Splendeur et misère du modèle de l’aliénation

dimanche 20 janvier 2008.
 

Le dernier livre de Stéphane Haber souligne l’actualité d’une notion qui croise la critique sociale avec la critique de la civilisation moderne. L’Aliénation. Vie sociale et expérience de la dépossession, par Stéphane Haber, « Actuel Marx Confrontation », PUF, 2007, 380 pages, 30 euros.

De la pertinence de la notion d’aliénation pour une théorie sociale critique au présent, tel est l’enjeu du nouveau livre de Stéphane Haber. Il ne s’agit pas, d’abord, d’une histoire du concept élaboré par Marx et ceux qui ont suivi. Même si on trouvera une étude du devenir de la notion, des Manuscrits de 1844 au Capital, via l’Idéologie allemande (pp.57 sq). Même si est requise une analyse de la séparation tranchée entre aliénation et réification, chez le Lukács d’Histoire et conscience de classe (1923) : elle est longuement détaillée, moyennant une « recontextualisation » par rapport à la sociologie allemande classique (Simmel, Weber). Dès ce premier chapitre ne saurait être acceptée l’alternative entre pertinence ou impertinence d’un concept aux traits clairement circonscrits.

Stéphane Haber veut, ensuite, « déconstruire » les présupposés fondant une théorie de l’aliénation, à partir des Manuscrits de 1844 (pp.142 sq, voir la note sous la p. 147). Déconstruire, non pas détruire. A cet effet, il propose des analyses, inégalement développées, mais toujours éclairantes, des références, positives ou critiques, à l’aliénation, parmi les théoriciens, principalement français, de la deuxième moitié du XX° siècle : Sartre, Foucault, Deleuze et Lacan, d’une part, Debord, Bourdieu et Boltanski, d’autre part. Mais cette « crise historique de la philosophie classique de la dépossession aliénante » (titre d’un de ses développements, pp. 150 sq), il en repère comme l’indice dès les notations de Husserl, non relayées ni amplifiées, mettant au jour « l’altérité à soi-même du sujet » (p. 153) au moment où se déploie l’analyse phénoménologique de la constitution de l’intersubjectivité, dans la célèbre cinquième Méditation cartésienne.

Cela dit, le cœur du livre est ailleurs : tout à la fois, dans l’Introduction, au titre si évocateur « sauver un concept malade » et dans le troisième chapitre, suivi de conclusions. Si « toutes les dépossessions ne sont pas aliénantes, mais l’aliénation est toujours une dépossession » (p.33), trois questions se posent : qui est dépossédé ? De quoi est-on dépossédé ? Comment est-on dépossédé ? (p.39). Le concept lui-même ne se substitue pas à d’autres, tels exploitation ou domination, mais permet une collaboration, -plus : il permet, aujourd’hui encore, de rendre compte de certains traits d’une expérience tout à la fois sociale et subjective de manière spécifique et spécifiquement irremplaçable. Pour ce faire, une « réinvention du sujet » doit aller de pair avec une « redécouverte d’un modèle de l’aliénation désormais mieux compris » (p. 211). Haber va distinguer trois types de relations - et, corrélativement, trois types de distorsions, constituant les figures concrètes de l’aliénation : le rapport à soi-même, le rapport à autrui, le rapport au monde. Il se devra, alors, de montrer de quel sujet il est question et en quoi la relation que le sujet entretient avec lui-même, autrui et le monde se trouve distordue : si l’aliénation n’est plus la figure massive d’une séparation de l’homme d’avec son essence générique ( Feuerbach, car il est d’autres ressources dans les Manuscrits de 1844 de Marx, voir, par ex., pp.313 sq, p.323), il n’en demeure pas moins qu’une norme doit être mise au jour qui permet, sinon de globaliser tous les processus pathologiques, du moins, d’en pratiquer une analyse un peu fine. C’est ici que Haber rencontre Canguilhem : il ne s’agirait pas tant d’une « perte d’une norme », que d’une « allure de la vie réglée par des normes vitalement inférieures ou dépréciées » (citation de Canguilhem, p.334). Ce qui peut conduire à une étude forte et subtile des aliénations, comme on le voit dans les études de la souffrance des hommes au travail, chez d’excellents ergologues actuels comme Christophe Dejours.

On ne pourra, ici, résumer des analyses qui valent par leur précision, leurs nuances, les difficultés qu’elles rencontrent (ainsi, ce qui est dit de Freud, par ex., pp. 279 sq.).Il serait intéressant de faire choix des développements sur la distorsion du rapport au monde : tel, un examen comparé des conceptions existentielles de la maladie mentale, dont la schizophrénie serait l’archétype (Binswanger, Minkowski), et de la conception freudienne de la « perte du rapport à la réalité ». En effet, on verrait comment Haber, sans mélanger des concepts participant de champs théoriques distincts, voire hétérogènes, tente, pour affiner la notion d’aliénation dans ses aspects les plus concrets et les plus opératoires, de faire « jouer » l’une sur l’autre, sinon contre l’autre, des traditions théoriques apparemment séparées.

La question la plus délicate, sur laquelle se termine l’ouvrage, demeure le mode d’articulation de l’aliénation subjective et de l’aliénation objective, s’il est vrai que, pour l’auteur, « l’aliénation subjective est bien le phénomène parfaitement premier » ( p. 342). Premier, mais nullement unique. Ce qui appelle, évidemment, débats et discussions. Telle est l’ambition intellectuelle d’un livre où une profonde connaissance de la philosophie, principalement allemande, classique et contemporaine, est confrontée avec les recherches les plus actuelles des sciences humaines et sociales : avec Habermas, au-delà de Habermas. Ce qui bouge, c’est la frontière disciplinaire entre activité philosophique et travail de recherche en sciences humaines et sociales.

Jean-Pierre Cotten, philosophe


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