Jaurès : Contre la répression des militants ouvriers (texte 3) Discours à la Chambre des députés - 1893

mardi 23 mai 2006.
 

"Pour les hommes politiques, j’entends pour ceux qui nous combattent, il y a deux façons de juger le mouvement socialiste qui se développe à l’heure actuelle. Ou bien vous le considérez comme un mouvement superficiel, factice passager, qui a été créé par quelques excitations isolées, qui a été développé par l’anarchie générale et par la faiblesse du pouvoir, et qu’un peu de fermeté gouvernementale suffira à contenir ou même à supprimer ; ou bien, au contraire, vous le considérez comme un mouvement dangereux, funeste, mais spontané et profond, qui sort de l’évolution même des choses et de l’histoire, et qui est la résultante de toutes les forces humaines en actionle salariat une institution définitive et, n’ayant plus rien à adorer, il adorera le capital éternel. Alors, messieurs, avec ce gouvernement sauveur qui aura marché sur le fantôme, qui aura dissipé le cauchemar, vous pourrez vous livrer en toute sécurité, en toute sérénité, à la petite besogne quotidienne. Dans la maison capitaliste consolidée, vous pratiquerez quelques petites réparations pour passer le temps.

Mais si, au contraire, le mouvement socialiste est déterminé tout à la fois par la forme de la production dans le monde contemporain et par l’état des sociétés politiques, s’il tient tout ensemble au cœur même des choses et aux entrailles du prolétariat, en engageant la majorité gouvernementale dans la lutte contre lui, vous l’engagez, monsieur le président du conseil, dans le plus rude, dans le plus douloureux et le plus hasardeux des combats. Lorsque vous aurez abattu, ou emprisonné, ou bâillonné quelques-uns de ceux que vous appelez les chefs, il en surgira d’autres du peuple même, de la nécessité même, infatigablement. En vérité, vous êtes dans un état d’esprit étrange.

Vous avez voulu faire des lois d’instruction pour le peuple : vous avez voulu par la presse libre, par l’école, par les réunions libres multiplier pour lui toutes les excitations et tous les éveils. Vous ne supposiez pas, probablement, que, dans le prolétariat, tous au même degré fussent animés par ce mouvement d’émancipation intellectuelle que vous vouliez produire. Il était inévitable que quelques individualités plus énergiques vibrassent d’une vibration plus forte. Et parce que ces individualités, au lieu de se séparer du peuple, restent avec lui et en lui pour lutter avec lui, parce qu’au lieu d’aller mendier je ne sais quelles misérables complaisances auprès du capital soupçonneux, ces hommes restent dans le peuple pour préparer l’émancipation générale de la classe dont ils sont, vous croyez les flétrir et vous voulez les traquer par l’artifice de vos lois !

Savez-vous où sont les meneurs, où sont les excitateurs ? Ils ne sont ni parmi ces ouvriers qui organisent les syndicats que vous voulez sournoisement dissoudre, ni parmi les théoriciens, ni parmi les propagandistes du socialisme ; non, les principaux meneurs, les principaux excitateurs, ils sont d’abord parmi les capitalistes eux-mêmes, puis ils sont dans la majorité gouvernementale elle-même. Vous avez fait des lois d’instruction. Dès lors, comment voulez-vous qu’à l’émancipation politique ne vienne pas s’ajouter, pour les travailleurs, l’émancipation sociale quand vous avez décrété et préparé vous-même leur émancipation intellectuelle ?

Car vous n’avez pas voulu seulement que l’instruction fût universelle et obligatoire : vous avez voulu aussi qu’elle fût laïque, et vous avez bien fait. Par là même, vous avez mis en harmonie l’éducation populaire avec les résultats de la pensée moderne ; vous avez définitivement arraché le peuple à la tutelle de l’Eglise et du dogme ; vous avez rompu, non pas ces liens vivants dont je parlais tout à l’heure, mais les liens de passivité, d’habitude, de tradition et de routine qui subsistaient encore, Mais qu’avez-vous fait par là ? Ah ! je le sais bien, ce n’était qu’une habitude et non pas une croyance qui survivait encore en un grand nombre d’esprits ; mais cette habitude était, pour quelques- uns tout au moins, un calmant et un consolant,

Eh bien ! vous, vous avez interrompu la vieille chanson qui berçait la misère humaine...et la misère humaine s’est réveillée avec des cris, elle s’est dressée devant vous et elle réclame aujourd’hui sa place, sa large place au soleil du monde naturel, le seul que vous n’ayez point pâli."


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