Berlinguer (Parti Communiste Italien), le mythe perdu de la gauche

jeudi 23 octobre 2025.
 

La diffusion dans les salles d’un film sur Enrico Berlinguer relance le mythe autour de ce leader communiste italien. Mais sa « grande ambition » a été en grande partie une illusion, qui néglige la révolte à la base contre l’encadrement traditionnel du mouvement ouvrier.

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Le film Berlinguer. La Grande Ambition d’Andrea Segre (en salles depuis le 8 octobre) met en scène un récit nostalgique autour d’une « occasion manquée », celle d’une transformation de la société italienne grâce à une unité des classes populaires, communistes et catholiques. Un récit qui vient percuter le présent de la politique italienne et européenne, avec une vie politique dominée par l’extrême droite, désormais plus ou moins alliée avec la droite.

En sous-texte, ce film défend l’idée que l’histoire aurait pu être différente si les communistes dirigés par Enrico Berlinguer étaient parvenus à entrer au gouvernement après sa victoire électorale de 1976. Le leader communiste apparaît donc comme un sauveur que la folie de la droite et de l’extrême gauche terroriste a empêché de réaliser son œuvre. Mais c’est une lecture qui semble pour le moins naïve.

Pour le comprendre, il faut prendre en compte une grande partie de l’histoire de cette époque très largement occultée par cette hagiographie cinématographique. Le film part de 1973, c’est-à-dire du double choc que constitue le coup d’État au Chili et la tentative d’assassinat à Sofia, en Bulgarie, d’Enrico Berlinguer. Ce dernier va alors construire sa vision d’un chemin démocratique vers le socialisme construit autour du « compromis historique » entre le Parti communiste italien (PCI) et les éléments populaires de la Démocratie chrétienne (DC). Le PCI rejetait ainsi le modèle de Moscou, tout en évitant l’erreur de Salvador Allende d’une base sociale trop étroite.

Pour parvenir à cette « grande ambition », Enrico Berlinguer s’oppose donc aux communistes soviétiques, à sa droite, et à une opposition de gauche réduite, dans le film, à l’agitation « étudiante ». Mais c’est là que le bât blesse. Car cette histoire commence plus tôt. En 1969 exactement, lorsque la crise du capitalisme italien devient tangible et prend une forme originale en Occident. Cette année-là, le pays est secoué par des révoltes spontanées dans les usines de travailleurs qui, à partir de revendications classiques, commencent à contester l’organisation sociale et le travail.

La révolte ouvrière italienne

En avril 1969, à Battipaglia, dans la province de Salerne, dans le Sud, la population se soulève après l’annonce de la fermeture de deux usines et chasse les forces de l’ordre de la ville pendant plus de quarante-huit heures. Les affrontements font un mort et obligent le gouvernement à sauver les deux usines. Ces événements, appelés pudiquement en italien les « faits de Battipaglia », sidèrent le personnel politique : aucun chef ne dirige le mouvement et les revendications deviennent rapidement systémiques.

Progressivement, cette révolte s’étend et gagne le Nord industriel. Des « comités unitaires de base » (CUB) se sont déjà multipliés dans les usines, notamment dans celle du fabricant de pneus Pirelli, dans le quartier de Bicocca à Milan, qui se montre très active. Le feu couve et éclate quelques mois plus tard durant « l’automne chaud » de 1969. La mobilisation syndicale sur les salaires s’enflamme et déborde les organisations. Les grèves sauvages se multiplient. Le 19 novembre, la grève générale débouche sur une situation quasi insurrectionnelle à Milan, où un policier est tué.

À l’usine Fiat de Mirafiori, la plus grande usine d’Europe, une banderole accueille les visiteurs : « Ici, c’est nous qui commandons. »

La réponse du capitalisme italien sera ce que l’on a appelé « la stratégie de la tension ». Le 12 décembre 1969, une bombe explose dans une banque de la piazza Fontana, au centre de Milan, et fait 16 morts et 88 blessés. De nombreux anarchistes sont arrêtés le soir même. Parmi eux se trouve Giuseppe Pinelli, qui chute quelques heures plus tard de la fenêtre du commissariat où il était interrogé. Dans les années 1980, on apprendra que l’attentat a été perpétré par l’extrême droite néofasciste pour provoquer la déclaration de l’état d’urgence et la répression contre le mouvement ouvrier. Les anarchistes n’avaient rien à voir dans cette affaire.

Cet attentat ouvre une période sombre durant laquelle les attentats d’extrême droite se multiplient, auxquels répond la violence d’extrême gauche. Pourtant, dans ces « années de plomb », la colère des travailleurs italiens et leur contestation du capitalisme ne s’apaisent pas. Pire même, cette colère se radicalise alors que se confirme la crise mondiale. En 1973, une nouvelle vague de grèves sauvages surgit. À l’usine Fiat de Mirafiori, la plus grande usine d’Europe, une banderole accueille les visiteurs : « Ici, c’est nous qui commandons. »

La contestation est de moins en moins revendicative. Ce qui est contesté, c’est carrément la hiérarchie, le travail, la société. Cette contestation est permanente. À chaque fois qu’elle se manifeste, on lui répond par la violence d’extrême droite et les tentatives de coup d’État. Le dernier moment clé de ce mouvement « autonome » italien est l’année 1977, pendant laquelle le pays est secoué par des manifestations et des grèves.

C’est la particularité de l’Italie des années 1970 : le mouvement de contestation entamé en 1968 ne s’y est pas apaisé en quelques années et ne s’est pas limité aux cercles intellectuels. Il s’est diffusé dans le monde du travail. « En Italie, seul cas en Europe, le mouvement s’est affirmé comme une force sociale pour longtemps, développant un potentiel qui a découvert la signification historique de 1968 », soulignent ainsi Nanni Balestrini et Primo Moroni, dans un ouvrage sur cette période, L’Orda d’oro 1968-1977 (« La Horde d’or », Feltrinelli, 1997, traduit en 2017 aux éditions de L’éclat).

Le PCI pris en étau

Ce serait donc une erreur de limiter le mouvement autonome italien à ses dérives terroristes ou à une jeunesse étudiante rêveuse comme le fait le film. Le mouvement était profond et c’était un défi direct au Parti communiste et aux syndicats. Autant que les directions patronales, les ouvriers contestaient l’encadrement traditionnel du mouvement social.

C’est dans ce contexte qu’agit Enrico Berlinguer, nommé en 1972 à la tête du PCI. Quoique rejeté dans l’opposition depuis 1947, le parti est une institution de la Première République italienne. Il a contribué à l’établissement de la République et à l’élaboration de sa Constitution. Il fait partie du paysage politique du pays. Le rejet du soviétisme, confirmé après l’écrasement du printemps de Prague en 1968, renforçait encore cette réalité. Pour le PCI, il était important de traduire le mécontentement ouvrier en termes électoraux pour conserver le contrôle de la classe ouvrière.

Cette position oblige Berlinguer à rejeter dans « l’utopie » la contestation du capitalisme présente chez les travailleurs italiens, pour promettre des améliorations concrètes du niveau de vie. C’est de là qu’est née l’idée du « compromis historique » avec la Démocratie chrétienne (DC), c’est-à-dire avec le parti gestionnaire du capitalisme italien.

Ce compromis fonctionne sur un marché implicite : obtenir des concessions « sociales » contre un retour de l’ordre dans les usines. Et le cœur de ce compromis est la sauvegarde de la démocratie libérale, car en sauvegardant l’ordre capitaliste, on désamorce, selon le PCI, la violence néofasciste. C’est la leçon qu’il tire des événements de Santiago du Chili.

L’échec de l’entente avec la DC

La stratégie a commencé par réussir. L’abandon de l’allégeance à Moscou, le discours de Berlinguer sur l’objectif du socialisme et la menace de coup d’État fasciste font du PCI, en 1975, un rempart pour le monde ouvrier. L’année suivante, le parti réalise son meilleur score, avec 34 % des voix aux législatives. Mais ce succès est l’arbre qui cache la forêt.

La crise économique qui touche le monde et l’Italie rend les concessions du capital peu probables. Et en même temps, l’agitation ouvrière reste forte. La DC va donc prendre le PCI à son propre piège en lui demandant des gages pour accepter le compromis historique. Après les élections de 1976, le parti accepte de soutenir par son abstention les gouvernements de Giulio Andreotti. Il ne dit rien sur les politiques d’austérité et la répression du mouvement autonome en 1977. Cette bonne volonté des communistes permet de gagner du temps pour désamorcer la révolte du travail, tout en discréditant le parti parmi les ouvriers.

Le mythe du « compromis historique » a besoin d’être revu. Non pas comme une « occasion manquée », mais comme une erreur d’analyse.

L’assassinat d’Aldo Moro par les Brigades rouges en mai 1978 ne met pas fin à la possibilité du « compromis historique ». En réalité, le PCI soutient Andreotti encore pendant un an. Et ce n’est qu’après son double échec aux législatives et aux européennes de 1979 que la stratégie de « grande entente » est finalement abandonnée à regret. Le PCI est entre-temps devenu inutile au patronat italien, qui reprend désormais le contrôle de la situation avec l’appui des socialistes de Bettino Craxi.

La répression du mouvement autonome, sa réduction au phénomène terroriste et la montée du chômage mettent fin, à ce moment, à l’exception italienne des années 1970. À l’automne 1980, la direction de Fiat annonce 30 000 licenciements à l’usine Mirafiori de Turin, haut lieu des luttes sociales de la décennie précédente. Enrico Berlinguer est en première ligne de la lutte, il tente de redorer le blason du PCI. Mais c’est bien trop tard.

La prétention au socialisme des ouvriers italiens a été enterrée et les promesses de Berlinguer se sont révélées chimériques. La place est nette pour la mise en place de la contre-révolution néolibérale qui emportera, en 1990, le PCI. La gauche italienne sombre alors dans une course à la modération qui laisse la place aux héritiers des néofascistes des années 1970 qui, avec Giorgia Meloni, sont désormais au pouvoir.

Le mythe du « compromis historique » a donc besoin d’être revu. Non pas comme une « occasion manquée », mais comme une erreur profonde d’analyse. Enrico Berlinguer, tout occupé à se détacher à la fois des autonomes et du bloc de l’Est, a surestimé la capacité d’ouverture de la démocratie libérale en période de crise du capitalisme. Il en a oublié que cette dernière s’inscrivait dans un cadre précis : celui du respect de l’accumulation du capital.

Ce qui est en cause ici, ce n’est pas la bonne volonté d’Enrico Berlinguer, qui était sans doute sincère. Mais en jouant la réalité électorale contre la réalité de la contestation ouvrière, il est devenu la béquille des capitalistes italiens. De fait, si Aldo Moro avait survécu et était parvenu à monter un gouvernement de coalition avec le PCI, rien ne dit que l’espoir de Berlinguer d’engager une transition vers le socialisme aurait trouvé un débouché. Il n’est même pas certain que les mesures de redistribution eussent été possibles.

L’Italie était en crise et le capital exigeait des mesures fortes préalablement à toute réforme sociale. Et comme, en parallèle, la combativité ouvrière avait été affaiblie, un tel gouvernement aurait au mieux explosé en vol. Au pire, il aurait engagé, comme en France cinq ans plus tard, un « tournant de la rigueur ». Le « compromis historique » cherchait une voie électorale de dépassement du capitalisme qui n’existait pas. Il était, très largement, une illusion. Sa transformation en mythe maintient, hélas, cette illusion vivante.

Romaric Godin


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