui veut penser en ce début 
du XXIe siècle une démocratie libre et non faussée par 
le pouvoir du capital et 
la domination économique, culturelle et patriarcale 
du capitalisme globalisé.

2) Rosa Luxemburg croit fermement que ceux d’en bas apprennent avec leurs expériences diversifiées

Par Isabel Loureiro, essayiste, spécialiste d’histoire contemporaine (Brésil)

En juin 2012, le Brésil a été surpris par les grandes manifestations qui ont fait descendre dans les rues plus d’un million quatre cent mille personnes. Nous avons vécu «  un moment Rosa Luxemburg  », pour reprendre l’expression de Gayatri Spivak à propos du mouvement Occupy Wall Street, en 2011. Ces journées ont vu l’espace public devenir un espace de participation de tous.

Bien que les journées de juin n’aient pas fait le lien établi par Rosa Luxemburg entre démocratie et révolution, c’est en vérité de quoi il s’agit. S’il est de plus en plus évident qu’une alternative au monde de la marchandisation universelle doit être trouvée, il est difficile de savoir, après les expériences du socialisme bureaucratique, en quoi elle consisterait exactement. Tout ce qu’on sait, c’est qu’il faut suivre un chemin différent de celui des révolutions soi-disant socialistes, dont l’échec a été dû en grande partie aux problèmes indiqués de façon prémonitoire par Rosa Luxemburg dans sa brochure Sur la révolution russe. Même si Rosa Luxemburg donne un «  appui critique  » aux bolcheviks, elle pense que «  l’admiration béate  » et «  l’imitation fervente  » ne contribuent en rien à la «  maturité politique et (à) l’indépendance d’esprit  » des travailleurs.

En synthétisant les divergences entre Rosa Luxemburg et les bolcheviks, Lukacs (Histoire et conscience de classe, 1923) met en relief les deux interprétations du lien entre révolution et démocratie au XXe siècle  : d’un côté, le marxisme occidental, avec toutes ses nuances, qui ne 
séparait pas démocratie et révolution. De l’autre côté, le marxisme-léninisme, qui soulignait la révolution et laissait la démocratie dans l’ombre. D’après lui, Rosa Luxemburg s’oppose à la dissolution de l’Assemblée constituante, au système des conseils (ce qui est faux), à l’abolition des droits politiques de la bourgeoisie (cela n’est pas dit dans le texte), au manque de liberté, à la terreur, etc., à cause d’une «  surestimation du caractère organique du développement historique  » qui l’emmènerait à imaginer la révolution prolétarienne selon les formes structurelles des révolutions bourgeoises.

La défense que Rosa Luxemburg fait des libertés démocratiques ne signifie pas un retour au libéralisme, comme le suppose Lukacs, mais la constitution d’un «  espace publique prolétarien  » (Oskar Negt) où les couches populaires ont la possibilité de participer amplement à la construction d’une société libre et égalitaire. Elle croit fermement que ceux d’en bas apprennent avec leurs expériences les plus diversifiées, lesquelles peuvent s’incarner dans une pluralité de partis populaires, de syndicats, de conseils, des différentes sortes d’associations, protestations, résistances, etc.

Dans l’analyse de la révolution russe, une conception romantique de l’histoire se matérialise dans l’idée que le temps de maturation politique et psychologique des masses est essentiel, et c’est pourquoi une révolution ne peut pas se résumer à changer les hommes au pouvoir. Le socialisme ne peut pas être introduit par décret. Les difficultés dans la construction du socialisme exigent des improvisations, des solutions créatives qui ne sont possibles qu’avec une grande liberté d’expérimentation. Elle refuse la «  fabrication de la révolution  » parce qu’elle conduit à la substitution des masses populaires, pendant et après la révolution.

C’est justement cette vision du monde organique qui l’emmène à repousser l’idée que le socialisme peut être introduit de force, d’en haut, par une avant-garde de révolutionnaires professionnels qui sont censés mieux savoir que les classes subalternes ce qui est bon pour elles. La conscience socialiste ne peut qu’être créée «  organiquement  » dans la lutte quotidienne pour des droits et surtout dans la lutte révolutionnaire pour transformer l’ordre capitaliste. Seule l’action autonome et directe des grandes masses populaires peut mener à bien la transformation du monde selon une perspective socialiste. L’expérience brésilienne incarne une traduction contemporaine des idées que Rosa a développées dans sa brochure sur la révolution russe  : la défense de la fonction pédagogique de l’action directe et de l’espace 
public comme espace de participation 
des couches populaires. Soit l’émancipation est auto-émancipation, soit elle n’est rien.

Isabel Loureiro

3) Une conquête démocratique du pouvoir par l’action collective de la majorité populaire

Par Michael Löwy, sociologue et philosophe, directeur de recherche émérite au CNRS

Partisane convaincue d’une « démocratie sans limites », Rosa Luxemburg était une critique féroce de la démocratie bourgeoise, ses limites, ses contradictions, son caractère étriqué et mesquin.

Son analyse sur ce terrain est dialectique, mettant en évidence la contradiction entre la forme démocratique et le contenu de classe de la démocratie bourgeoise  : «  Les institutions formellement démocratiques ne sont, quant à leur contenu, que des instruments des intérêts de la classe dominante.  » Elle ne méprise nullement la forme démocratique, mais elle montre que celle-ci peut entrer en opposition avec le contenu bourgeois  : «  On en a des preuves concrètes  : dès que la démocratie a tendance à nier son caractère de classe et à se transformer en instrument de véritables intérêts du peuple, les formes démocratiques elles-mêmes sont sacrifiées par la bourgeoisie et par sa représentation d’État.  » L’histoire du XXe siècle est traversée d’un bout à l’autre d’exemples de ce genre de «  sacrifice  », depuis la guerre civile en Espagne jusqu’au coup d’État de 1973 au Chili  ; ce ne sont pas des exceptions, mais plutôt la règle. Rosa Luxemburg avait prévu, avec une acuité impressionnante, dès 1898, ce qui allait se passer tout au long du siècle suivant.

Les démocraties bourgeoises «  réellement existantes  » se caractérisent, selon elle, par deux dimensions profondément antidémocratiques, étroitement liées  : le militarisme et le colonialisme. Dans le premier cas, il s’agit d’une institution, l’armée, hiérarchique, autoritaire et réactionnaire, qui constitue une sorte d’État absolutiste au sein de l’État démocratique. Dans le deuxième, il s’agit de l’imposition, par la force des armes, d’une dictature aux peuples colonisés par les empires occidentaux.

Dans un article antimilitariste de 1914, elle met en évidence deux tendances profondes qui renforcent la prépondérance politique des institutions militaires dans les États bourgeois  :

«  Ces deux tendances sont, d’un côté, l’impérialisme qui entraîne un grossissement massif de l’armée, le culte de la violence militaire sauvage et une attitude dominatrice et arbitraire du militarisme vis-à-vis de la législation  ; de l’autre côté, le mouvement ouvrier qui connaît un développement tout aussi massif, accentuant les antagonismes de classe et provoquant l’intervention de plus en plus fréquente de l’armée contre le prolétariat en lutte.  »

Comment lutter contre l’État bourgeois  ? Rosa Luxemburg ne donne pas de recettes, elle parie sur l’inventivité du mouvement révolutionnaire  ; elle se limite à ce sobre constat  : «  La démocratie est indispensable, non pas parce qu’elle rend inutile la conquête du pouvoir politique par le prolétariat  ; au contraire, elle rend nécessaire et en même temps possible cette prise du pouvoir.  » Or cette conquête du pouvoir passe par une rupture institutionnelle, un processus radical de subversion, capable d’abattre le mur juridique et politique de l’État capitaliste  : c’est ce qu’elle appelle le «  coup de marteau  » de la révolution.

Cette conquête révolutionnaire du pouvoir sera démocratique, non parce qu’elle se réalisera dans le cadre des institutions de la démocratie bourgeoise, mais parce qu’elle sera l’action collective de la grande majorité populaire  : «  C’est là toute la différence entre des coups d’État de style blanquiste, accomplis par “une minorité agissante”, déclenchés à n’importe quel moment et, en fait, toujours inopportunément, et la conquête du pouvoir politique par la grande masse populaire consciente.  »

Il est important de souligner que, dans son manuscrit de 1918 sur 
la révolution russe, la critique fraternelle des erreurs des bolcheviks sur le terrain de la démocratie ne signifie nullement l’adhésion de Rosa Luxemburg à la démocratie bourgeoise. 
Il est dit explicitement que la tâche historique du prolétariat c’est «  de créer à la place de la démocratie bourgeoise une démocratie socialiste  ».

Rosa Luxemburg avait prévu, dès 1914, «  l’intervention de l’armée contre le prolétariat en lutte  ». Comme l’on sait, en janvier 1919, Rosa Luxemburg, Leo Jogisches, Karl Liebknecht et tant d’autres spartakistes seront assassinés, victimes de cette «  violence militaire sauvage  » qu’elle avait dénoncée  ; cela eut lieu dans le cadre d’une respectable démocratie (bourgeoise) constitutionnelle. Ce que Rosa Luxemburg n’avait pas prévu, c’est que ces assassinats politiques par des militaires contre-révolutionnaires auraient lieu sous l’égide d’un gouvernement dirigé par le SPD, le Parti social-démocrate allemand…

Michael Löwy

4) Il faudrait accepter cette « contradiction » de l’action émancipatrice, en la faisant travailler…

Par Philippe Corcuff, maître de conférences à l’IEP de Lyon, auteur de Polars, philosophie et critique sociale (Textuel)

Éclairer l’actualité des analyses de Rosa Luxemburg (1871-1919) par des interférences avec des auteurs différents, comme le philosophe américain John Dewey (1859-1952) et le penseur français André Gorz (1923-2007) est susceptible d’affiner notre regard. Les étincelles nouvelles d’intelligibilité produites par le frottement de textes de Luxemburg, Dewey et Gorz apparaissent utiles en ce début du XXIe siècle, après les rêves du XIXe siècle et les désenchantements du XXe siècle. Ces étincelles révèlent des tonalités libertaires. Dans un passage de Réforme sociale ou révolution  ? (1899), écrit contre le réformisme d’Eduard Bernstein et repris dans Questions d’organisation de la social-démocratie russe (1904), orienté contre la vision du parti propre à Lénine, Rosa Luxemburg insiste sur le fait qu’on ne pourrait pas protéger de manière définitive le parti révolutionnaire des influences de la société capitaliste. Il faudrait accepter cette «  contradiction  » de l’action émancipatrice, en la faisant travailler dans «  le mouvement même  ». Ce qui supposait pour elle, contrairement à Lénine, un processus d’auto-éducation anti-autoritaire. Et elle insistait sur la place des erreurs dans l’apprentissage démocratique de la classe ouvrière. On trouve chez elle l’amorce d’une approche expérimentale de l’action transformatrice en résonance avec la philosophie pragmatiste. John Dewey est une des figures du pragmatisme philosophique. Dans son livre le Public et ses problèmes (1927), il livre une vue à la fois expérimentale et radicale de la démocratie, fort éloignée des tendances oligarchiques du régime représentatif américain. Il n’est pas partisan de la révolution sociale, mais son pragmatisme peut permettre d’approfondir des pistes dégagées par Rosa Luxemburg. Dans la conception expérimentale de Dewey, la démocratie constitue la forme politique la mieux ajustée à un mouvement infini essais-erreurs-rectifications. Ainsi, «  les principes généraux  » devraient être «  formés et mis à l’épreuve en tant qu’outils d’enquête  », et non pas envisagés comme des absolus ou des dogmes. Et les politiques publiques proposées devraient être «  traitées comme des hypothèses de travail, et non comme des programmes auxquels il faudrait adhérer et qu’il faudrait exécuter de façon rigide  ». L’antidogmatisme de Dewey témoigne d’une composante libertaire.

Le pragmatisme révolutionnaire en germe chez Rosa Luxemburg lui a aussi servi, dans le texte de 1899, à offrir une version dialectique des rapports entre «  réforme  » et «  révolution  »  : «  Entre les réformes sociales et la révolution, il existe pour la social-démocratie un lien indissoluble, la lutte pour les réformes étant pour elle le moyen, mais la révolution sociale le but.  » On ne perçoit pas ici la rigidité entre «  réforme  » et «  révolution  » qui a principalement servi, par la suite, à nourrir des identités collectives et individuelles concurrentes, dans une démarcation fantasmatique entre «  les purs  » et «  les impurs  ». Les écrits marxistes anticonformistes d’André Gorz des années 1960 se révèlent comme un écho à cette inspiration.

Dans Réforme et révolution (1969), Gorz va ajouter un pôle dans le jeu réforme/révolution  : ce qu’il appelle des «  réformes non réformistes  » ou «  réformes anticapitalistes  ». Qu’est-ce à dire  ? «  Une réforme aux potentialités révolutionnaires  », non pas «  octroyée par le pouvoir central  », mais «  imposée par en bas, exécutée et contrôlée  » par ceux d’en bas. «  L’autodétermination à la base  » constitue le critère de ces réformes radicales, vues comme «  un objectif intermédiaire  » et pas comme «  un but  ». Se dessine chez lui le roc libertaire de la dialectique de l’auto-organisation comme moyen et de l’auto-émancipation comme fin, contre les risques de récupération tutélaire de la politique émancipatrice via des politiciens professionnels ou des avant-gardes dites «  révolutionnaires  ». Cependant, en tension avec le primat du mouvement autonome des masses, Gorz maintient à l’époque une place à l’organisation politique, à un nouveau type d’organisation politique à inventer. Luxemburg, Dewey et Gorz ne nous fournissent-ils pas ainsi des repères afin de reformuler quelques-unes de nos questions pour le présent  ?

Philippe Corcuff


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