![]() |
Bizutage. Le 24 septembre 2025, cinquante-cinq étudiant·es en médecine ont été retrouvés de nuit dans la forêt de Bouconne, près de Toulouse, en sous-vêtements, par moins de dix degrés. Trois ont été hospitalisés, dont une jeune femme en urgence absolue.
Ce qui s’est passé le 24 septembre à Toulouse n’est pas une soirée qui a mal tourné, cet événement met en lumière une culture étudiante ancienne et une faille institutionnelle persistante.
L’alerte est donnée dans la nuit du 24 septembre. Des automobilistes signalent à la gendarmerie la présence de jeunes, à demi-nus, courant dans la forêt de Bouconne. Lorsque les secours arrivent, la scène est surréaliste. Une cinquantaine d’étudiant·es en deuxième année de médecine, frigorifiés, désorientés, parfois attachés à des arbres. L’intervention mobilise une trentaine de pompiers, des plongeurs, une équipe cynophile et un drone. Trois personnes sont hospitalisées, dont une jeune femme en urgence absolue.
L’enquête ouverte par le parquet de Toulouse évoque bizutage aggravé, mise en danger de la vie d’autrui et violences volontaires en réunion. Ce que la justice décrit pudiquement comme un « bizutage » aurait pu virer au drame collectif. Et pour beaucoup, il révèle ce que l’université peine à admettre, une culture de la domination et de l’humiliation, ancrée dans certaines filières, notamment médicales.
Le terme de « culture carabine » désigne ces pratiques d’intégration propres aux étudiants en médecine avec des chants paillards, concours d’alcool, blagues sexistes, mises en scène de gestes médicaux. Longtemps perçues comme inoffensives ou « folkloriques », ces traditions sont en réalité des rituels d’appartenance où se mêlent pouvoir, peur et soumission. Derrière l’humour, c’est souvent une hiérarchie qui s’exerce. Les anciens imposent aux nouveaux des épreuves humiliantes censées « endurcir » et « souder » le groupe.
La loi du 17 juin 1998 interdit pourtant toute forme de bizutage, qu’il soit physique ou moral. Mais vingt-cinq ans plus tard, les affaires continuent. Ce n’est pas la première fois que des évènements d’intégration tournent mal. À chaque fois, les réactions institutionnelles sont les mêmes : condamnations, ouverture de procédures disciplinaires et puis silence.
Au-delà du scandale, cette affaire met en lumière un problème structurel, celui d’une formation marquée par la compétition, la hiérarchie et la souffrance. Dans les études de santé, le mérite se mesure souvent à la capacité d’endurer la fatigue, la pression, les humiliations.
Cette culture de la dureté, héritée d’un modèle hospitalier vertical et autoritaire, s’enracine dès les premières années.
Le bizutage en est l’expression extrême, il fait du corps un terrain d’épreuve et du collectif une arène de domination. Il traduit aussi la persistance d’un entre-soi social et genré. Les rites carabins véhiculent un imaginaire masculin, parfois sexiste, où l’humour sert de paravent à la violence symbolique. Sous couvert d’intégration, on reproduit des rapports de pouvoir qui ont traversé l’histoire médicale entre anciens et nouveaux, hommes et femmes, dominants et dominés.
La responsabilité n’est pas seulement individuelle. Elle est aussi politique. Car si ces pratiques perdurent, c’est que les dispositifs de prévention sont largement insuffisants ; peu de formation, peu de contrôle, et une vigilance souvent de façade.
Les universités disposent de cellules d’écoute et de plans de prévention des violences sexistes, mais leur action reste limitée face à des réseaux associatifs autonomes et puissants.
Une politique crédible supposerait de conditionner tout financement ou tout accès à des locaux à la signature d’une charte contraignante, d’instaurer une surveillance réelle des événements organisés, de former systématiquement les responsables associatifs.
Mais ces mesures supposent un choix clair, celui de considérer la vie étudiante comme partie intégrante de la mission éducative, et non comme un espace parallèle où les institutions n’auraient pas à intervenir.
L’affaire de Bouconne révèle enfin une fracture plus profonde, celle entre une institution universitaire en quête d’autorité morale et une jeunesse en quête de sens et de reconnaissance. Les étudiant·es ne cherchent pas seulement à « s’intégrer », ils cherchent à exister collectivement dans un système où la compétition, la solitude et la précarité dominent.
Les soirées d’intégration remplissent ce vide, mais au prix d’une dangereuse confusion, celle entre solidarité et domination, entre cohésion et obéissance. Le drame de Toulouse ne doit pas être refermé comme un simple incident disciplinaire.
Il oblige à une réflexion plus large sur la manière dont l’université conçoit son rôle social de transmettre des savoirs, mais aussi des valeurs. L’établissement public ne peut tolérer qu’au nom de la « tradition », certains de ses membres soient mis en danger.
Car ce qui s’est joué à Bouconne dépasse les filières universitaires, c’est la question du respect, de la dignité et de la responsabilité collective qui est posée. Il faudra interroger en profondeur la culture de certaines filières, le rapport au pouvoir et la manière dont les institutions ferment les yeux au nom de la « vie étudiante ». L’université, si elle veut rester un lieu d’émancipation, devra apprendre à dire non à ses propres traditions.
Par Mobina Shameli
| Date | Nom | Message |