« La société était promesse, elle est devenue menace » (Alain Mergier, sociologue)

mercredi 23 novembre 2011.
 

Quelque chose s’est cassé. Dans les têtes d’abord. C’est ce que nous rapporte le livre d’Alain Mergier et Philippe Guibert, Le descenseur social. Dans les milieux populaires, la représentation de la société, comme celle de l’avenir est singulièrement pessimiste. L’ascenseur social fonctionnerait toujours... mais dans le sens exclusif de la descente ! L’Etat, hier garant de la promesse républicaine, serait devenu une « menace ». Les dispositifs de protection sociale contribueraient même à déposséder les individus « de toute capacité à se retrouver sujet de sa propre vie ». La société vécue par les milieux populaires est violente, la menace y est permanente et « toute relation devient potentiellement agressive ». Là encore, l’Etat aurait failli en « renonçant, de fait, à son monopole de la violence ». Enfin, troisième pilier de la société vécue par les milieux populaires, les politiques d’intégration seraient un échec.

Vous venez de publier un ouvrage remarqué Le descenseur social. Enquête sur les milieux populaires. Que représentent-ils encore aujourd’hui ? Qui sont-ils ?

D’abord, ils représentent un « impensé » de la politique qui vit encore trop souvent sur le mythe de la grande classe moyenne. Ce mouvement de convergence a une réalité jusqu’à la fin des années 70. Nous vivons, aujourd’hui, dans l’éclatement de cette grande classe moyenne, sans en avoir pris la mesure de cette reconfiguration sociologique et de ses conséquences politiques. On ne sait plus bien comment cette partie de la population raisonne, on se contente d’enregistrer et de subir les aléas de leurs attitudes, de leurs opinions et finalement de leur vote.

Les milieux populaires représentent presque 15 millions de salariés en France. Le nombre d’ouvriers a diminué depuis 30 ans mais ils sont « encore » 7 millions dans ce pays, à comparer aux 4 millions de cadres et professions intellectuelles. Quant aux employés, c’est la catégorie de salariés qui a le plus augmenté depuis 20 ans, et la plus importante aujourd’hui, avec environ 8 millions de personnes. Les milieux populaires représentent plus de la moitié de la population active et 60% des salariés. En termes électoraux, c’est un électeur sur trois ! Faut il préciser que sortir de cet « impensé » est un enjeu central.

Qu’est-ce qui justifie de rapprocher employés et ouvriers aujourd’hui ? Est-ce un ensemble homogène ?

Homogène, non. Mais attention, ne nous laissons pas leurrer avec cette thèse de la fragmentation sociale qui voudrait voir succéder aux classes sociales un émiettement de la population vivant selon des réalités sans commune mesure. Ce que nous avons constaté avec Philippe Guibert, c’est que cette population vivait certes des expériences sociales très contrastées mais qu’elles avaient en commun un cadre très contraignant. De quoi est constitué ce cadre ? Il y a d’une part des salaires moyens très proches : environ 1300 euros nets mensuels. Attention, ce chiffre vaut pour les salariés en CDI à temps plein. La réalité des revenus moyens des employés et ouvriers est dans les faits plus basse, compte tenu des contrats précaires, des temps partiels subis -ce sont les travailleurs pauvres - et du chômage... Le phénomène majeur, aujourd’hui, dans les milieux populaires, c’est l’émergence de ce qu’Eric Maurin a appelé le « prolétariat des services », dans le commerce, la grande distribution, les services aux personnes et aux entreprises. C’est là que se développent les métiers peu qualifiés, surexposés au chômage, à la précarité, aux bas voire très bas salaires. Ils représentent près de la moitié des ouvriers et employés d’aujourd’hui. Employés et ouvriers ont un autre point commun : 80% d’entre eux n’ont pas le bac, c’est la proportion inverse dans les classes moyennes et supérieures.

Enfin ce sont les employés et les ouvriers qui ont la plus forte exposition aux crises de la société française. L’exposition au chômage tout d’abord, avec un taux de chômage supérieur à 10% (fin 2004) dans ces deux catégories, alors qu’il est de 6% chez les cadres et catégories intermédiaires. L’exposition à la précarité ensuite : la très grande majorité, voire l’essentiel des 3 millions de salariés précaires dans notre pays sont des employés ou des ouvriers et c’est encore plus vrai bien sûr chez les moins de 30 ans. Au total, un ouvrier ou un employé sur trois est touché par la précarité ou le chômage : cela veut dire que la quasi-totalité des familles sont concernées, parents ou enfants...L’exposition ensuite à la violence et à la délinquance : c’est dans les quartiers populaires que les violences faites aux personnes sont les plus nombreuses, et de très loin, chacun le sait bien.

Vous le voyez, la société « post industrielle » n’entraîne pas, loin de là, la disparition des milieux populaires. Leur figure emblématique n’est plus le métallo, mais la caissière de supermarché, l’assistante maternelle ou le magasinier. Aussi disparates que soient les situations de cette partie de la population, il y a un problème commun, fondamental que l’on peut résumer en une phrase : comment se débrouille-t-on lorsque l’on est le plus mal loti économiquement et le plus exposé à toutes les menaces sociales pour se construire une vie décente ? Ce problème est celui des milieux populaires.

Cette enquête vous a conduit à tirer des conclusions qui vont au-delà de la perception commune que la société a des milieux ” populaires “. Comment ces milieux perçoivent-ils notre société ? Au-delà des difficultés quotidiennes, le chômage est-il leurs seules préoccupations ? Ou d’autres phénomènes plus en profondeur ont-ils fait leur chemin ?

Les représentations des milieux populaires, la société les perçoit à travers ce que nous avons nommé le « descenseur social », mais aussi à travers la violence et les échecs de l’intégration.

Commençons par le descenseur social. Je voudrais dire d’abord que si nous avons choisi ce terme ce n’est pas pour désigner ce que d’autres ont stigmatisé comme une panne de l’ascenseur social. Non. Le descenseur c’est, d’une certaine façon le contraire de cette panne. Le descenseur social désigne une véritable rupture dans la relation qu’entretiennent les milieux populaires et la société. L’ascenseur social fait partie de la promesse républicaine. Il imprime une dynamique au fonctionnement social. Pour celui qui le veut, qui s’en donne la peine, il pourra demain s’élever dans la société. L’avenir est ouvert. Il y a du possible. Pour lui, pour ses enfants.

L’ouvrier pouvait se dire : « pour moi c’est dur, mais je le fais avec l’espoir que mes enfants, eux, vivront une vie meilleure ». Cette orientation ascendante de la société n’a pas pu évacuer les lourds processus de reproduction sociale, mais elle ouvrait une espérance. En un mot, avec l’ascenseur social la société était pleine de promesses. Il y avait des luttes, des conflits, des tensions mais l’issue était ouverte. Aujourd’hui, pour les milieux populaires, cette pente ascendante ne s’est pas aplanie ! Non, elle s’est retournée. La société pour eux, est orientée vers le bas.

La pente est descendante. Nous évoquons dans le livre cette figure majeure de l’expérience sociale : la spirale vicieuse qui peut vous faire passer du CDI au chômage, à des contrats précaires de plus en plus courts, avec des périodes de chômage de plus en plus longues, et qui vous fait glisser vers le RMI. Bien entendu, tout le monde n’est pas englouti par cette spirale fatale. Mais chacun la ressent comme une menace. Dans ces conditions, on emploie toute son énergie non plus pour progresser mais pour résister à cette force d’attraction vers le bas. La pesanteur sociale. La rupture historique est là : la société était promesse, elle est devenue menace. Les milieux populaires attendent que les principes de la République orientent de nouveau nos vies.

Mais notre analyse, hélas, ne s’arrête pas là. Cette menace sociale qui caractérise l’expérience des milieux populaires se double d’une menace d’une autre nature. Celle de la violence quotidienne. Cette violence qui s’est insinuée dans les relations quotidiennes et qui, permettez-moi l’expression, pourrit la vie de tous les jours. Les milieux populaires nous l’avons dit, sont surexposés à ce qui peut surgir à tout moment et en tout lieu. Quel est le sens de cette violence ? Si vous voulez ne pas prendre en considération ce problème c’est simple. Je vous donne la recette : parler du sentiment d’insécurité. Renvoyez cela à une perception subjective, irrationnelle. Evoquez les médias. Parlez de psychose. Evoquez l’argument populiste. Mais n’allez pas rencontrer les milieux populaires avec ces arguments. Vous leur parlerez chinois.

La menace de la violence fait partie de leur vie quotidienne et ce qui, de ce fait, est en jeu, c’est un droit, le plus élémentaire. Le droit qui se traduit par cette phrase qu’une mère de famille nous a offerte dans sa simplicité fracassante : « ce que je voudrais, c’est pas grand-chose quand même, c’est d’envoyer mes enfants à l’école sereinement » . Cette sérénité, les milieux populaires n’y ont pas droit. Inutile de leur opposez de chiffres officiels sur la sécurité. Cette dissolution de la sérénité a un autre nom : les manquements de l’Etat. Les milieux populaires ont quelques bonnes raisons d’attendre que cet Etat reprenne ce que l’anthropologie politique nomme « son monopole de la violence ».

Vous évoquez également des échecs de l’immigration. Pourtant les chiffres montrent que ces échecs sont minoritaires. Comment expliquer ce décalage entre les réalités objectives et ce que ressentent les milieux populaires ?

Cette question est importante. Lorsque les milieux populaires parlent d’échecs de l’intégration, il n’évoquent pas de chiffres. Ils évoquent ce qu’ils voient tous les jours. N’oubliez jamais que dans cette affaire, ils sont en première ligne. Et tous les jours, ils voient ici ou là des jeunes Français, beurs ou noirs dont les comportements posent des problèmes. Leur expérience est celle de ces déviances là. Que ces jeunes représentent 50%, 10% ou 1% ou 0,05% de la population française issue de l’immigration importe peu. Ils peuvent le croire mais peu leur importe. Pour eux l’échec cela ne signifie pas qu’une majorité d’immigrés n’arrive pas à s’intégrer, mais qu’une majorité de problèmes de déviances comportementales est suscitée par une population issue de l’immigration. Je voudrais profiter de votre question pour insister sur un point.

Les milieux populaires resteront « impensables » tant que l’on n’ abordera ce qu’ils vivent, ce qu’ils ressentent, ce qu’ils disent qu’avec un a priori qui est celui du manque d’objectivité. Ils resteront « impensables » tant que l’on opposera à leur parole des chiffres et des statistiques. Cette forme de relation qui domine l’attitude politique est une attitude de déconsidération de ce que les gens vivent. A celui qui évoque le poids menaçant de la violence, répondre que les chiffres d’agression ne sont pas aussi terribles que ça, surtout dans son quartier, c’est nier son expérience. C’est lui dire qu’elle ne vaut rien. Qu’elle n’a pas de valeur. Or, ce qui, aujourd’hui, me semble devenir un enjeu politique majeur c’est de reconnaître que l’expérience subjective est une réalité à part entière. Les chiffres et les statistiques constituent une réalité objective, mais l’expérience de chacun aussi, c’est une objectivité d’un autre ordre. Et c’est dans la tension entre ces deux représentations que le travail politique doit s’engager. Si les responsables politiques ne reconnaissent pas ces deux ordres, la distance entre eux et les milieux populaires ne pourra que prendre les proportions d’un abîme.

Entretien pour l’Hebdo du Parti Socialiste


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