La condition des jeunes filles s’est dégradée dans les quartiers difficiles

mardi 21 juin 2005.
 

Début octobre , Sohane, 17 ans, est brûlée vive à Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), par un garçon avec qui elle s’était querellée. Fait divers aussi tragique qu’isolé ou manifestation extrême d’une dégradation de la condition féminine en banlieue ? La réponse ne fait désormais plus de doute pour les responsables de la Fédération nationale des maisons des potes, réseau d’associations implantées dans les quartiers, qui constate une dégradation "flagrante et rapide", depuis le milieu des années 1990, de la situation des femmes, et notamment des jeunes filles, en banlieue.

"Le meurtre de Sohane a suscité énormément de discussions", témoigne Fadela Amara, présidente de la Fédération des maisons des potes, proche de SOS-Racisme. "Beaucoup de filles des quartiers nous ont contactés pour nous dire qu’elles en avaient ras le bol." Exaspération dont témoignait déjà l’écho rencontré par les dernières initiatives de la Fédération : les états généraux des femmes des quartiers, en janvier, à la Sorbonne ; la pétition "Ni putes ni soumises", qui devrait être remise le 8 mars au premier ministre ; ou encore la future Marche nationale des femmes des quartiers, en février.

La pétition est accompagnée d’un manifeste où les femmes se disent "oppressées socialement", "étouffées par le machisme des hommes de nos quartiers qui, au nom d’une "tradition", nient nos droits les plus élémentaires". Désabusée, une militante associative de Cergy (Val-d’Oise) observe : "J’ai 30 ans, je n’étais pas insultée lorsque j’étais adolescente. Je n’étais pas . On assiste à une masculinisation de la rue."

"PRESSION PERMANENTE"

Les jeunes filles des quartiers doivent désormais vivre sous le contrôle social de la cité, et supporter la violence et les harcèlements machistes. "Il ne s’agit pas de stigmatiser la banlieue, se défend Hélène Orain, qui, pour la Fédération des maisons des potes, a recueilli dans un livre blanc le témoignage de dizaines de femmes. Toutes les filles ne sont pas victimes de tournantes ! Mais l’oppression est quotidienne, banale. Sur elles, le ghetto fait peser une pression permanente, qui les oblige à déployer une énergie folle pour se protéger, veiller constamment à leur réputation. Pas un instant de relâchement n’est possible."

Cela commence par l’habillement, le gros pull que l’on n’enlève qu’une fois arrivée au lycée. Porter une jupe, un décolleté, être maquillée, c’est immédiatement risquer de se faire traiter de "pute" ou de "salope". Quelle que soit son apparence, une fille qui marche seule dans la rue échappe difficilement à l’insulte. Dans un espace public dominé par les garçons, "les filles doivent développer des stratégies de contournement compliquées pour éviter les groupes de garçons, faisant parfois de longs détours, explique Hélène Orain. Elles se déplacent rarement seules, plutôt en bandes de filles. Les seules qui échappent aux insultes sont les filles voilées."

Se sentant en insécurité, les filles sortent peu, d’autant que "les infrastructures sportives et culturelles, dans le quartier, sont beaucoup plus investies par les garçons que par les filles, relève Sarah Oussékine, de l’association Voix d’elles-rebelles, à Saint-Denis (Seine Saint-Denis). Naturellement, elles ne vont pas dans ces lieux pour un problème de réputation."

Dans les cours des collèges, des lycées, la mixité n’est pas davantage de mise. Corinne Boulnier, infirmière scolaire dans un collège du Val-de-Marne, témoigne de la difficulté grandissante de la communication entre filles et garçons : "En quinze ans, les relations sont devenues plus agressives, la relation amoureuse plus difficile. Ça peut aller jusqu’à donner des coups. On dirait que ces jeunes gens ne savent pas se caresser, se caliner." Cette violence s’exprime, dans la cour de récréation, à travers un drôle de jeu apparu depuis la rentrée chez les élèves de 6e et de 5e : un garçon fait une croix avec son doigt sur le dos d’une jeune fille, qui devient alors, à son insu, une cible pour les autres garçons.

On ne flirte plus. On n’apprend plus à connaître l’autre sexe, le désir de l’autre. Afficher une relation amoureuse, c’est, pour les garçons, se montrer en situation de faiblesse, et, pour les filles, passer pour des "putains". "Il y a vingt ans, les jeunes filles venaient pleurer dans mon infirmerie pour un chagrin d’amour. Maintenant, elles se plaignent d’être prises pour des moins que rien", note Béatrice Piférini, infirmière dans un lycée des Hauts-de-Seine.

"Chez les élèves de 4e et de 3e, poursuit Corinne Boulnier, se développe l’idée que dans la relation physique, on doit forcer les filles. Quand on les force, elles crient, ce qui, dans la logique de ces garçons, signifie qu’elles éprouvent du plaisir. Car dans les films pornographiques, que beaucoup de jeunes regardent en cachette, les filles crient." "Les relations de couple sont très tendues, confirme Annie, infirmière dans un lycée professionnel de Marseille. Avec d’un côté la jeune fille, qui veut rester vierge, de l’autre le garçon, qui veut avoir un rapport sexuel avec pénétration. Du coup, les filles sont en souffrance, écartelées entre leur culture familiale, qui leur interdit de passer à l’acte, et la pression des garçons."

MARIAGES FORCÉS

Rien d’étonnant à ce que nombre d’entre elles vivent dans le mensonge. Ou cherchent un petit copain à l’extérieur de la cité, à l’abri du contrôle exercé par les pères, les frères, par la cité tout entière, dont elles portent la réputation. "On exige d’elles un comportement sérieux, imaginant que dès qu’elles sont avec un garçon, il y a rapport sexuel, explique Sarah Oussékine. Si la fille n’est pas "sérieuse", les conséquences peuvent être dramatiques." Retrait du système scolaire, interdiction de sorties, de toute fréquentation masculine, de certaines fréquentations féminines, préservation obligatoire de la virginité jusqu’au mariage, retour obligé au pays, recrudescence des mariages forcés...

Comment s’explique cette dégradation unanimement constatée ? Certains pointent le poids de la culture patriarcale dans les familles issues de l’immigration. D’autres la montée d’un islam fondamentaliste. Ou encore une politique de la ville très orientée au bénéfice des garçons (équipements sportifs et culturels). Mais c’est surtout le processus de ghettoïsation des cités qui est dénoncé : "L’une des manifestations du ghetto, c’est le retour en force des formes d’organisation sociale traditionnelles fondées sur le machisme et le patriarcat", analyse Hélène Orain.

A l’association Voix d’elles-rebelles, on estime plus judicieux d’évoquer la crise économique : "Il est à peu près impossible pour les filles d’avoir un travail sous contrat à durée indéterminée et un appartement, ce qui oblige à se soumettre aux règles des parents. Sinon, qu’est-ce qu’il leur reste : les foyers, l’hébergement d’urgence ?"

Pascale Krémer et Martine Laronche

* Cet article a été pulié dans l’édition du Monde datée du 25 octobre 2002


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