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Alors que les Vingt-Sept s’enlisent dans leurs divisions au sujet de sanctions contre l’État hébreu, des membres de l’administration bruxelloise sortent du bois pour exprimer leur solidarité avec les Palestiniens. Mais les pressions au silence ou à la discrétion restent fortes.
https://www.mediapart.fr/journal/in...[HEBDO]-hebdo-20251004-051006&M_BT=1489664863989
Malgré la pluie, une petite foule, probablement 160 personnes, est réunie devant le siège de la Commission européenne, à Bruxelles. Certaines tapent bruyamment sur des casseroles ou brandissent des pancartes en soutien à la flottille de la liberté ou réclamant « l’arrêt de l’occupation israélienne ». D’autres arborent des affiches portant des dates et des noms de lieux gazaouis, frappés par l’armée israélienne, et où des civil·es ont péri. Quelques participant·es portent un tee-shirt aux motifs de pastèque avec l’inscription « Say no to genocide » (« Dites non au génocide »).
Nous sommes le 11 septembre et, comme chaque jeudi depuis dix-huit mois maintenant, une poignée de fonctionnaires européen·nes, de stagiaires, de contractuel·les et d’intérimaires manifestent devant les bureaux d’Ursula von der Leyen et de son collège de commissaires. Un manifestant prend le micro. Il estime que la présidente de la Commission, la veille, a « légèrement infléchi » son discours en proposant, notamment, une suspension partielle de l’accord de libre-échange qui lie l’Union européenne (UE) et Israël et des sanctions contre deux ministres d’extrême droite du gouvernement Nétanyahou.
« C’est insuffisant mais on note une évolution », lance l’orateur, bien conscient que ces propositions sont tributaires du vote des États membres, éternellement divisés sur cette question. Les gouvernements de l’Allemagne et de la Hongrie sont parmi les moins enclins à sanctionner Israël, et le premier pèse lourd dans les votes en raison de son poids démographique.
« Les propositions de von der Leyen, c’est beaucoup trop peu et trop tard, et ça ne mènera probablement pas très loin », commente une fonctionnaire sous couvert d’anonymat. Cela ne l’empêchera pas de participer au prochain rassemblement. Ces manifestations, peu ordinaires dans le quartier européen, sont organisées par un groupe spontané et informel de fonctionnaires réuni·es sous la bannière de EU Staff for Peace, qui milite pour qu’une « parole pacifiste » puisse s’exprimer au sein des institutions.
« Autant dire qu’en nous lançant dans de telles initiatives, nous faisons face à beaucoup de pressions, d’intimidations et d’hostilité, témoigne un membre du groupe. L’équilibre entre liberté d’expression et loyauté à l’égard des institutions reste un sujet controversé en interne et ça le restera tant qu’il n’y a pas de direction claire au niveau du “leadership” de la Commission européenne. »
EU Staff for Peace s’est constitué, au fil des mois, par l’agrégation de quelques initiatives individuelles. « Nous écrivions des lettres aux échelons supérieurs de la hiérarchie pour exprimer notre indignation face au non-respect du droit international, explique Faryda Hussein, ancienne employée, à Bruxelles, de la direction générale emploi et désormais fonctionnaire aux Pays-Bas. On nous répondait par des rappels au règlement du personnel, c’était le monde à l’envers. »
Le règlement de l’UE stipule en effet que les fonctionnaires européen·nes ont droit à la « liberté d’expression », mais que celle-ci est soumise à un devoir de « loyauté » et d’« impartialité ». Ces notions sont rappelées régulièrement par les porte-parole de la Commission européenne, comme dans cet article de Politico où Arianna Podestà, la porte-parole adjointe, assénait au mois d’août que « les locaux de l’administration ne sont pas des lieux pour l’activisme, ni pour exprimer un soutien ou une opposition à des causes politiques ».
« Ce genre de messages est vécu comme une menace par les employés », indique un ancien fonctionnaire. C’est d’ailleurs le même message que fait parvenir à Mediapart le porte-parolat de la Commission : les fonctionnaires doivent être « impartiaux » et « loyaux ». Ils doivent « soutenir » non seulement « l’institution » mais aussi « ses membres », donc les commissaires, pourtant très divisé·es dans leur approche à l’égard d’Israël.
Plusieurs fonctionnaires, contactés par Mediapart, évoquent des pressions de la part de leurs collègues et parfois de leur hiérarchie. Cela passe par des dénonciations ou des mises au point venant de supérieur·es qui pointent leur « activisme » et leur « absence de neutralité ». « J’avais créé une petite signature d’e-mail avec un message en soutien à la Palestine, comme d’autres collègues l’avaient fait, témoigne une fonctionnaire. J’avais aussi un drapeau dans mon bureau. On m’a demandé d’enlever tout ça à plusieurs reprises. »
Pour répondre aux allégations d’« activisme politique » ou de « partialité », les membres d’EU Staff for Peace mettent en avant le droit international.
« Les violations du droit international humanitaire à Gaza, celles des droits humains, ce sont des faits, et pas des opinions politiques. En les défendant, nous sommes ceux qui expriment une véritable loyauté au projet et aux traités européens. Une institution qui a reçu le prix Nobel de la paix ne peut pas se permettre de double standard », lance ce fonctionnaire qui fait référence aux nombreux soutiens à l’Ukraine encouragés par les institutions.
Régulièrement, EU Staff for Peace écrit aux dirigeant·es des institutions européennes, en s’inscrivant dans une démarche discrète, respectueuse des canaux internes d’expression des désaccords, de façon à favoriser le dialogue.
Dans une récente missive, adressée au président du Conseil européen, António Costa, EU Staff for Peace dénonce « l’assimilation d’une population entière à des terroristes » et rappelle que l’utilisation de l’arme de la « faim contre la population » est un crime de guerre. Les signataires demandent davantage d’action européenne et espèrent que Costa œuvrera à la construction d’un « consensus » entre les États membres.
Au mois d’août, Oreste Madia, lui aussi fonctionnaire, avait poussé le curseur un cran plus loin en publiant une lettre ouverte qui dénonçait le « génocide », la « famine » et le manque d’action européenne. Il a depuis quitté la fonction publique, notamment face aux « mots vides de l’UE ». « Avec cette initiative, j’ai voulu toucher les limites du règlement, car face à un génocide, il faut se rendre visible et ne pas se contenter d’une contestation douce », explique-t-il à Mediapart. Son appel avait rallié plus de 1 800 signatures.
Parmi les signataires, certain·es participent aussi à des actions qui, de prime abord, pourraient sembler plus consensuelles. C’est le cas des collectes de « dons » pour Gaza, transférés à la Croix-Rouge irlandaise – qui arrive parfois à faire parvenir de l’aide dans le territoire –, et organisées dans le cadre de vente de gâteaux et de tartes. « Cela permet de se sentir moins seul, d’informer les collègues, de nous soutenir mutuellement et de sensibiliser davantage. »
130 000 euros ont été récoltés à travers ces ventes hebdomadaires. « J’étais très sceptique au sujet de ces ventes, car on ne parle pas d’une catastrophe naturelle ici, mais d’un génocide, lance Faryda Hussein. Mais cela attire de plus en plus de monde, à des rangs plus élevés de la hiérarchie, donc cela contribue peu à peu à changer la culture des institutions. »
Le 25 septembre, la socialiste espagnole Teresa Ribera, vice-présidente de la Commission, et l’une des rares commissaires à utiliser le mot de génocide, a même marqué l’événement de sa présence. Un geste qui n’a rien d’anodin, tant ces ventes se déroulent dans un contexte houleux.
En juillet, la coordinatrice de la Commission européenne pour combattre l’antisémitisme, Katharina von Schnurbein, avait alors estimé, comme l’ont rapporté plusieurs médias, dont EUobserver, que certaines actions de solidarité « comme les ventes de gâteaux » contribuaient à un « antisémitisme ambiant », ce qui a rendu d’autant plus difficile de manifester sa solidarité entre les murs du Berlaymont, le siège de la Commission.
« C’est une accusation extrêmement grave, qui heurte la dignité de tant de collègues. Nous aurions aimé qu’au moins les syndicats du personnel se manifestent lorsqu’on appelle “antisémites” des pacifistes, mais non, ils n’ont rien dit sur ces sujets », déplore un fonctionnaire européen.
Et lorsque des fonctionnaires se retrouvent, du fait de leurs responsabilités, à devoir apposer leur signature pour des paiements versés à Israël, au titre d’un instrument de coopération comme « Horizon », dédié à la recherche, certain·es font valoir une objection de conscience.
« Lorsque ma signature est une étape nécessaire à un tel versement, je me déporte en remplissant une déclaration formelle de “conflit d’intérêts”, nous explique l’un de ces objecteurs, car il serait contraire à mes positions de participer à ce processus, et mon supérieur a été très compréhensif. »
Dans d’autres situations, la hiérarchie se montre moins ouverte. C’est le cas de ce consultant, sous contrat temporaire avec une institution européenne. Il avait souhaité « suivre la procédure de conflit d’intérêts, comme on le [leur] suggère, pour ne pas traiter de dossiers en lien avec des entités israéliennes ». Et c’est bien ce conflit d’intérêts qui a conduit au non-renouvellement de son contrat, comme en atteste un e-mail consulté par Mediapart.
Un fonctionnaire membre d’EU Staff for Peace en est convaincu : « Nous sommes une majorité silencieuse, mais beaucoup ont peur de s’exprimer ouvertement, car on nous a dit que ces actions peuvent avoir de graves conséquences. C’est aussi pour cela que nous nous exprimons. Pour ouvrir à nos collègues un espace sûr pour exercer leur droit à la liberté d’expression et pour réclamer l’application des droits humains et du droit international, au fondement des traités européens. »
Cédric Vallet
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