Maroc : Violence inhumaine contre les prisonnières politiques et syndicales de 1956 à 1999

lundi 4 septembre 2017.
 

Les femmes ont été, et en grand nombre, victimes de la violence politique de l’Etat durant les années de plomb (1956-1999) au Maroc [1]. Là où il y a eu des victimes hommes de la violence de l’Etat, il y a eu aussi des victimes femmes. Pourtant, nous avons peu de renseignements sur elles : qui elles sont ; pourquoi elles ont été la cible de l’Etat ; de quelle manière ; comment elles ont vécu cette violence ; comment elles en sont sorties ; et comment la société a reçu ces femmes une fois qu’elles ont réintégré leurs communautés.

Grâce à des écrits et des témoignages publiés par les medias, nous commençons enfin, et depuis quelques années, à entendre parler de femmes détenues politiques violentées par l’Etat pour leurs idées politiques et leur militantisme. Ces femmes, qui avaient osé rêver d’un monde meilleur où régneraient la justice sociale, la démocratie et l’égalité se sont retrouvées punies par un Etat profondément patriarcal pour avoir osé doublement transgresser l’ordre établi en tant que militantes mais aussi en tant que femmes. Le silence qui pendant longtemps a entouré leurs histoires se dissipe et nous commençons enfin à connaître le calvaire qu’elles ont vécu en tant que femmes détenues politiques, même si la spécificité de leurs expériences reste encore faiblement analysée. Cependant, la plupart de ces femmes victimes n’étaient pas des militantes politiques. En fait, si elles le sont devenues par la suite, c’est principalement à cause de la violence qu’elles ont subie dans les geôles de l’Etat. En d’autres termes, leur militantisme n’a pas précédé leur maltraitance, mais en a résulté. En effet, la plupart des femmes victimes de la violence politique de l’Etat au Maroc durant les années de plomb étaient d’origine rurale ou vivant dans des régions enclavées du Maroc ; analphabètes ou semi-analphabètes ; dont le travail consistait principalement à gérer leur foyer (y compris la collecte de bois, l’approvisionnement en eau, le tissage des tapis, etc.), à s’occuper de leurs familles, et à participer à l’économie familiale en s’occupant des animaux ou de la terre. La plupart d’entre elles n’avaient aucune appartenance ou activité politique et ont été ciblées dans le cadre d’un système de punition collective et de culpabilité par procuration, dont les femmes et les enfants ont été les victimes principales. L’histoire de ces femmes reste encore peu visible par rapport à celle des femmes détenues politiques (si l’invisibilité peut être mesurée) et le silence qui les entoure encore, plus lourd et plus profond. D’ailleurs, beaucoup d’entre elles nous ont avoué qu’elles se sentaient trahies et abandonnées par l’Etat et la société, qui n’ont jamais, ou trop peu, reconnu et raconté leur histoire. Au moins, les hommes détenus politiques ont été reconnus en tant que tels, nous ont-elles confirmé. Par contre, leurs expériences à elles, la « torture » et la souffrance qu’elles ont subies et qu’elles continuent à subir au quotidien, et la « prison » sans murs dans laquelle elles vivent tous les jours n’ont même pas de noms. Elles sont des oubliées de l’histoire. L’histoire de ces femmes, considérées comme des victimes indirectes et donc secondaires, a été occultée par une lecture androcentrique et patriarcale, des années de plomb. Le fait que la grande majorité des femmes ont été victimes de violence politique au Maroc dans le cadre d’une politique de punition collective et non pas à cause de leurs propres convictions ou activités politiques, a fait que leur histoire a été racontée principalement à travers celle des hommes. Par conséquent, les femmes victimes de violence politique apparaissent comme des silhouettes qui figurent au deuxième plan. Quand elles sont nommées, c’est en tant que « mère de X », « femme de Y » ou « fille de Z » et rarement en tant que personnes à part entière. Même le militantisme des femmes qui ont participé au mouvement des familles des détenus politiques, et elles étaient nombreuses et pionnières dans ce mouvement, n’est pas suffisamment reconnu et apprécié. Ou alors, ce sont surtout leurs activités publiques (sit-in, pétitions, grèves de la faim, etc.) qui sont reconnues. Tout le travail et les sacrifices supplémentaires qu’elles ont dû assumer après la détention ou la disparition de leurs hommes (subvenir aux besoins matériels et affectifs de leurs familles, préparer les repas pour les visites en prison, etc.) est rendu invisible parce que considéré d’ordre domestique/privé et donc n’appartenant pas au politique/public. Une étude initiée, organisée, financée et dirigée par l’Instance Equité et Réconciliation (IER) sur les femmes, le genre et la violence politique au Maroc entre 1956 et 1999, à laquelle j’ai participé en tant que chercheuse, a essayé d’offrir quelques réponses à ces questions et d’élargir le champ de nos connaissances à ce sujet. Emanant de la constatation que les expériences des commissions de vérité dans d’autres régions du monde (telles que l’Afrique du Sud, le Chili, et l’Argentine) nous ont trop peu appris à propos de la souffrance des femmes victimes de violence politique et de la spécificité de leurs expériences, l’IER a décidé de remédier à cette lacune en initiant une étude de terrain et d’analyse à ce sujet, quelques mois avant la clôture de ses travaux et la publication du rapport final. Cette étude avait pour objectif de contribuer à genderiser l’historiographie relative aux années de plomb au Maroc, de briser le silence lourd qui entoure le sujet des femmes victimes de la violence politique, et de reconnaître la souffrance, mais également la contribution extraordinaire de ces femmes dont l’histoire est restée sans nom. Le but de cet article est de donner un aperçu de cette étude qui a été menée par l’IER et de diffuser ses conclusions principales [2]. Je tiens à préciser que les opinions exprimées dans cet article, ainsi que dans le rapport final de l’étude sur lequel il est basé, n’engagent que son auteur. Ils ne reflètent pas nécessairement les opinions officielles de l’Instance Equité et Réconciliation. Pour cela, il faudrait se référer à son rapport final. L’instance a fait appel à des chercheurs indépendants pour mener cette étude et elle leur a accordé la liberté totale dans leur interprétation et analyse des données. Méthodologie et objectifs de l’étude

Cette étude s’est déroulée en deux étapes. Dans une première étape, une équipe de six chercheuses/enquêtrices a été constituée par Latifa Jbabdi et Driss Yazami, membres de l’IER, qui ont initié cette étude. Toutes les chercheuses étaient des jeunes femmes marocaines ayant une formation universitaire en sociologie ou en anthropologie, une expérience de terrain au Maroc, et un intérêt particulier à la question de la femme et du genre. J’étais une de ces six chercheuses [3]. Notre travail était également guidé et supervisé par le sociologue Mokhtar El Harras avec qui nous avons tenu plusieurs sessions de travail, et qui nous a aidées à rédiger un guide d’entretien pour les récits de vie et les « focus groupes » que nous avons menés. Le professeur El Harras est un spécialiste des méthodes qualitatives de recherche, notamment des « focus groupes », et il travaille sur les femmes et le genre au Maroc. Chaque chercheuse a été chargée de mener des entretiens et des « focus groupes » dans une région spécifique et/ou avec un groupe spécifique de femmes. Nous avons été aux régions et alentours de Figuig, Nador, El Hoceima, Khenifra, Imilchil, Laayoune ainsi qu’à Rabat, Casablanca et Mohammedia. A peu près quarante-deux entretiens individuels et approfondis [4] ont été menés dans le cadre de cette étude. Par ailleurs, cinq focus groupes, dans lesquels sept femmes en moyenne ont participé, nous ont permis de documenter les expériences d’à peu près quarante-deux autres femmes, soit au total les récits de vie de plus de quatre-vingt femmes de différentes régions du Maroc et ayant des vécus et des expériences variés. Ces entretiens et focus groupes ont été menés aussi bien avec des militantes et ex-détenues politiques qu’avec des femmes qui ont souffert entre les mains de l’Etat pour la simple raison qu’elles étaient liées par le sang ou par le lien matrimonial à des hommes qui étaient accusés d’atteinte à la sécurité de l’Etat. La plupart des femmes qui étaient interviewées dans le cadre de cette étude, et la plupart des femmes victimes de violence politique au Maroc, appartiennent à cette deuxième catégorie de culpabilité par association et filiation. Tous les entretiens et focus groupes ont eu lieu sur place dans la région où résident les femmes concernées, ou à proximité de leur lieu de résidence. Pour l’organisation de ces entretiens, nous avons bénéficié du soutien et de l’aide logistique de contacts locaux qui nous ont beaucoup aidées. Tous les entretiens et focus groupes ont eu lieu en arabe dialectal ou en langue amazighe et ont été enregistrés avec l’accord des femmes qui y ont participé. Ces enregistrements ont par la suite été transcrits et traduits en arabe quand nécessaire. Une fois l’étude de terrain achevée, l’IER m’a chargée, dans une deuxième étape de l’étude, de procéder à l’analyse de l’ensemble des documents produits par le travail du terrain (plus de mille pages de récits) et d’en extraire des conclusions. Après une analyse approfondie des textes que l’on m’a remis, j’ai rédigé un rapport final que j’ai soumis à l’IER en octobre 2005 et dont le présent article n’est qu’un bref aperçu [5]. Le rapport final de l’étude, qui contenait des recommandations et des suggestions sur la question de la réparation et de la reconnaissance, a été consulté et pris en considération par les membres de l’IER. Ceci est reflété dans le rapport final et officiel de l’IER, où la particularité de la souffrance des femmes est reconnue et où la question du genre est prise en considération dans l’évaluation des indemnisations individuelles. Il est important de noter que l’étude menée par l’IER était qualitative et non quantitative. Son échantillon de femmes ne peut être considéré statistiquement représentatif au sens scientifique du terme. Néanmoins un effort important a été fourni pour créer un échantillon inclusif dans lequel sont représentés les groupes majeurs de femmes qui ont été victimes de la violence de l’Etat durant la période allant de 1956 à 1999. Nous avons inclus des femmes issues des régions qui ont connu le plus de violences systématiques de l’Etat, notamment des régions de Figuig, Nador, El Hoceima, Khenifra, Imilchil, et Laayoune, et nous avons mené des entretiens avec des femmes membres des familles de détenus politiques (y compris des mères, des épouses, des filles et des soeurs) à Rabat, Casablanca et Mohammedia, mais ceci ne veut pas dire que d’autres femmes en dehors de ces régions n’ont pas été la cible de la violence de l’Etat. Des femmes victimes de violence politiques existent dans plusieurs autres régions du Maroc. Les femmes ont souffert entre les mains de l’Etat partout où ont souffert les hommes. Le fait qu’elles n’aient pas été inclues dans cette étude ne devrait en aucun cas être interprété comme une minimisation ou non-reconnaissance de leur souffrance, de leur douleur et en somme de leur expérience. Nous avons été contraintes, faute de temps et de moyens, de limiter notre étude, avec l’espoir que d’autres études seront initiées par la suite pour compléter le tableau. Le but de l’étude n’était pas de compiler des chiffres et des statistiques, ni de parler au nom de toutes les femmes victimes de violence politique au Maroc entre 1956 et 1999. Notre but était plutôt de documenter des récits de vie, détaillés, nuancés, et intimes, d’un échantillon modeste mais diversifié de femmes qui ont souffert entre les mains de l’Etat durant les années de plomb au Maroc. Partant de la constatation qu’il n’est pas suffisant de parler aux femmes, mais qu’il faut trouver le moyen de les mettre en confiance et de les faire parler de leurs expériences spécifiques, nous avons adopté une approche qui facilitait la parole des femmes en tant que femmes. En effet, l’expérience des précédentes commissions de vérité dans d’autres régions du monde a démontré, comme le constate le Centre International pour la Justice Transitionnelle, que les femmes ont plus tendance à parler de la souffrance de leurs maris, enfants ou autres membres de leur famille que de leur propre souffrance [6]. Ceci reflète le fait que les femmes sont très souvent socialisées à se mettre au deuxième plan et à se considérer principalement des mères, épouses, filles, soeurs, etc. avant de se considérer des femmes/individus tout simplement. Ceci est dû, à notre avis, au fait que les commissions de vérité précédentes n’ont pas suffisamment réussi à mettre les femmes en confiance et à leur permettre de parler de leurs expériences propres, et n’ont pas cherché à comprendre la spécificité de leurs souffrances. Cette lacune, comme le constate le Centre International pour la Justice Transitionnelle, « non seulement réduit la justice pour les victimes mais elle ajoute également aux injustices en victimisant de nouveau les populations déjà marginalisées [7]. » Dans notre étude et à la lumière des expériences des autres commissions de vérité, nous avons opté pour la méthode de l’entretien approfondi individuel et collectif, ou ce qu’on appelle en sciences sociales le récit de vie et le « focus groupe ». Nous avons jugé que ces méthodes qualitatives et interactives étaient plus aptes à faciliter et encourager la parole des femmes en tant que femmes. Au lieu d’un questionnaire contenant des questions statiques et prédéterminées qui dresse un mur entre le chercheur et le participant, nous avons opté pour des questions ouvertes plutôt que fermées pour laisser aux femmes l’opportunité de hiérarchiser les sujets discutés et de mettre l’accent sur les aspects qui les ont marquées ou les touchent le plus. Notre rôle en tant que chercheurs dans ces entretiens était de faciliter et de provoquer la parole plutôt que de la diriger. Notre but était de laisser les femmes nous raconter leur histoire à leur manière et en utilisant leurs propres mots tout en les encourageant à travers nos questions et nos remarques à se mettre au centre de leur propre récit et à dresser un portrait intime de leurs expériences. Les focus groupes nous ont, par ailleurs, permis de créer des espaces d’échange et de récits riches et interactifs. Comme l’explique Mokhtar El Harras dans un ouvrage collectif sur les méthodes qualitatives : « Dans le focus groupe, il y a plus de matière à débattre et de diversité d’opinion que dans un entretien individuel. Les réponses des participants y sont stimulées, non seulement par les questions de l’animateur mais aussi par les réponses à celles-ci [8]. » Nous avons aussi constaté que les entretiens collectifs, vu qu’ils regroupaient des femmes qui avaient des expériences et des vécus partagés, même si diversifiés, pouvaient aussi constituer une source de réconfort et des espaces d’échange et de solidarité pour ces femmes qui ont un grand besoin de parler de leurs expériences dans un contexte marqué par le respect et la confidentialité. Cette constatation est reflétée dans les recommandations de l’étude où nous suggérons, entre autre, l’organisation de groupes de paroles pour les femmes victimes de violence politique ainsi que pour leurs enfants. Dans ces entretiens individuels et collectifs, nous avons demandé aux participantes de nous décrire en détail leur vie avant, durant et après l’avénement de la violence. Cette approche globale nous a permis de mieux contextualiser leurs expériences et de mieux mesurer et comprendre l’ampleur du bouleversement radical dont elles ont été victimes. Aussi, le fait que nous avons demandé aux femmes de commencer leur récit en nous parlant de leur vie avant la violence, leur a permis de parler plus facilement de leurs propres expériences et souffrances, et de ne pas se mettre au deuxième plan. De plus, le fait que nous leur avons demandé de nous parler de leurs vies après la violence, nous a éclairés à propos des effets moins tangibles, et sexués, de la violence et notamment de l’interaction importante qui existe entre la violence de l’Etat et la violence de la société quand il s’agit des femmes. Cette étude avait plusieurs objectifs. Nous voulions contribuer à la documentation de l’histoire contemporaine du Maroc et nous assurer que les femmes y ont la place qu’elles méritent. En plus d’une documentation, nous avons voulu que cette étude soit une forme de reconnaissance et de commémoration. Nous voulions aussi démontrer la spécificité de l’expérience des femmes dans cette histoire en adoptant une approche « genre » qui encourage la parole des femmes et prend leurs expériences et leurs analyses au sérieux. Et enfin, nous voulions réfléchir aux questions de la réparation, de l’équité, de la réconciliation et de la justice transitionnelle du point de vue des femmes et du point de vue d’une approche « genre ». Cette étude a tenté d’élucider quatre séries de questions majeures sur la manière dont la violence politique a été orchestrée par l’Etat, vécue par les femmes et reçue par la société : - Les femmes au Maroc ont-elles été victimes, comme les hommes, de violence politique entre 1956 et 1999 ? - Cette violence était-elle sexuée ou gendérisée ? En d’autres termes, est-ce que la violence de l’Etat a distingué entre les hommes et les femmes, et si oui comment ? - Cette violence a-t-elle été vécue d’une manière particulière par les femmes à court et à long terme ? Les effets de cette violence sur la vie des femmes ont-elles des spécificités manifestes ? - Comment la société a-t-elle traité les femmes victimes de violence politique ? Les a-t-elle soutenues, punies, reconnues, ou rejetées ?

Observations et conclusions En général, deux catégories de femmes ont souffert entre les mains de l’Etat durant les années de plomb : - Des femmes dont un ou plusieurs membres de la famille étaient considérés comme un « ennemi de l’Etat » ou une « atteinte à la sécurité de la nation » : des mères, des épouses, des filles, des soeurs mais aussi des nièces, des cousines, des petites filles, et des belles soeurs. La plupart de ces femmes vivaient dans des régions rurales ou enclavées, étaient analphabètes ou semi-analphabètes, n’avaient aucun engagement politique, et n’étaient pas au courant des activités politiques des hommes auxquels elles étaient liées par le sang ou le mariage. Elles ont été ciblées par l’Etat dans le cadre d’un système patriarcal de punition collective dont les femmes et les enfants ont été les victimes principales. Ces femmes ont été punies pour la simple raison qu’elles étaient liées par le sang ou le lien matrimonial à des hommes considérés comme une atteinte à la sécurité de l’Etat, mais aussi afin de punir les hommes auxquelles elles étaient liées, et de semer la peur et la terreur au sein de leur communauté. Leur victimisation avait un but exemplaire et faisait partie des mécanismes utilisés par l’Etat pour semer la terreur et la panique au sein de la population. La grande majorité des femmes victimes de la violence politique au Maroc appartient à cette catégorie. Des femmes qui étaient politiquement engagées dans des mouvements autorisés et/ou clandestins de gauche, et qui rêvaient d’un monde meilleur où la justice et la démocratie régneraient. Ces femmes, pour la plupart des jeunes étudiantes universitaires dans les grandes villes du Maroc, ont été punies pour avoir osé rêver et imaginer une société plus juste et équitable, mais aussi pour avoir intégré un monde considéré comme étant le monopole des hommes. Outre leur engagement politique qui remettait l’ordre établi en question et menaçait donc la stabilité de l’Etat, c’est aussi le modèle de femmes qu’elles représentaient qui a été ciblé et rejeté par l’Etat profondément patriarcal. Vu les grandes différences socioéconomiques, régionales, culturelles, éducationnelles, générationnelles, politiques et idéologiques qui les caractérisent, les expériences des femmes victimes de violence politique n’étaient pas homogènes. On ne peut pas, par conséquent parler au singulier d’une expérience des femmes victimes de violence politique. Leurs expériences sont variées et chaque femme concernée a vécu cette violence de façon unique et singulière. Une mère de famille de la région d’Imilchil n’a certainement pas vécu la violence de l’Etat de la même manière qu’une jeune femme d’extrême gauche à Rabat. Leur profil est différent et leur manière de vivre et de gérer les effets de cette violence diffère aussi. Toutes deux ont souffert entre les mains de l’Etat mais de façons différentes. Et toutes les deux ont été punies par la société, qui a mal accepté qu’une femme soit identifiée au monde de la politique. Cependant, et malgré cette diversité des expériences et des profils, les thèmes qui se répètent et les tendances communément partagées dans les récits des participantes dans notre étude, nous mènent à déceler qu’il existe une certaine spécificité dans l’expérience des femmes victimes de violence politique. Cette spécificité émane en grande partie du fait que ces femmes, quel que soit leur profil, ont été victimisées en tant que femmes dans une société où la femme est considérée comme la propriété des hommes (que ce soit leurs pères, maris, frères, ou bourreaux) et que ceci a déterminé la manière dont la violence politique a été administrée par l’Etat, vécue par les femmes, et perçue par la société. Dans la section qui suit, je vais tenter de présenter certaines conclusions auxquelles nous sommes arrivées à partir des thèmes et des tendances récurrentes dans les récits des femmes qui ont partagé leurs expériences avec nous dans le cadre de cette étude. Il est franchement très difficile de résumer les résultats de cette étude en si peu de mots, mais j’espère réussir à donner un aperçu de ce que nous avons constaté. Mais avant d’aller plus loin, je rappelle que dans tout exercice de synthèse, il existe le risque d’une certaine simplification et homogénéisation. Je réitère donc que chaque femme a vécu la violence politique de façon unique et singulière et qu’il est difficile de généraliser même si certaines tendances se répètent. Il est à noter que lorsque nous utilisons « les femmes », nous voulons dire « les femmes qui ont participé aux entretiens de notre étude », et quand nous évoquons « des femmes » nous voulons dire « certaines femmes de la présente étude » et non pas toutes les femmes qui y ont participé. Les femmes ont été ciblées par l’Etat en nombre important durant les années de plomb. Là où il a y eu des victimes de violence politique hommes, il y a eu aussi des victimes femmes. Nous ne possédons pas de chiffres exacts, mais il semble que la plupart de ces femmes vivaient dans des régions rurales du Maroc et n’avaient aucun engagement politique direct et/ou déclaré même si leur travail (invisible et non-rémunéré) en tant que femmes (cuisine, entretien de la maison et soins aux enfants, etc.) rendait possible l’action politique des hommes. La plupart des femmes à qui nous avons parlé dans le cadre de notre étude, étaient complètement choquées par la violence aberrante et disproportionnée de l’Etat dont elles ont été victimes. Celles qui vivaient dans des régions rurales du pays n’avaient eu souvent presque aucun contact avec l’Etat avant leur arrestation et très peu d’entres elles étaient en contact avec des gens qui n’appartenaient pas à leur communauté immédiate. De plus, la plupart d’entre elles ne connaissaient rien des activités politiques de leurs maris, pères, fils ou frères. Dans les quelques cas où elles étaient au courant, elles avaient très peu de détails et d’information précises à propos de ces activités. Ce manque d’engagement et d’information, qui est le résultat d’un système patriarcal qui considère que les femmes n’ont par de place dans la sphère publique et que leurs contributions ne peuvent être que d’ordre domestique, a fait que la brutalité de l’Etat était des plus choquantes pour la plupart d’entre elles qui, du jour au lendemain, ont trouvé leur vie complètement basculée sans aucune préparation préalable.

Dans leurs récits de vie, il apparaît clairement que le moment inaugural de violence a été vécu comme une rupture, un moment de bouleversement total qui les a privées de continuité et de stabilité, et qui a rendu tout ce qu’elles avaient vécu jusqu’à ce moment là obsolète. Elles ont donc été violentées et trahies deux fois : une fois lorsque les hommes dans leur vie et surtout leurs maris, qui sont après tout leurs conjoints, les ont tenues dans l’ignorance totale quant à leurs activités politiques, et une deuxième fois quand l’Etat les a punies et violentées pour la simple raison qu’elles étaient liées par le sang ou le mariage à des hommes considérés dangereux par l’Etat, et les a utilisées pour semer la terreur et intimider les communautés auxquelles elles appartenaient. Bien sûr, il est fort probable que ces hommes ont gardé les femmes de leur famille dans l’ignorance afin de les protéger. Mais il n’empêche que le manque d’informations et de préparation qui a résulté de ce paternalisme a rendu l’expérience des femmes victimes de violences politiques encore plus cruelle et choquante et a accentué leur sentiment d’injustice, de terreur et de traumatisme. Celà dit, rien n’aurait pu préparer ces femmes à la brutalité dont elles ont été victimes. Même les femmes politiquement engagées qui étaient éduquées, vivaient dans des contextes urbains et jouissaient de beaucoup plus de liberté de mouvement et d’accès à l’information par rapport aux femmes rurales, et qui ont été arrêtées et maltraitées par l’Etat, étaient complètement surprises, bouleversées, et terrorisées par ce qu’elles ont enduré. En d’autres termes, la violence de l’Etat était aberrante et disproportionnée par rapport à ce qu’elles auraient pu envisager comme étant des conséquences possibles et imaginables à leurs actions. Comme les hommes, des femmes ont été kidnappées, illégalement détenues, interrogées, torturées, et par la suite surveillées et harcelées par des agents de l’Etat. Etre femme n’offrait aucune protection apparente et aucun avantage quand il s’agissait de la violence de l’Etat qui était brutale et ne « ménageait » aucunement les femmes. Le discours véhiculé par la société et récupéré par l’Etat pour justifier des lois discriminatoires, qui considère que les femmes sont des êtres faibles nécessitant la tutelle et la protection de leur père, mari, frère, fils ou autre membre mâle de la famille, est suspendu quand il s’agit de la violence politique de l’Etat. En effet, comme l’a si bien dit Fatna el Bouih, hommes et femmes étaient égaux devant la torture et devant la violence de l’Etat [9]. En même temps, l’Etat a utilisé la violence politique pour amadouer et domestiquer des femmes militantes qui avaient osé transgresser et remettre en question l’ordre établi. En d’autres termes, si ces femmes politisées avaient osé se comporter « comme des hommes » en intégrant des mouvements de gauche et en cessant de se comporter comme des êtres soumis et dociles (et donc femmes d’après une conception patriarcale), l’Etat utilisa la violence pour les affaiblir, les domestiquer et donc les ramener à leur état de « femmes ». Ainsi, toutes formes de torture ont été pratiquées sur les corps des femmes qui ont été détenues et torturées : des coups, des gifles, des coups de pieds partout sur le corps sans exception ; l’asphyxie par le chiffon imbibé d’eau sale ou dans un produit chimique, ou ce qu’on appelle en arabe dialectal chiffoun ; la submersion de la tête dans l’eau, souvent sale, jusqu’à l’étouffement ; l’électrocution et l’utilisation du choc électrique partout sur le corps y compris sur les parties intimes ; la pendaison par les pieds ou ce qu’on appelle en arabe dialectal tiyara ; les insultes, l’humiliation et les menaces de mort. Ces femmes ont tout vu, entendu et enduré. Elles n’ont pas « bénéficié » des protections dudit « sexe faible » que l’Etat patriarcal promet dans son discours et ne réserve que pour les femmes de son choix. Certaines femmes ont été torturées devant leurs enfants et leurs enfants ont été à leur tour torturés devant elles. Des femmes nous ont raconté des histoires horribles à propos de la manière dont leurs enfants ont été utilisés pour les torturer. Plusieurs femmes nous ont raconté, par exemple, qu’une fois arrêtées, elles ont été transportées en hélicoptère [10] avec leurs enfants et que leurs bourreaux les menaçaient de jeter leurs enfants de l’hélicoptère si elles n’acceptaient pas de collaborer et de leur procurer des informations à propos de leurs pères, maris, frères, oncles, etc.

D’autres nous ont raconté l’horreur de voir leurs jeunes enfants torturés cruellement sous leurs yeux. Cette méthode, qui consiste à utiliser les enfants pour faire pression morale et psychologique sur les femmes et pour les terroriser, est un exemple des méthodes auxquelles l’Etat a eu recours pour torturer et punir les femmes en particulier. Etre enceinte ou nouvelle mère n’offrait aucune protection contre la violence de l’Etat. Des femmes enceintes et/ou ayant récemment accouché ont été traitées avec la même brutalité. Souvent leur grossesse était en fait instrumentalisée pour les terroriser et exercer encore plus de pression morale sur celles qui étaient enceintes. Certaines ont fait des fausses couches à cause de cette violence. Celles qui ont été détenues avec leurs nouveau-nés nous ont raconté, avec une horreur encore palpable, combien elles ont enduré en voyant leur nourrisson en train de souffrir de faim, de malnutrition, de douleur, de maladie, de froid ou de chaleur. Elles pouvaient supporter leur propre souffrance, mais pas celle de leurs enfants. Certaines femmes ont perdu leurs nouveau-nés à cause de cette violence ou quelque temps après. Toutes les mères à qui nous avons parlé dans le cadre de cette étude nous ont dit, sans exception, qu’elles angoissaient en permanence à propos du sort de leurs enfants. Certains de ces enfants ont été détenus avec leurs mères et ont souffert eux aussi entre les mains de l’Etat. Ils ont été torturés, maltraités, terrorisés, négligés, affamés et traités avec énormément de cruauté. D’autres enfants, même très jeunes, ont été abandonnés et délaissés quand leurs parents ont été détenus. Ils ont dû se débrouiller seuls sans leurs parents pour se nourrir et se protéger. Parfois, d’autres membres de la famille et des voisins s’en occupaient secrètement mais souvent ces enfants ont été livrés à leur sort sans aucune protection.

Un sentiment immense d’incertitude, de terreur, et d’angoisse à propos du sort de leurs enfants hantait en permanence ces femmes en détention. S’il y a une tendance récurrente dans les récits des femmes qui nous ont raconté leurs histoires, c’est le sens de culpabilité profond et permanent vis-à-vis de leurs enfants et de ce qu’elles les ont vu endurer. Ce sens de culpabilité est en grande partie dû au fait que l’Etat a systématiquement utilisé les enfants et l’amour maternel pour terroriser, torturer et faire pression sur les femmes [11]. Les conditions de prison dans lesquelles les femmes se sont retrouvées ne peuvent être qualifiées que d’inhumaines. Les prisons étaient en général sales, sombres et sordides. La plupart des femmes couchaient directement par terre sur le sol froid sans un matelas pour les protéger. Si elles avaient des couvertures ou des matelas, ils étaient sales et infestées de poux. Les toilettes étaient particulièrement sales. Les femmes n’y avaient droit qu’avec permission et devaient être accompagnées d’un garde qui, bien sûr, ne leur donnait aucun moment privé, tout sens de pudeur étant ainsi quotidiennement bafoué. Les femmes souffraient de malnutrition, de faim et de soif. La nourriture dans la prison était plus qu’insuffisante et consistait souvent en pain sec et eau ; elle était répugnante, souvent infestée d’insectes et de saletés. Les femmes n’avaient par le droit de se parler, quoique nous savons à travers les écrits de Fatna El Bouih par exemple, qu’elles trouvaient toujours le moyen de communiquer entres elles sans attirer l’attention des gardes. Les femmes étaient aussi privées de soleil et de lumière. La plupart du temps, elles ne savaient même pas où elles se trouvaient. Une fois kidnappées, on leur mettait un bandeau sur les yeux et on les faisait tourner en rond pour les désorienter et pour qu’elles ne sachent pas où elles se trouvaient.

Plusieurs femmes nous ont dit qu’une fois arrêtées et leurs yeux bandés, elles étaient convaincues qu’elles allaient être exécutées et qu’elles se dirigeaient vers leur mort. Elles associaient les yeux bandés à l’exécution ! De plus les femmes en prison n’avaient en général pas accès aux soins médicaux. Elles ne voyaient un médecin que si les autorités craignaient qu’elles ne succombent entre leurs mains. D’autre part, un système d’humiliation et de harcèlement sexuel a été mis en place par les autorités pour punir et affaiblir les femmes en détention. Ce système d’humiliation et de harcèlement comprenait des méthodes et des pratiques telles que la nudité forcée où des femmes en détention étaient gardées nues et privées de toute forme de vêtements malgré la présence de gardes masculins [12] ; le regard permanent des gardes masculins même dans les toilettes ; et le manque d’accès aux serviettes hygiéniques durant la période de menstruation (les menstrues étant utilisées dans ce système d’humiliation sexuelle pour rappeler aux femmes qu’elles ne sont en fin de compte « que » des femmes). Certaines femmes nous ont aussi raconté que des gardes leur ont uriné dessus pour les torturer et qu’elles étaient donc aussi exposées à la nudité des gardes. Les coups et la torture comprenaient les parties les plus intimes des femmes. Aucune partie de leur corps n’était épargnée lorsqu’il s’agissait de la torture. Nous avons aussi enregistré et documenté plusieurs cas de viols. Des femmes ont été violées, parfois à répétition et par plusieurs personnes, alors qu’elles étaient en détention, en train de recevoir des soins médicaux à l’hôpital, ou alors qu’elles étaient chez elles. Dans la plupart des cas, ces viols étaient initiés par des individus, y compris des gardes, des soldats, ou des infirmiers, qui ont abusé de leur pouvoir et de la vulnérabilité de ces femmes. S’il est vrai que l’Etat ne semble pas avoir adopté une politique de viol systématique où toute femme en détention était systématiquement violée, notre étude ne contient aucune évidence suggérant que l’Etat ait fait quoique ce soit pour protéger les femmes des violences sexuelles. En fait, dans les quelques cas où des officiels en position d’autorité ont été avertis de ces abus, les auteurs de ces crimes s’en sont tirés sans aucune punition apparente. L’Etat est par conséquent coupable d’avoir créé un climat d’impunité où toutes formes de violences, y compris les violences sexuelles, devenaient possibles, étaient tolérées et donc encouragées. Ce climat d’impunité était la condition de possibilité pour tout abus sexuel qui a eu lieu dans le cadre de ces activités, même si cet abus semble avoir été initié principalement par des individus. En fermant les yeux sur les abus sexuels qui avaient lieu, l’Etat les a rendus possibles et les a donc encouragés.

Dans les quelques cas qui ont été rapportés à des officiels en position d’autorité, l’Etat a encore plus clairement démontré sa complicité, par l’absence de mesures coercitives ou la punition des auteurs de ces crimes. Outre les femmes qui ont été violées et qui vivaient dans la honte et la peur permanente d’être à nouveau agressées, la plupart des femmes en détention vivaient généralement dans un climat où la peur du viol et des violences sexuelles régnaient en permanence. Des viols avaient parfois lieu en la présence d’autres femmes en détention ou dans une pièce à côté où elles pouvaient tout entendre ou deviner. Des rumeurs circulaient et tout le monde vivait dans la peur et l’insécurité. Le viol et la hantise du viol faisaient donc partie intégrale de la politique de terreur qui a été systématiquement utilisée par l’Etat [13]. Une fois sorties de prison, la plupart des femmes qui ont été sexuellement agressées ont gardé le secret et n’en ont parlé à personne par peur de stigmatisation ou de représailles. Certaines femmes dont le viol était connu ou soupçonné, se sont retrouvées divorcées ou abandonnées par leurs maris et stigmatisées par leurs familles et leur communauté. Ces femmes ont donc, encore une fois, été punies deux fois : une première fois par des hommes qui ont abusé de leur pouvoir ; et une deuxième fois par une société qui continue à considérer que les femmes sont coupables de leur propre viol et qu’une femme victime de violence sexuelle est une femme immorale et souillée, à laquelle on ne doit pas être associé et qui doit vivre dans la honte et le secret. Les femmes membres des familles de détenus qui vivaient en liberté mais qui étaient régulièrement harcelées par les autorités, nous ont raconté que les autorités les insultaient de façon dégradante, les harcelaient sexuellement, parfois se permettaient de les toucher, les privaient de toute intimité et pouvaient arriver chez eux à n’importe quel moment de la journée ou de la nuit. Le harcèlement des autorités a contribué à marginaliser les femmes dont les maris, pères, frères, fils ou autres membres de la famille étaient détenus. Les quelques membres de la famille, voisins ou amis qui leur rendaient visite, arrêtaient de le faire à cause de ce genre de harcèlement. Dans un cas qui nous a été raconté, la jeune cousine de la femme d’un détenu politique a été publiquement fouillée par des agents d’autorité qui lui ont tâté les seins pour « vérifier » si elle était une femme ou un homme. La jeune femme n’est apparemment jamais revenue voir sa cousine qui s’est retrouvée de plus en plus isolée à cause de ce genre de comportement de la part des autorités. En général, les membres de la famille des détenus politiques ou des personnes disparues ont énormément souffert entre les mains de l’Etat. Ils ont été mis sous surveillance, ont été régulièrement harcelés et interrogés, et ont été marginalisés dans leur propre communauté à cause du climat de peur et de soupçon qui régnait. Des familles entières se sont retrouvées du jour au lendemain sans revenu, privées de leurs quelques possessions, qui ont été saccagées ou pillées par des autorités de l’Etat. Des maisons et des terres ont été brûlées ; des animaux, des bijoux de femmes et de l’argent ont été volés, et des papiers d’identité ont été confisqués. Par conséquent, des femmes qui n’avaient jamais auparavant travaillé en dehors de leur foyer contre rémunération se sont retrouvées dans l’obligation de subvenir aux besoins de toute leur famille, y compris leurs enfants et souvent leurs beaux-parents. Des familles entières ont vécu et survécu grâce au travail, à la témérité et au courage des femmes qui se sont débrouillées tant bien que mal pour permettre à leurs familles de survivre, en se transformant du jour au lendemain en chef de famille, malgré le fait que la société les considérait comme des êtres non-productifs. Souvent, ces femmes étaient harcelées par les autorités et stigmatisées dans leurs lieux de travail, ce qui ajoutait à leur vulnérabilité et précarité sociale et économique. Très souvent, leurs enfants ont dû quitter l’école ou ont carrément été chassés et privés de poursuivre leur éducation. Certains enfants ne sont jamais allés à l’école, par manque de moyens, par peur ou pour aider leurs familles à survivre. Des enfants ont travaillé très jeunes dans des conditions très difficiles. Beaucoup d’entre eux vivent aujourd’hui dans la pauvreté et la précarité, à cause de ce passé et du fait qu’ils ont été systématiquement privés d’éducation et d’accès à un avenir convenable. Durant les visites aux prisons, quand ces visites étaient autorisées, les familles étaient régulièrement harcelées, maltraitées et violentées par les gardiens de prisons et autres autorités. On les traitait avec cruauté et sans aucun respect. On leur refusait souvent l’accès sous prétexte que les heures de visite étaient terminées, tout en sachant qu’ils avaient souvent fait de longues distances et avec énormément de difficultés pour venir voir leurs proches. Des femmes qui avaient passé des nuits entières à préparer des repas pour leurs bien-aimés en prison, et qui avaient fait un long voyage, souvent à pied, dans la pluie, le froid ou la chaleur, voyaient la nourriture qu’elles avaient préparé avec tellement d’amour et de douleur, jetée par terre ou souillée par des gardes cruels et qui avaient reçu instruction de les humilier.

Mais les femmes n’ont pas été que victimes. En plus du soutien indispensable qu’elles ont exprimé en pareil circonstance à leurs familles et le fait qu’elles ont donné et maintenu la vie en travaillant, et en offrant leur amour et leur espoir inconditionnel à des familles entières, elles ont aussi été militantes. Elles se sont organisées entre elles, ont formé des groupes de solidarité et d’action, ont rédigé des lettres et des pétitions, ont affronté les autorités, ont organisé des démonstrations et des sit-in, ont informé l’opinion public au Maroc et à l’étranger, et ont fait circuler des lettres, des écrits et des dessins rédigés par des détenus qu’elles ont secrètement transportés. Ces femmes ont été parmi les membres fondatrices des premières organisations des droits humains au Maroc, ont maintenu le contact avec des organismes internationaux tels que l’ONU ou Amnesty International qui ont fait pression sur l’Etat marocain. Les mères surtout, comme en Argentine ou au Chili, ont été pionnières dans le mouvement des droits des prisonniers politiques.

Et aujourd’hui ? Qu’advient-il de ces femmes aujourd’hui et qu’en est-il de leurs enfants ? Un grand nombre de femmes à qui nous avons parlé dans le cadre de notre étude, vit dans une grande précarité matérielle. Leurs enfants vivent aussi dans la précarité et n’ont pas de stabilité financière ou professionnelle. Beaucoup d’entre elles sont en mauvaise santé et souffrent de plusieurs maladies chroniques et sérieuses. La plupart gardent des séquelles psychologiques très importantes, et beaucoup d’entres elles ont tous les symptômes d’un traumatisme profond. Elles vivent dans la peur et l’angoisse permanentes, dorment mal et ont des insomnies, se sentent incapables de faire confiance à un monde qui les a trahies et blessées sans les prévenir et sans jamais offrir d’explication, ont des flash-back et n’arrivent pas à oublier toutes les terreurs qu’elles ont vécues. Des femmes qui ont été sexuellement agressées se retrouvent souvent bafouées dans leur dignité et incapables d’aimer et de se laisser aimer par des hommes auxquels elles ne peuvent plus faire confiance. Des mères qui ont perdu leurs enfants, vivent avec un sens immense de culpabilité pour n’avoir pas pu les protéger. Elles vivent avec « le complexe du survivant » qui aurait souhaité mourir ou souffrir à la place de son bien-aimé(e) et qui culpabilise de ne pas avoir pu le ou la protéger. Celles, dont un membre de la famille a été porté disparu, vivent dans l’incapacité de faire leur deuil et de le/la pleurer et vivent dans une mélancolie paralysante qui les empêche de vivre leur vie pleinement.

Certaines femmes se sont retrouvées divorcées ou abandonnées par leurs maris une fois que ces derniers sont sortis de prison. Et certains de ces hommes ont pris des deuxièmes épouses. Ceci n’a fait qu’accentuer le sentiment d’injustice profond que ces femmes ressentent. Des femmes qui ont été arrêtées, torturées, malmenées, parfois violées, humiliées, et marginalisées au nom d’un lien de mariage avec ces hommes, et qui ont tout fait pour subvenir aux besoins matériels et affectifs de leur famille, se sont retrouvées malgré cela, abandonnées, délaissées et donc trahies à nouveau par ces mêmes hommes. D’autres femmes se sont retrouvées veuves à un jeune âge et/ou incapables de se marier ou de se remarier à cause de la stigmatisation de la société et des mécanismes systématiques de surveillance, de harcèlement et de marginalisation dont a fait preuve l’Etat.

Des femmes nous ont raconté que des officiers de l’Etat décourageaient des hommes intéressés d’épouser des femmes comme elles et que des couples se sont même séparés à cause de la pression et du harcèlement invivables des agents de l’Etat qui surveillaient leurs moindres mouvements. D’autres femmes politisées par nécessité à l’occasion de leur action au sein du mouvement militant des familles des prisonniers politiques et qui ont acquis beaucoup de confiance en elles, de témérité, d’expérience et de liberté de pensée et de mouvement malgré le harcèlement de l’Etat, se sont vues ordonner de retourner à leurs « fourneaux » une fois leurs maris libérés. Tout comme les femmes qui ont participé au mouvement de libération nationale et de résistance contre le colonialisme, ces femmes ont dû se soumettre aux ordres et aux conceptions patriarcales de leurs familles et de la société une fois leurs hommes libérés. Cependant, toutes n’ont pas acquiescé ; certaines se sont battues pour garder leur indépendance alors que d’autres ont divorcé. En général, la non reconnaissance des souffrances, sacrifices et contributions des femmes, symbolisée par le silence et de l’Etat et de la société, n’ont fait qu’accentuer leurs sentiments d’injustice, de trahison et de solitude. Même les familles de ces femmes victimes de violence politique, ont parfois voulu faire comme si de rien n’était et voulaient qu’elles oublient ce passé et qu’elles se focalisent sur l’avenir. Ceci n’a souvent fait que rajouter à leurs sentiments de solitude et de culpabilité.

Recommandations En conclusion, j’espère que cette contribution aura suffisamment et clairement exprimé, montré et détaillé la manière particulière dont les femmes ont été victimes de violence politique au Maroc entre 1956 et 1999. L’étude menée par l’IER suggère, avec force et clarté, qu’être femme victime de violence politique durant les années de plomb au Maroc, a entraîné certaines spécificités notoires dans la manière dont cette violence a été orchestrée par l’Etat, vécue par les femmes, et perçue par la société. Ce qui à nos yeux caractérise cette violence en premier lieu, est la manière dont la violence de l’Etat a perpétué et renforcé les idées et les pratiques les plus patriarcales de la société marocaine. Cette interaction et ce renforcement mutuel de la violence de l’Etat avec la discrimination de la société envers les femmes, a fait que les femmes victimes de violences politiques ont doublement, sinon triplement souffert. Je me permets une dernière fois d’illustrer ce que j’ai préalablement évoqué. Une femme mariée se fait arrêter, violenter et torturer par un Etat qui la considère coupable, pour la simple raison qu’elle est liée, par le mariage, à un homme considéré comme un ennemi de l’Etat. Dans cette conception androcentrique, cette femme n’existe qu’en relation à l’homme auquel elle est liée. Elle n’a pas d’existence en elle-même en tant qu’être individuel. Elle est une extension de son mari, qui la définit, et donc est coupable par association. Cette femme n’avait aucun engagement politique non pas parce qu’elle manquait de conviction ou d’opinion mais parce que la société dans laquelle elle se trouve considère que la place de la femme est au foyer et non dans l’espace public, qui est l’apanage et le monopole des hommes. Une fois sortie de prison, cette même femme sera marginalisée et stigmatisée parce qu’elle a été violée en prison par des hommes qui ne voyaient en elle qu’un objet sexuel qui n’appartenait à personne et qui était donc à leur entière disposition. L’homme auquel elle était mariée et pour lequel elle a été punie, décide de divorcer d’elle parce qu’elle a été souillée par cette violence. La société la punit et la marginalise davantage parce qu’elle est à présent une femme divorcée, en plus d’être une ex-détenue politique et une « femme violée. ».

Si la logique avec laquelle nous avons essayé d’illustrer cette expérience peut sembler caricaturale, il n’en demeure pas moins qu’elle reflète la réalité que ces femmes nous ont racontée. Rien ne fera disparaître complètement les effets de la violence immense qui a été faite à ces femmes. Elles nous l’ont toutes dit d’une manière très claire. Néanmoins, il nous semble que la moindre des choses que l’Etat marocain puisse faire, c’est de reconnaître la spécificité et la multiplicité de l’injustice dont elles ont été victimes ; de reconnaître leur grande contribution à l’histoire du pays ; de les honorer et de leur exprimer la reconnaissance et le respect qu’elles méritent. Ces femmes ont aussi de grands besoins physiques, émotionnels et matériels. Elles devraient être indemnisées pour la souffrance et les sévices qu’elles ont endurés et elles devraient être prises en charge médicalement et psychologiquement par l’Etat. Elles ont besoin aussi bien de soutien psychologique que matériel. Ceci est applicable à leurs enfants aussi qui ont souffert, ont été traumatisés et ont été privés d’une éducation et d’un avenir convenable. La société marocaine a elle aussi un rôle à jouer dans ce processus. Elle a besoin de faire son autocritique et de réviser certaines de ses attitudes et jugements vis-à-vis de femmes qui bousculent les idées patriarcales. Ces jugements et attitudes ne font que punir des femmes, qui sont déjà des victimes, plutôt que de les soutenir. Il y a aussi besoin de réviser la manière dont on raconte l’histoire contemporaine du Maroc pour y faire de la place pour ces femmes et leurs expériences de souffrance et de résistance ; de changer les discours officiels, de réviser les manuels scolaires et livres d’histoire. Il faut la contribution des historiens(nes), sociologues, anthropologues, artistes et écrivains pour qu’ils participent à ce processus de révision et de réécriture d’un passé avec lequel les Marocains auront à vivre pendant des décennies à venir.

GUESSOUS Nadia

*Article paru dans le numéro 67 de la revue Confluences Méditérranée, été 2007.

Notes

[1] Nadia Guessous travaille sur le mouvement des femmes et la pensée féministe au Maroc contemporain.

[2] Cet article est un résumé et une élaboration du rapport final de l’étude que j’ai rédigé. Une version de ce papier a été présentée au Conseil Consultatif des Droits Humains (CCDH) à Rabat le 21 mars 2006 dans le cadre d’une journée d’étude sur le genre et les violations graves des droits humains. Je remercie l’Instance Equité et Réconciliation ainsi que le Conseil Consultatif des Droits Humains de m’avoir permis de publier cet article. Je tiens également à remercier Latifa Jbabdi et Driss Yazami pour l’immense confiance qu’ils m’ont montré en me chargeant de l’élaboration du rapport final de l’étude ; ainsi que Cherifa Alaoui, Zhor el Alaoui, Latifa el Bouhsini, Dede Guessous, Mohammed Guessous, Nouzha Guessous Idrissi, Mokhtar El Harras, Yasmina Sarhrouny, Stuart Schaar et Mohamed Zouhir pour leur aide et leur soutien inconditionnels.

[3] Les six chercheuses qui ont mené les enquêtes de terrain pour cette étude étaient (par ordre alphabétique) Nadia Guessous, Amina El Mekaoui, Laila Moussaid, Khadouj Omari, Hayat Sammari, et Nadia Tikar.

[4] Parfois, un entretien demandait deux ou trois séances différentes avec une seule femme

[5] Vu ma formation anglophone et l’ampleur du matériel de l’étude par rapport au temps accordé à son analyse, j’ai opté pour la rédaction de mon rapport en anglais. Le rapport a, par la suite, été traduit en arabe avant d’être distribué aux membres de l’IER. Si le lecteur constate une certaine maladresse de langage et une lourdeur dans le texte de cet article, c’est parce que le français n’est pas ma langue principale de travail et d’écriture et que ceci est ma traduction aussi bien que mon résumé du rapport final que j’ai rédigé en anglais. Je remercie Cherifa Alaoui, Latifa el Bouhsini et Nouzha Guessous-Idrissi dont les corrections et suggestions ont nettement amélioré la compréhension de ce texte.

[6] « Les Commissions de la Vérité et les ONG : le Partenariat Indispensable, » document thématique pour le Centre International pour la Justice Transitionnelle, avril 2004.

[7] « La Justice transitionnelle et la problématique hommes-femmes » article de fond dans le « Rapport annuel 2004/2005 : la parole aux victimes, » le Centre International pour la Justice Transitionnelle, page 55.

[8] El Harras, Mokhtar. 2002. “La Technique du Focus Groupe Appliquée dans le Contexte Socioculturel Marocain,” in Les Méthodes Qualitatives en Sciences Sociales, El Harras (editor), page : 23. Rabat : Université Mohammed V, Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines.

[9] Fatna El Bouih est une militante des droits humains et une ancienne détenue politique qui a publié le premier livre-témoignage d’une femme détenue politique marocaine, sous le titre de “hadit al atama” en arabe (2001) et Une Femme nommée Rachid, en français (2002) aux Editions le Fennec. Elle est également l’auteur plus récemment (2006) de Atlassiate (Editions le Fennec), où des femmes du Moyen-Atlas témoignent de leur calvaire durant les années de plomb.

[10] Imaginez le choc et la terreur qu’ont dû ressentir ces femmes qui vivaient dans des régions rurales du pays et n’avaient probablement jamais vu ou entendu parler d’hélicoptère auparavant !

[11] Il serait intéressant de savoir si l’Etat a utilisé l’amour paternel de la même manière que l’amour maternel pour faire pression morale et psychologique sur les pères détenus. Il est fort probable, à mon avis, que l’Etat a plutôt utilisé l’atteinte à l’honneur et à la « masculinité » des hommes en menaçant de violer leurs femmes, soeurs ou filles.

[12] Dans une société comme le Maroc où la modestie du corps féminin est prônée, la nudité forcée des femmes en détention, en la présence d’hommes qui leur sont étrangers, est une réelle atteinte à leur dignité en tant que femmes.

[13] Il serait intéressant de savoir si cette peur du viol et de la violence sexuelle régnait aussi parmi les hommes en détention. Une étude comparée pourrait nous éclairer à ce sujet.


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