Le monde soutient Gaza : flottilles, résistance et renouveau de l’internationalisme

lundi 13 octobre 2025.
 

« Ce que Gaza révèle, ce n’est pas seulement la brutalité de l’occupation, mais aussi l’épuisement de l’ordre mondial qui la soutient. Aujourd’hui, l’impérialisme opère moins par le biais des colonies que par celui des murs, des blocus, des sanctions et de la dette.

Face à l’offensive croissante de ce dispositif de fragmentation, seul l’internationalisme peut offrir une alternative cohérente. Loin d’être un slogan nostalgique, l’internationalisme réapparaît comme la seule politique réaliste dans un monde organisé autour du capital et de la coercition. »

L’histoire progresse à travers des moments où la puissance imaginative et morale de l’humanité se heurte à la machine impériale. La saga des flottilles de Gaza – des navires civils qui défient le blocus israélien dans des actes de solidarité internationale – a une fois de plus atteint un tournant critique. Lorsque la flottille Sumud a pris la mer, avec à son bord de la nourriture, des médicaments et le principe de la dignité humaine, Israël a répondu non pas par le dialogue, mais par la force. Les bateaux ont été saisis, les militants arrêtés et les eaux internationales se sont une fois de plus transformées en un théâtre pour l’impunité. Pourtant, comme dans toutes les agressions et tous les discours impériaux, la répression révèle la faiblesse plutôt que la force. Pour chaque navire intercepté, l’idée qu’il incarne – celle de la solidarité mondiale avec les assiégé.e.s – continue plus loin que ne pourra aller n’importe quelle marine..

Depuis 2007, Israël impose un blocus asphyxiant à Gaza, limite sévèrement l’accès à la nourriture, aux médicaments et au carburant pour plus de deux millions d’habitant. e.s. Le blocus a été renforcé après la victoire électorale du Hamas, transformant de fait la bande de Gaza en l’une des prisons à ciel ouvert les plus densément peuplées au monde. Selon l’OCHA, plus de 80 % de la population de Gaza dépend de l’aide humanitaire, et les restrictions sur les importations ont paralysé les hôpitaux, les écoles et les systèmes d’assainissement. Le droit international condamne le blocus comme une punition collective - interdite par la quatrième Convention de Genève - mais le siège se poursuit avec la complicité de l’Occident.

Une histoire des blocus et le mouvement des flottilles

La mer a longtemps été le corridor de la conscience pour Gaza. En août 2008, deux petits bateaux du Mouvement Free Gaza, le Liberty et le Free Gaza, ont été les premiers à atteindre l’enclave depuis 1967, brisant le siège naval avec à leur bord des militants et des journalistes du monde entier. Leur succès a inspiré la vague de missions de solidarité qui a suivi.

La plus tragique d’entre elles fut celle du Mavi Marmara en 2010, lorsque des commandos israéliens prirent d’assaut le navire dans les eaux internationales, tuant dix activistes et en blessant des dizaines d’autres. Cette attaque provoqua l’indignation mondiale et fit de la « flottille » un symbole de la résistance à l’apartheid.

Depuis lors, plus de trente missions de ce type ont tenté d’atteindre Gaza, notamment le Women’s Boat to Gaza en 2016 et les multiples voyages de la Freedom Flotilla Coalition. Qu’elles aient abouti ou qu’elles aient été interceptées, ces expéditions nous rappellent que le monde n’accepte pas le siège.

La flottille Sumud, dont le nom signifie « persévérance » en arabe, perpétue avec force cet héritage. Composée de plusieurs petits navires battant pavillon scandinave, irlandais et sud-africain, elle transportait un équipage international composé de militant.e.s, d’étudiant.e.s, de médecins, de journalistes et de marins à la retraite. Leur cargaison était largement symbolique – trousses médicales, colis alimentaires, livres et lettres de solidarité – mais le voyage avait une portée plus large : le refus de normaliser l’occupation.

Le départ du Sumud depuis un port européen a ravivé l’intérêt pour la résistance en mer. Les organisateurs de la Freedom Flotilla Coalition ont déjà annoncé de nouvelles missions pour 2025, s’engageant à poursuivre leur action « jusqu’à ce que Gaza soit libre ». Pour les participants, la flottille ne représente pas un geste sans lendemain, mais la renaissance d’une conscience internationaliste, en écho à l’esprit de celle qui avait autrefois envoyé des brigades en Espagne et des volontaires dans les mouvements anti-apartheid.

La machine de répression israélienne

L’interception de la flottille par l’État israélien reflète un schéma constant : une agression militaire déguisée en application de la loi, appuyée par le soutien politique et économique de l’Occident. La saisie de bateaux civils dans les eaux internationales, l’arrestation et l’humiliation de militant.e.s non armé.e.s et le blocage systématique des opérations de solidarité révèlent l’arrogance du pouvoir et sa situation de dépendance.

L’impunité d’Israël repose sur ses alliances. Les États-Unis, son principal protecteur, fournissent environ 15 % du budget militaire d’Israël par le biais d’aides et de transferts d’armes. Les États européens continuent également d’exporter des technologies à double usage malgré les interdictions officielles. Entre 2014 et 2022, le gouvernement indien a importé pour plus de 1,5 milliard de dollars de drones, de missiles et de systèmes de surveillance israéliens. Les circuits économiques de l’occupation s’étendent bien au-delà de Tel-Aviv.

L’histoire regorge d’exemples qui nous montrent que même l’empire le plus puissant ne peut réduire définitivement au silence les voix de la conscience. La criminalisation de la solidarité rappelle des précédents coloniaux : l’emprisonnement des militants anti-esclavagistes, la persécution des volontaires internationaux en Espagne et la répression des réseaux anti-apartheid. L’histoire montre que la répression, lorsqu’elle est dirigée contre le sens moral de l’humanité, tend à universaliser la dissidence plutôt qu’à l’éteindre.

Indignation mondiale et retour de la solidarité de masse

La réaction mondiale à l’attaque du Sumud a été immédiate. Les gouvernements d’Amérique latine, d’Afrique et d’une partie de l’Europe ont condamné l’agression d’Israël et appelé à la fin du blocus. Le ministère des Affaires étrangères sud-africain a établi un parallèle avec sa lutte contre l’apartheid, tandis que le Chili, la Colombie et la Bolivie ont publié des déclarations communes de protestation.

Mais la résonance la plus profonde a été émise par la base, par les mouvements, et non par les ministères. Les syndicats, les groupes d’étudiants et les groupes confessionnels ont organisé des veillées, des boycotts et des marches à travers les continents. Il était réconfortant de voir les actions de la classe ouvrière en faveur de Gaza, comme en Italie et en Espagne, où les dockers ont refusé de traiter les cargos israéliens. À Londres, des milliers de personnes se sont rassemblées devant Downing Street pour réclamer des sanctions. À travers le continent latino-américain, les mobilisations de protestation ont combiné les demandes de cessez-le-feu à Gaza avec des critiques de l’austérité néolibérale dans leur propre pays, établissant un lien entre la violence impériale à l’étranger et l’exploitation chez eux.

Ces mobilisations mettent en évidence une nouvelle phase dans la politique mondiale : une phase où la morale publique diverge de plus en plus de la politique de l’État. Les réseaux de solidarité qui se forment en réponse au siège de Gaza font écho à l’énergie morale qui animait autrefois les mouvements anti-guerre et anti-apartheid. Ils signalent également que l’internationalisme, longtemps considéré comme dépassé, revient en tant que pratique vivante, en particulier dans les mouvements de la jeunesse et dans le monde du travail.

Voix palestiniennes et sens de la résistance

À Gaza, les activistes et les organisations de la société civile ont accueilli la flottille comme une bouée de sauvetage matérielle et morale. Des organisations telles que le Centre Al-Mezan pour les droits de l’homme et le Centre palestinien pour le dialogue humanitaire ont exprimé leur gratitude pour cette initiative, qu’elles ont présentée comme une continuité de la détermination palestinienne (sumud).

« Ces bateaux nous rappellent que la mer porte encore l’espoir », déclarait l’un de leurs communiqués, « et que la liberté ne peut être mise en quarantaine ». Le symbolisme de la flottille réside dans la transformation de l’isolement de Gaza en une responsabilité mondiale partagée.

« Ces bateaux nous rappellent que la mer porte toujours l’espoir », peut-on lire dans l’une de leurs déclarations, « et que la liberté ne peut être mise en quarantaine ». La force symbolique de la flottille réside dans le fait qu’elle convertit l’isolement de Gaza en une responsabilité mondiale partagée.

Chaque bateau intercepté renforce le droit des Palestinien.ne.s à vivre, à retourner chez eux et à résister à la déshumanisation. Le défi lancé par la flottille Sumud, tout comme les manifestations continues à Rafah et Khan Younis, exprime la même logique inébranlable de la résistance : exister dans la dignité sous l’occupation est en soi une forme de révolte.

La fracture mondiale – États et peuples

La crise autour de la flottille a également mis en évidence le fossé grandissant entre les gouvernements et leurs populations.

Les classes dirigeantes occidentales, en lien étroit avec les lobbies de l’armement et les combinaisons idéologiques qui les soutiennent, restent fermes dans leur soutien à Israël. Pourtant, dans les universités, les syndicats et les églises, l’opinion publique est en train de changer. Des sondages réalisés au Royaume-Uni et aux États-Unis montrent désormais qu’une majorité de la population est favorable à un cessez-le-feu et remet en question son soutien inconditionnel à Israël.

Parallèlement, les pays du Sud affirment une indépendance morale et politique sans précédent depuis les années 1970. La plainte déposée par l’Afrique du Sud contre Israël devant la Cour internationale de justice et le large soutien qu’elle a reçu de la part d’États d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie montrent à quel point la mémoire anticoloniale est vivace. Dans ces régions du monde, des millions de personnes considèrent la cause palestinienne non pas comme une question étrangère, mais comme le reflet de leur propre histoire de dépossession. Aujourd’hui, elle revêt la même importance morale que les luttes anti-apartheid et anti-impérialistes d’autrefois.

L’Inde dérive de la solidarité vers la complicité

Malheureusement, dans cette résurgence mondiale de la solidarité, l’Inde fait figure d’exception tragique. Enterrant son propre passé de leader de la solidarité anticolonialiste et non alignée, l’État indien s’est résolument orienté vers un alignement avec Israël. Ce changement a commencé dans les années 1990, mais s’est accéléré sous le régime Modi, passant d’une relation diplomatique à un partenariat idéologique.

Le sionisme et l’Hindutva partagent un vocabulaire de suprématie ethnoreligieuse, de nationalisme militarisé et d’islamophobie. L’Inde est aujourd’hui le plus grand acheteur d’armes israéliennes après les États-Unis, et représente environ 45 % des exportations de défense d’Israël. Les coentreprises dans la fabrication de drones, la cybersécurité et la surveillance des frontières se sont rapidement développées. Les technologies utilisées pour l’occupation de la Palestine trouvent leur réplique le long des frontières militarisées de l’Inde et dans les systèmes de surveillance du Cachemire.

Tout aussi frappant est le silence moral. Le BJP au pouvoir et les principaux partis d’opposition n’ont pas condamné les agissements d’Israël à Gaza. Craignant d’être qualifiés d’« antinationaux », même les commentateurs libéraux et laïques, autrefois très virulents, se sont retirés dans le silence. Les médias indiens, inondés de commentaires pro-israéliens, reflètent la convergence autoritaire entre le sionisme et l’Hindutva.

Ce silence contraste fortement avec le passé de l’Inde. Le gouvernement de l’ère Nehru s’était opposé à l’adhésion d’Israël à l’ONU, et la politique étrangère initiale de l’Inde associait systématiquement la liberté anticoloniale dans son propre pays à l’autodétermination palestinienne. Cet héritage, bien que faible, ne survit aujourd’hui que dans les déclarations de la gauche et dans quelques manifestations éparses.

La gauche résiste et doit se renouveler

Pourtant, la résistance persiste. Dans les campus et les villes indiennes, des groupes modestes mais déterminés – syndicats étudiants, partis et organisations de gauche, syndicats de travailleurs et collectifs féministes – ont organisé des rassemblements, des séminaires et des collectes de fonds pour Gaza. Leur nombre est encore modeste, mais leur importance est immense. Ces rassemblements, aussi modestes soient-ils, représentent l’esprit d’une tradition plus ancienne et plus noble : l’esprit de l’internationalisme et de l’anti-impérialisme. Chaque rassemblement réaffirme le principe selon lequel l’internationalisme n’est pas une abstraction, mais une pratique enracinée dans la solidarité. Face à l’obscurité envahissante de l’uniformité, ils maintiennent vivant le lien essentiel qui unit Bhagat Singh et Ho Chi Minh, Kolkata et Gaza, les grèves des mineurs et les flottilles de la liberté.

À l’échelle mondiale, la gauche est confrontée à une crise. Des décennies de restructuration néolibérale, l’atomisation du travail et la montée des politiques identitaires ont affaibli le pouvoir organisé des classes populaires. Pourtant, la tragédie de Gaza a catalysé quelque chose de nouveau : la réémergence d’un internationalisme moral et ancré dans une perspective de classe. Les dockers qui refusent les livraisons d’armes, les professionnels de santé qui dénoncent les bombardements d’hôpitaux et les artistes qui boycottent les échanges culturels montrent comment la solidarité peut à nouveau prendre une forme concrète.

Pour la gauche indienne, ce moment exige de reconnecter les luttes nationales aux luttes mondiales. Les paysans qui résistent à l’accaparement des terres par les grandes entreprises dans le Chhattisgarh, les Adivasis qui s’opposent à l’exploitation minière dans l’Odisha, les ouvriers et ouvrières qui s’organisent dans les centres industriels et les minorités confrontées à la violence de la majorité – tous partagent la même dialectique du pouvoir et de la résistance que le peuple de Gaza. Soutenir la Palestine n’est pas faire preuve de charité, c’est reconnaître la logique commune de dépossession qui définit notre époque.

L’internationalisme, loin d’être un slogan nostalgique, réapparaît comme la seule politique réaliste dans un monde organisé autour du capital et de la coercition.

Un internationalisme renouvelé

Ce que Gaza révèle, ce n’est pas seulement la brutalité de l’occupation, mais aussi l’épuisement de l’ordre mondial qui la soutient.

Aujourd’hui, l’impérialisme opère moins par le biais des colonies que par celui des murs, des blocus, des sanctions et de la dette. Face à l’offensive croissante de ce dispositif de fragmentation, seul l’internationalisme peut offrir une alternative cohérente.

En ce sens, la flottille est une métaphore de la politique que la gauche doit redécouvrir : nous devons prendre des risques collectifs pour une émancipation collective. Elle démontre que la solidarité est une arme plus durable que les drones et les checkpoints. En unissant les luttes des travailleuses et travailleurs, des étudiantes et étudiants, des paysannes et paysans et des personnes déplacées à travers les frontières, la gauche peut à nouveau formuler un projet mondial de libération.

Un appel à l’action

Le blocus de Gaza prendra fin un jour, comme tous les blocus finissent par le faire. La question que posera l’histoire est la suivante : qui est resté ferme lorsque la mer était agitée ? L’appel est maintenant lancé pour une plus grande mobilisation, une solidarité plus profonde et un internationalisme renouvelé de la classe ouvrière.

Que la conscience de l’Inde, autrefois phare de la solidarité anticolonialiste, se réveille à nouveau. Que les syndicats, les étudiant-e-s et les citoyen-ne-s exigent la fin de la complicité avec l’apartheid. Levez l’embargo. Arrêtez les massacres. Soutenez Gaza, non pas par charité, mais par souci de justice.

Soutenir Gaza, c’est défendre le droit de tous les peuples à respirer librement, à résister à l’empire et à libérer le monde de la logique du siège. La géographie morale de l’humanité commence aujourd’hui, une fois de plus, sur les côtes de Gaza.

Soumya Sahin


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