![]() |
Mardi 30 septembre, Donald Trump a tenu des propos inquiétants devant les caciques de l’armée. Après son discours délirant à l’ONU, ils dénotent l’émergence d’un pouvoir politique fascisant, égotique et ploutocratique. Une réalité dont les élites états-uniennes peinent à prendre la mesure.
https://www.mediapart.fr/journal/in...[HEBDO]-hebdo-20251004-051006&M_BT=1489664863989
ÀÀune semaine d’intervalle, qui semble une éternité dans la distorsion et la densité hors norme du temps trumpien, le président des États-Unis a prononcé deux discours sidérants. Mardi 23 septembre devant l’Assemblée générale des Nations unies, puis mardi 30 septembre devant un parterre de hauts gradés de l’armée états-unienne réunis au complet, ces deux prises de parole ont résumé la dystopie dans laquelle sont entrés la première puissance mondiale et tous ceux qui ont à craindre de ses foudres.
Le caractère bouffon de ces deux interventions, qui ne doit pas occulter le danger réel qu’elles annoncent, fait penser à Caligula, cette pièce de théâtre d’Albert Camus consacrée à la trajectoire d’un empereur romain instable et meurtrier, fomenteur de mises en scène humiliantes pour ses proches. Empreint d’une philosophie nihiliste, l’autocrate en déduit que tout se vaut et en vient à balancer toute éthique ou morale humaine par-dessus bord.
« Ce monde est sans importance et qui le reconnaît conquiert sa liberté », affirme Caligula au début de la pièce, étant entendu que sa liberté s’exercera au prix de celle des autres, auxquels il promet d’ailleurs une « grande épreuve ». Une phrase qui résonne de manière troublante avec la litanie de propos décousus tenus la semaine dernière par Donald Trump devant les représentant·es des nations du monde entier, dans l’enceinte par excellence du multilatéralisme, le siège de l’ONU, hébergé sur le sol américain à New York.
Mentant comme un arracheur de dents sur de multiples sujets, qualifiant notamment d’« escroquerie historique » le réchauffement climatique, glorifiant son propre bilan dans des termes propagandistes, Trump a étalé ce jour-là, avec une grande brutalité, son désintérêt radical pour l’idée d’un intérêt général supérieur à celui de son portefeuille et de son propre clan.
Ses attaques frontales contre les Nations unies en ont témoigné, réduisant l’apport de leurs organismes à des « paroles en l’air », regrettant leur absence de soutien à ses tentatives de « deals » à travers la planète, et se lamentant du fonctionnement de l’escalator et du téléprompteur le jour de sa venue…
« La contestation de l’esprit universel du multilatéralisme édifié en 1945 n’est pas nouvelle, analyse Jean-Vincent Holeindre, professeur de science politique à l’université Paris-Panthéon-Assas. Mais là où la Chine et la Russie travaillaient déjà à déconstruire la légitimité du droit international, c’est la puissance qui a promu ces principes qui les dénigre de la manière la plus stridente qui soit. Par la voix de Trump, c’est comme si elle cassait le jouet qu’elle avait fabriqué. »
À l’évidence, les Américains ont toujours pratiqué le double standard et ont usé du droit international comme d’un levier de puissance intéressé. « Mais on franchit un cap, estime Jean-Vincent Holeindre, lorsque Trump tourne les Nations unies en ridicule par des propos de café du commerce, dont l’absence apparente de logique masque une “basse continue”, à savoir un alignement sur le narratif autoritaire des puissances révisionnistes. »
Les prétentions au rôle de « faiseur de paix » de Trump, sur lesquelles il assoit sa réclamation capricieuse d’un prix Nobel, ne sont évidemment pas à prendre au pied de la lettre. Dans les « six ou sept conflits » qu’il aurait résolus, le New York Times rappelle que les processus de pacification sont très précaires, pour la bonne raison que les causes sous-jacentes aux affrontements n’ont pas été réglées sur le fond.
Par ailleurs, les « deals » trouvés contiennent quasiment systématiquement des dispositions servant à enrichir son clan ou à extraire des ressources des pays concernés, que ce soit à Gaza, au Caucase ou en République démocratique du Congo. Et même si Trump doit ménager sa base rétive à tout engagement extérieur de « boys » états-uniens, cela ne l’empêche pas de procéder à des opérations de police militaire contraires au droit international, comme en Iran et au Vénézuéla, ou de faire planer des menaces d’annexion dans son étranger proche.
Au crachat symbolique sur « l’esprit de 1945 » opéré à l’ONU, s’est ajoutée mardi 30 septembre la convocation, douteuse d’un point de vue sécuritaire, de huit cents généraux et amiraux sur une base militaire de Virginie. Devant ce parterre de hauts gradés en uniforme, Donald Trump et son secrétaire à la défense, Pete Hegseth, dont le ministère a été rebaptisé comme celui de « la guerre », ont déroulé des obsessions partisanes hors de propos mais très alarmantes.
À travers ses critiques sur l’infiltration de la supposée « idéologie woke » dans l’armée, Hegseth a vanté la restauration d’un « ethos guerrier », et de normes de promotion internes favorisant des hommes blancs – mais pas en « surpoids » – plutôt que des femmes et des profils de la diversité. « L’ère du politiquement correct, de l’hypersensibilité, du “Ne blessez personne” est révolue », a-t-il insisté. Son gloubi-boulga managérial sur le « leadership » était ainsi amalgamé à une rhétorique fascisante – celle qui assume les inégalités naturelles, moque la sensibilité démocratique et glorifie les corps forts et performants.
Le président Trump, lui, a délivré un discours beaucoup plus erratique, mais pointant les « endroits dangereux » que constituent, à ses yeux, les villes « gérées par les démocrates de la gauche radicale [...], San Francisco, Chicago, New York, Los Angeles ». « Nous allons les remettre en ordre une par une, a-t-il promis. […] C’est aussi une guerre. C’est une guerre de l’intérieur. » « Nous devrions utiliser certaines de ces villes dangereuses comme terrain d’entraînement pour nos militaires », a-t-il encore ajouté.
Les épisodes d’envois de la garde nationale à Los Angeles (Californie) ou dans la capitale fédérale Washington viennent confirmer qu’il ne s’agit pas que de paroles en l’air ou de spectacle. Si Trump n’est pas forcément le porteur d’un militarisme expansif, il l’est de plus en plus d’un militarisme tourné contre les oppositions internes à sa politique de prédation économique et d’exaltation identitaire.
Alors que des élus démocrates new-yorkais ont récemment été arrêtés et ligotés par la police anti-immigration au cours d’une protestation, et que des États républicains ont commencé une course délétère au charcutage électoral, l’hypothèse d’un pouvoir trumpiste empêchant le déroulement normal des élections de mi-mandat est tout à fait plausible. La fin de son premier mandat, au demeurant, s’était conclue par un assaut meurtrier sur le Capitole. Or, depuis ce « putsch desperado », comme l’avait qualifié l’essayiste Richard Seymour en parlant aussi d’une « phase [fasciste] expérimentale », le projet Maga (« Make America Great Again ») s’est professionnalisé.
Nul ne sait à quel point les menaces trumpistes se concrétiseront. Si Caligula était un jeune empereur, Trump renvoie plutôt à la sénilité. Ses digressions consternantes sur sa signature (« Je [l’]aime. Vraiment. Tout le monde aime ma signature. ») ne doivent cependant pas tromper. D’une part, toutes les transgressions auxquelles il se livre créent un précédent, qui ne devrait pas se produire dans une démocratie au fonctionnement régulier. D’autre part, il a propulsé à la Maison-Blanche, comme dans l’appareil sécuritaire et judiciaire, des idéologues bien plus jeunes et cortiqués que lui.
Enfin, la dimension grotesque du pouvoir de Trump, visible dans ces deux discours comme dans une scène récente hallucinante où l’on voit des grands patrons de la tech lui chanter les louanges, est tout à fait compatible avec un projet autocratique voire fasciste. Comme l’avait suggéré le philosophe Michel Foucault, le grotesque est une manière de sidérer les sujets du pouvoir, en leur montrant que les détenteurs de ce dernier sont capables de tout, simplement parce qu’ils ont pour eux la force qui les rend incontournables et inévitables.
Si Donald Trump ne veut pas que sa défaite de 2020 se renouvelle, c’est parce que lui et sa famille ont amassé des sommes considérables.
Dans les États-Unis de 2025, ce « grotesque » prend le visage d’un homme d’affaires égotique et immature, fasciné par la réussite matérielle. Ici, la référence théâtrale pour décrire le maître de la Maison-Blanche serait moins Caligula que le Père Ubu d’Alfred Jarry, devenu roi de Pologne et répondant à un contribuable qui prétend avoir déjà payé : « C’est fort possible, mais j’ai changé le gouvernement et j’ai fait mettre dans le journal qu’on paierait deux fois tous les impôts […]. Avec un tel système, j’aurai vite fait fortune, alors je tuerai tout le monde et je m’en irai. »
Le génie de Jarry est de décrire un homme à la fois ridicule et capable des pires horreurs, par la vertu de ce nihilisme suprême qui est le produit de la fusion entre l’homme d’État et le capital. Ubu Roi n’est pas une comédie, c’est une tragédie sinistre. Et elle ressemble à celle qui se joue outre-Atlantique en ce moment. Le bouffon devient roi par lassitude et mécontentement du régime existant. Puis, il détruit tout pour son enrichissement qui est la seule raison qui vaille pour lui.
Si Donald Trump ne veut pas que sa défaite de 2020 se renouvelle, c’est parce que lui et sa famille ont amassé des sommes considérables en jouant du pouvoir présidentiel. En août, le lancement de la « cryptomonnaie » familiale a permis au clan Trump d’engranger près de 5 milliards de dollars.
En juin, la Trump Organization avait obtenu des concessions du pouvoir vietnamien, alors en pleines négociations commerciales avec les États-Unis, pour construire un complexe hôtelier avec golf d’une valeur de 1 milliard de dollars. Et en avril, des proches de Donald Trump avaient réalisé des plus-values notables en Bourse grâce à un déjeuner avec le président.
Ce nihilisme qui réduit le sens du monde à l’accumulation personnelle ne tombe pas du ciel. Il est le produit d’un capitalisme qui met en péril les sociétés, l’environnement et la paix mondiale. Pour réaliser l’accumulation, désormais, il n’y a pas d’autres moyens que d’en passer par de l’accaparement et de la destruction. Comme la classe capitaliste refuse tout aménagement à la priorité donnée à l’accumulation, il lui faut accepter cette destruction. Et même l’utiliser.
Dans le meilleur des cas, la technologie réglera tout et on sera plus riche. Et sinon, on aura gagné ce que l’on peut tant qu’on peut. En somme : le monde peut bien périr si j’ai le temps de faire fortune. Dans cette fuite en avant, tout doit être utile pour faire du profit. Le changement climatique devient donc une « blague », car si la seule réalité qui compte est celle de l’argent, alors il est impossible de laisser dormir le pétrole dans le sol.
Ce nihilisme s’accompagne alors non pas d’un déni, mais d’une abolition de la réalité. Seule la réalité de l’accumulation existe, le reste est un mensonge. Ce n’est pas pour rien que le discours de Donald Trump est violent. C’est parce qu’il nie l’existence même d’une vie en dehors du capital. Il est, en cela, le point terminal de l’évolution du spectacle décrit par Guy Debord, c’est-à-dire du capitalisme devant imposer des besoins contre la vie réellement vécue.
Dans ses Commentaires sur la société du spectacle de 1988, Debord décrivait ainsi cette évolution : « La réalité se tient maintenant en face du [spectacle] comme quelque chose d’étranger. » Pour justifier ses violences, Trump peut donc décrire les villes démocrates comme des zones de guerre et le changement climatique comme une tromperie. Mais il ne s’agit pas que de mots. Cette réalité falsifiée a un impact sur la réalité vécue parce qu’elle prétend, précisément, à la modeler.
La différence avec Ubu et Caligula, c’est que trop peu de secteurs de la société états-unienne, notamment parmi les élites, semblent prêts à engager la lutte contre le « Bouffon en chef » et ce qu’il représente. Et encore moins à combattre les forces qui ont rendu possible cette scène hallucinante d’un parterre de généraux états-uniens silencieux devant un discours fascisant et délirant.
Une bonne part de l’establishment démocrate continue ainsi d’être tétanisée, donnant des gages au moment de la mort de Charlie Kirk, ou concentrant leurs espoirs dans un backlash électoral qui leur profiterait. Une organisation, baptisée « Demand Justice », vient d’ailleurs de se ranimer pour pousser les parlementaires démocrates à lutter beaucoup plus activement contre « la transformation du système légal » du pays.
« Je te juge nuisible et cruel, égoïste et vaniteux, explique à Caligula, dans la pièce de Camus, un de ses opposants. […] La plupart des hommes sont comme moi. Ils sont incapables de vivre dans un univers où la pensée la plus bizarre peut en une seconde entrer dans la réalité – où, la plupart du temps, elle y entre, comme un couteau dans un cœur. »
Pour opposer une telle résistance au trumpisme, encore faut-il ne pas se méprendre sur le phénomène, et prendre la mesure du seuil qu’il souhaite faire franchir à la république américaine. Ce seuil est celui d’une liquidation du pluralisme qui faisait que les États-Unis, en dépit de leur comportement unilatéral et parfois criminel, étaient aussi une formation sociale contradictoire, qui pouvait abriter des combats émancipateurs.
Le centre du capitalisme mondial, qui prétendait jadis défendre la liberté, place désormais sa destruction au rang de la première des vertus. En interne, le camp démocrate paie sa préservation d’un régime politique et économique dont il n’a pas voulu voir que la pente était celle-ci. Quant aux États européens, qui vivent dans sa dépendance sécuritaire et économique depuis de longues décennies, ils doivent se préparer à un tournant durable.
Fabien Escalona et Romaric Godin
| Date | Nom | Message |