Réponse interposée à Aurore Bergé - La lutte des prisonnières palestiniennes - Zaino

dimanche 14 avril 2024.
 

Alors que Rafah est sous la menace imminente d’un massacre, la ministre Aurore Bergé annonçait vouloir retirer les subventions aux associations féministes selon leurs positions vis-a-vis du 7 octobre. Le précieux travail d’Asja Zaino, le combat de ces femmes anonymes qui luttent et qu’elle met en lumière, sera notre seule réponse. Notre féminisme n’a pas de frontière.

Alors que la Guerre contre la population palestinienne menée par Tsahal et Nétanyahou continue de sévir avec la complicité des grandes puissances, que Rafah est menacé à tout instant d’un massacre, Aurore Bergé, ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes annonçait vouloir « passer au crible » les associations féministes quant à leurs positions vis-a-vis des attaques du 7 octobre, et en fonction, de soustraire leurs subventions.

« Ce qui s’est produit le 7 Octobre, c’est la volonté systématique d’humilier, de souiller, de salir les femmes qui est passée par l’utlisation du viol comme une arme terroriste. Le silence de trop nombreuses associations (féministes), qui auraient dû se sentir en empathie évidente est insupportable ». Ce qui est d’autant plus insupportable, et inhumain, c’est l’émoi à géométrie variable de ces membres du gouvernement qui appuient sans ciller le génocide en cours. Le précieux travail d’Asja Zaino, le combat de ces femmes anonymes et incarcérées, qui luttent, pour la justice, et la liberté, sera notre seule réponse. Notre féminisme n’a pas de frontière.

Cette communication a été effectué dans le cadre du cycle de conférences intitulé « La Palestine au prisme des sciences sociales », le mardi 30 janvier.

Valentina Napolitano : « On est donc à la huitième séance de ce séminaire intitulé "La Palestine au prisme des sciences sociales". Et on a le grand plaisir d’accueillir aujourd’hui Asja Zaino, qui est doctorante en histoire et en anthropologie à l’INALCO, sous la direction de Chantal Verdeil et de Mériam Cheikh. Son travail de thèse porte sur le mouvement des prisonnières politiques palestiniennes et plus précisément sur le système pédagogique clandestin qui a été mis en place par différentes générations de femmes palestiniennes dans les prisons israéliennes. Asja a déjà publié un ouvrage intitulé Des hommes entre les murs : Comment la prison façonne la vie des Palestiniens, publié aux éditions Agone en 2016. Ouvrage qui porte plutôt sur la question des hommes, des prisonniers.

Et aujourd’hui donc, elle va nous présenter son terrain de thèse et sa présentation s’intitule : Transformer la prison en espace de formation politique et intellectuelle, les formes d’organisation et de résistance des prisonnières politiques palestiniennes.

Asja Zaino : « La question des prisonniers et des prisonnières politiques représente un enjeu central dans les rapports de domination coloniale qui structurent la vie et le quotidien des Palestiniens et des Palestiniennes. La surveillance, les arrestations et l’enfermement d’un grand nombre de Palestiniens et de Palestiniennes sont au cœur de la stratégie coloniale de contrôle de la population des territoires occupés par Israël. La prison israélienne n’est pas seulement une institution d’enfermement, mais comme l’ont montré plusieurs travaux, dont ceux de la chercheuse palestinienne Lena Meari, c’est aussi un laboratoire où l’on teste les techniques coloniales modernes des dominations et où l’on conçoit les conditions matérielles, les formes de gestion et les méthodes de traitement qui visent à soumettre les Palestiniens et à mettre fin à leur lutte anticoloniale.

Depuis [19]48, près d’un million de Palestiniens ont été emprisonnés par les autorités israéliennes.

Il s’agit donc de 40% de la population masculine palestinienne. Les femmes ont été moins ciblées par les campagnes d’arrestation tout en ayant participé depuis le début à la résistance.

Néanmoins, depuis 1967, environ 17 000 femmes sont passées par les prisons israéliennes.

Suite au 7 octobre, plus de 3 700 Palestiniens ont été arrêtés en Cisjordanie et à Jérusalem dans le cadre des campagnes d’arrestation israélienne à grande échelle. Actuellement, au moins 7 000 Palestiniens et Palestiniennes sont détenus dans les prisons israéliennes.

Et dans les trois derniers mois, dans la bande de Gaza, un nombre non identifié des Palestiniens ont été également détenus dans des conditions extrêmement difficiles dans des camps de délégation.

Donc, loin d’être une expérience marginale, la prison a toujours été une expérience commune partagée par la majorité de la population. En Palestine, dans chaque famille, un minimum prisonnier parmi ses membres. Et de ce fait, l’expérience carcérale occupe une place très singulière au sein de la société palestinienne et joue un rôle important dans la structuration personnelle, politique, culturelle et sociale.

Pour l’État israélien, l’enfermement est devenu un mode de contrôle et de gouvernement de la population. Et à travers le système carcéral et la justice militaire, la colonisation israélienne a tissé dans le territoire palestinien, ce que Stéphanie Latte Abdallah qualifie d’ « étoile carcérale », qui consiste donc en une potentialité carcérale, un ensemble de dispositions juridiques qui permettent d’arrêter et d’incriminer un très grand nombre de personnes, hommes et femmes, à partir de l’âge de 12 ans.

Et donc, dans ce contexte, à partir des années [19]70, se créent ces structures, les mouvements des prisonniers politiques au sein des prisons israéliennes, où la détention est définie comme un espace de lutte, milieu de formation culturelle, d’élaboration politique.

Dans mon intervention d’aujourd’hui, je vais essayer d’analyser les stratégies mises en place par les différentes générations de prisonnières palestiniennes pour résister au pouvoir disciplinaire, du système carcéral israélien et transformer un dispositif de contrôle et de répression en espace de formation et de pédagogie critique et libératrice, tel qu’elles ont défini certaines anciennes prisonnières en se référant aux travaux du pédagogue brésilien Paulo Freire.

Cette présentation s’articulera en trois parties.

Dans la première, je vais présenter plutôt les femmes palestiniennes face au système carcéral israélien en général.

La deuxième partie tournera autour de la dimension culturelle et donc de ce système pédagogique en prison- et en particulier de la restructuration de ce système qui a été mis en place depuis 2015 par Khalida Jarrar, figure politique et féministe d’envergure de la gauche palestinienne.

Et dans la troisième partie, j’essayerai d’analyser comment les stratégies de résistance élaborées en prison pour mettre en place et préserver les activités culturelles se reflètent sur le contenu pédagogique et sur le sens que les femmes attribuent au savoir et à cette formation de prison.

Donc, les prisonnières politiques palestiniennes, malgré leur participation active dans la résistance contre la colonisation israélienne, les femmes palestiniennes ont été moins visées que les hommes par les campagnes d’arrestation et donc elles n’ont jamais été plus d’une centaine à être enfermées en même temps par les autorités. Leur nombre oscille généralement autour des 50 prisonnières.

Donc, elles représentent entre le 1 et le 3% des détenus palestiniens alors qu’en France et en Europe, la moyenne est plutôt de 3-4%.

En tout cas, c’est assez général que la population féminine en prison soit beaucoup moins que les hommes. Tout le temps influencé par la réalité politique extérieure et par les dynamiques qui traversent le mouvement des hommes prisonniers, le mouvement des femmes se structure et se développe de façon assez autonome et indépendante en lien avec les conditions spécifiques vécues en prison. Les prisonnières palestiniennes ont donc essayé de s’organiser au sein des prisons israéliennes sous différentes modalités selon à la fois les périodes et le profil sociologique d’une femme incarcérée. Plusieurs éléments distinguent leur mouvement des celui des hommes tout en faisant partie du mouvement des prisonniers plus largement. Par exemple, leur isolement des autres prisonniers palestiniens a toujours eu un impact très important sur les possibilités de forme d’organisation. Les femmes en prison sont moins nombreuses, et sont plus isolées de l’extérieur ainsi que du reste du mouvement parce qu’elles sont souvent regroupées dans une seule prison avec moins de possibilités de transfert et donc de circulation d’une prison à l’autre. Elles ont obtenu seulement depuis quelques années la possibilité de communiquer par des téléphones fixes avec les familles. Évidemment, cette possibilité est actuellement, depuis le 7 octobre, suspendue.

Le fait d’être peu nombreuses a également permis une organisation plus unifiée, moins basée sur l’appartenance aux différents partis. En effet, à la différence des hommes qui, à partir des années [19]80, ont obtenu la possibilité de se partager selon l’appartenance aux Partis politiques en prison, les femmes prisonnières ont souvent connu une organisation commune qui dépasse la différence entre les organisations.

Le fait que lors de la majorité des échanges des prisonnières, les femmes soient prioritaires, quel que soit le Parti qui est à l’origine de cet échange, rend d’une certaine façon plus difficile une transmission intergénérationnelle d’une mémoire des luttes entre prisonnières, contrairement à ce qui se passe chez les hommes où on trouve plusieurs prisonniers qui sont en prison depuis 20 ou même 30 ans et qui assurent donc une continuité, une sorte de transmission des règles et aussi des luttes et de la mémoire du mouvement des prisonniers.

Donc après chaque échange, le mouvement des femmes doit se restructurer et se réorganiser en s’appuyant sur quelques figures des prisonnières qui prennent en main le mouvement.

J’ai essayé d’identifier à partir des [19]67, plusieurs générations de prisonnières qui coïncident notamment avec les différents échanges des prisonniers.

De nombreuses et réunies pour la plupart de la prison de Neve Terza, qui était la seule prison israélienne femmes, les détenus de la première génération qui va de [19]67 à [19]79 étaient pour la plupart des militantes politiques fortement engagées qui puisaient dans une forte culture internationale des résistances et des luttes de libération anticoloniale. Au cours de ces années, elles rejoignent certaines grèves menées dans les autres prisons, mais aussi des luttes propres à elles en lien avec la spécificité de leurs conditions.

Donc grèves, des actions de désobéissance, elles effectuaient les travaux que l’administration leur imposait et pour exiger d’être séparés des détenus de droits communs israéliens en revendiquant donc leur identité de prisonnière politique.

À partir des années [19]70, les femmes commencent à s’organiser collectivement et à construire une structure qui gère chaque instant de la vie de la prisonnière.

L’échange de [79] marque le début de la deuxième génération et donc une fois les détenus des prisons sortis, les prisonnières qui restent doivent restructurer le mouvement et réorganiser face à une population des prisons qui commence à être de plus en plus nombreuse. Après une grève qui a duré dix mois, en 1983, cette génération a gagné les revendications qui étaient déjà celles de la génération précédente, à savoir : la séparation des détenus de droits communs juifs israéliens et l’arrêt de tout type de travail à profit de l’occupation. Parce qu’avant elles devaient coudre les uniformes pour l’armée comme travaux forcés au sein des prisons.

En [19]95, il y a un échange des prisonniers qui ouvre la troisième génération mais efface aussi la mémoire : il y a rupture dans la transmission générationnelle entre les prisonnières.

La troisième génération coïncide avec la première Intifada, qui commence en [19]87.

Dans la première Intifada, les arrestations des femmes deviennent massives et visent une frange de la population beaucoup plus large. Donc certaines femmes se trouvent en prison pour avoir manifesté, d’autres parce que membres d’organisations déclarées illégales, et d’autres aussi en raison de leurs liens familiaux, parce que la stratégie israélienne visait à raconter des informations par les biais d’arrestations à grande échelle, et les femmes étaient souvent visées par ce type d’arrestations, par ces stratégies.

L’augmentation du nombre de prisonniers, et aussi une variété de profils beaucoup plus large, ont posé de nombreux défis à la structuration du mouvement. Les prisonnières de cette époque tentent de mettre en place une organisation interne plus structurée, et organisent une célèbre grève qui a duré trois mois, avec toujours les mêmes demandes de la génération précédente.

Donc ils ont exigé d’être séparés des prisonnières israéliennes, et ont obtenu d’être transférés à la prison de Hasharon, ce qui leur a permis aussi de communiquer davantage avec les détenus palestiniens, les autres détenus palestiniens, et notamment les mineurs, et aussi avec l’extérieur.

En plus, vu l’augmentation du nombre de prisonnières, à partir de ce moment-là, les femmes sont désormais comme les hommes, reparties dans des cellules selon leur affiliation politique, et donc chaque parti Politique gère ses activités quotidiennes et son organisation interne. Pour autant, cela n’a pas empêché les prisonnières de s’organiser et de gagner une lutte unitaire, notamment une longue grève au moment des accords d’Oslo, en soutenant la libération de toutes les femmes prisonnières, sans exception. En effet, en 1995, le directeur de la prison de Hasharon convoquait les femmes palestiniennes pour annoncer la libération des prisonnières […], accusées d’avoir tué des soldats israéliens. Les détenues se sont réunies et ont refusé d’être libérées. Elles ont annoncé une lutte commune pour obtenir la libération de toutes les prisonnières. Pour empêcher l’administration israélienne de les sortir par la force, elles se sont donc enfermées dans deux cellules et ont refusé d’en sortir. Pendant 16 mois - cette grève a duré 16 mois - elles se sont organisées de façon partagée en dépassant les divergences politiques. Par exemple, Khaoula, du Front Populaire évoque ainsi ce moment clé de l’histoire du mouvement des prisonnières : « C’était une victoire unique. Tout le monde était étonné. Ils occupaient la société palestinienne et l’autorité palestinienne qui venait d’arriver. Ils n’arrivaient pas à concevoir que quelqu’un puisse refuser la liberté. Mais nous ne refusions pas la liberté. Nous pensions que la liberté n’était pas complète sans la liberté de toutes. Notre cause, une cause collective, la libération doit être collective, pas individuelle. […] c’était une première dans l’histoire de l’enfermement politique dans le monde. Et qui sait, si les hommes avaient suivi notre exemple, l’Histoire des prisonniers palestiniens aurait peut-être être différente ».

Une militante qui elle appartient au Jihad Islamique, insiste aussi sur cette capacité de s’organiser collectivement au-delà des différentes appartenances politiques et des divergences d’opinion parfois très profondes. Elle insiste sur ce manque de transmission qui aurait peut-être permis que lors d’autres échanges des prisonniers qui ont suivi celui des accords d’Oslo, les prisonnières adoptent le même moyen de lutte. En effet, cette victoire qui est présentée par toutes celles qui l’ont vécue comme un véritable tournant de l’histoire du mouvement, reste cependant très peu mentionnée par les prisonnières ultérieures, et aussi par les institutions palestiniennes qui concernent les prisonniers.

Ce qui interroge la question de la transmission des luttes et des mémoires des luttes au sein du mouvement des femmes prisonnières, mais aussi de la place qu’ils auraient attribuée dans la société palestinienne.

Après la libération de toutes les prisonnières en 1997, les arrestations évidemment reprennent rapidement. A partir de la deuxième Intifada, elles deviennent massives.

Donc c’est la quatrième génération, et par exemple en 2004-2005, il y avait environ 115 femmes en prison, et parmi elles, beaucoup faisaient partie, étaient des militantes du Hamas et du djihad islamique, ce qui modifie les équilibres à l’intérieur du mouvement des prisonnières.

En même temps, des femmes moins politisées, et non membres d’organisations politiques, se retrouvent en prison. Les tensions entre les prisonnières, à cette époque, sont nombreuses, et sont aussi attisées par l’administration pénitentiaire. Les mouvements des femmes peinent à se réorganiser - comme celui des hommes - mais s’appuient malgré tout sur la figure de certaines prisonnières charismatiques qui avaient déjà connu la prison auparavant, ou qui avaient une formation politique solide. Les comités sont peu à peu remis en place, ainsi que la répartition des prisonnières selon l’appartenance partisane. Donc les prisonnières du Djihad Islamique et du Hamas étaient dans la prison des Hasharon, alors que celles qui appartenaient à des partis séculiers étaient plutôt dans la prison des Damon. Suite à l’échange Shalit[1] qui a lieu en novembre 2011, seulement trois Palestiniennes restent en prison en raison de leur citoyenneté israélienne. C’étaient des Palestiniens en 1948. Ces dernières tentent de transmettre les règles et les principes de l’organisation en prison aux nouvelles prisonnières qui ne tardent pas à arriver.

Parmi elles, Lina Jarbouni, originaire de Harra, à côté de Nazareth, passera encore sept ans en prison avant d’être libérée. Donc elle est représentante entre 2003 et 2017, et elle guidera, avec d’autres, la reconstruction du mouvement face à une population de prisonnières qui est très hétérogène et assez peu nombreuse et organisée.

Donc la cinquième génération.

Et dans ces dix dernières années, de plus en plus de femmes, moins politisées, rentrent en prison, suite à la participation à des manifestations, à des actes de résistance isolées. Par exemple des attaques à couteaux, aboutis ou non, des tentatives de faire entrer des téléphones en fraude, certaines arrêtées suite à des publications sur les réseaux sociaux… Donc l’organisation interne s’en ressent, jusqu’à l’arrivée de certaines militantes politiques associatives et d’étudiantes universitaires arrêtées pour leur activité syndicale.

Les prisonnières étaient globalement moins nombreuses, plus jeunes et peu politisées, et donc cette dernière génération permet malgré tout des rencontres entre des prisonnières de classes d’origine et d’horizons différents, ainsi qu’un retour à une organisation plus unifiée et plus collective.

Donc malgré les changements et les ruptures traversées par le mouvement des prisonnières palestiniennes, la prison est souvent présentée par la majorité des femmes, que j’ai pu rencontre - avec toutefois des exceptions importantes - comme émancipatrices […]. Un lieu où, en dépit de la violence extrême et des tortures subies, elles ont pu développer des savoirs, des compétences, elles ont pu forger et renforcer des engagements politiques et ont acquis une formation culturelle et intellectuelle qui leur a permis de redéfinir leur engagement et leur rôle dans la lutte et dans la société.

J’arrive donc à ma deuxième partie, la dimension culturelle en prison et le système pédagogique mis en place par les prisonnières.

Entre les années 80 et les accords d’Oslo, les prisons israéliennes sont devenues un des principaux lieux de formation et d’éducation pour les Palestiniens. Le mouvement des prisonniers, devenu véritable structure de contre-pouvoir, a mis en place un système éducatif clandestin très riche. Cela a été largement transmis au sein de la société palestinienne et a fait l’objet de recherches, essentiellement pour ce qui concerne les prisons des hommes.

Cependant, à leur échelle, les femmes prisonnières ont aussi investi, dès cette époque, la prison comme un lieu de formation, un lieu de politisation, même si pour elles, la formation en prison n’est jamais devenue obligatoire, comprenait moins de variétés de matières enseignées, ne réunissait pas les conditions nécessaires reconnues à l’extérieur dans la société palestinienne. Le système pédagogique clandestin mis en place par les femmes est donc plus précaire. La diversité de l’enseignement est particulièrement sensible aux entrées et sorties des prisonnières.

Et la formation, en général, dépend des mesures punitives et de l’administration pénitentiaire qui entrave bon déroulement du cours. Néanmoins, le programme culturel qui a eu lieu entre le mur des prisons a constitué un des axes principaux de la socialisation des prisonnières et de la structuration du mouvement depuis ce début.

Dans la période avant Oslo, le programme culturel était construit sur plusieurs niveaux pour développer les connaissances historiques, littéraires, et politiques des prisonnières. Il y avait des cours d’alphabétisation pour toutes les femmes analphabètes. […] Y’avait donc des sessions de lecture collective, d’analyse de textes, des cours d’hébreu et d’autres langues, des cours de mathématiques, d’histoire, de science et de littérature, selon les profils et les compétences des prisonnières présentes. Il y avait aussi des sessions de lecture individuelle et collective, des discussions sociopolitiques. Les femmes écrivent aussi des poésies, des romans, des pièces de théâtre, qu’elles jouent ensuite. Elles partagent entre elles des savoirs politiques tout comme la broderie, la cuisine, la médecine traditionnelle. Après les accords d’Oslo et la libération des prisonnières, la formation en prison des femmes s’affaiblit largement, même si certaines formes subsistent, qui restent plus individuelles que collectives.

En 1997, à la suite de la libération de toutes les prisonnières, le mouvement et sa structure pédagogique cessent d’exister et doivent être reconstruits à partir de la deuxième Intifada où le nombre de prisonnières augmente. Le nombre de militantes du Hamas-Djihad islamique augmente aussi, ce qui se reflète dans l’organisation et dans le contenu des cours et des activités culturelles qui se concentrent ainsi majoritairement sur les lectures religieuses, donc la récitation du Coran, des discussions sur les hadiths prophète, etc. Et donc, au fur et à mesure que le mouvement se reconstruit, les cours et les activités reprennent leur rôle structurel dans la socialisation des femmes prisonnières, même si les heures dédiées aux activités culturelles semblent moins importantes et le système pédagogique de moins en moins structuré.

Dans la plupart des résidences des femmes qui ont connu la prison à l’époque de la deuxième Intifada, la dimension éducative occupe en effet une place plutôt réduite.

« À mon époque, il n’y avait pas de cadre et de structure pédagogique comme avant, avec des cours obligatoires. La prison était une école seulement pour celles qui ont voulu en faire une école, mais ce n’était pas le cas de la majorité. Beaucoup de femmes qui ont refusé de profiter de cette occasion pour se former et pour élargir leur connaissance ont été brisées par la prison. Elles ont été maîtrisées par le temps au lieu de le maîtriser » m’expliquait Obeida, qui avait passé 7 ans dans les prisons israéliennes à partir de 2004.

Également, lors d’un entretien de groupe avec des prisonnières qui avaient connu la prison entre les années 2000-2015, les opinions et les analyses sur les rôles de l’éducation et de l’apprentissage en prison étaient assez divergentes. Certaines soulignaient l’importance des enseignements reçus et présentaient comme une grande réussite le fait d’avoir appris la lecture, l’écriture à des femmes qui n’étaient jamais allées à l’école. Pour d’autres, au contraire, le niveau culturel parmi les prisonnières était trop bas pour qu’elles puissent aborder en profondeur des sujets compliqués. Ces récits révèlent la fois des visions différentes de la pédagogie et de l’éducation plus en général, mais sont surtout témoins de la période de déstructuration du mouvement qui a suivi les accords d’Oslo.

Sensible donc au profil des détenus et aux femmes politiques incarcérées, le système pédagogique reflète en effet l’organisation interne du mouvement. Et donc, dans les dix dernières années, par exemple, comme on l’a vu, une proportion plus grande des femmes moins organisées entre en prison, et en même temps, les campagnes d’arrestation qui vivent la société civile, les militantes politiques, les syndicats universitaires, amènent une population en prison aussi plus cultivée, plus diplômée, plus organisée politiquement. Face à une population carcérale très jeune et moins politisée, ces femmes s’organisent pour essayer de réorganiser la transmission et le partage mutuel des savoirs et pratiques entre prisonnières.

Donc particulièrement Khalida Jarrar a joué un rôle déterminant dans la restructuration du système pédagogique en prison ces huit dernières années. Donc Khalida Jarrar, c’est une militante de longue date, qui est cadre influente de la gauche palestinienne et une figure très respectée.

Elle a travaillé comme directrice de l’association Addameer en soutien aux prisonniers pendant très longtemps et actuellement, elle est en prison. Mais avant d’être arrêtée, elle est chercheuse au centre de recherche de Muwatin à l’Université de Birzeit.

Donc elle a été pour la première fois arrêtée en 1989, pendant la première Intifada, mais elle est retournée régulièrement en prison entre 2015 et 2021, presque tout le temps en détention administrative. Elle a donc été réarrêtée le 26 décembre 2023, dans le cadre des campagnes d’arrestation israéliennes, et elle est placée en détention administrative.

Donc à son arrivée en 2015, Khalida constate la fragilité de la formation en prison et son caractère presque exclusivement religieux, et commence donc à mettre en pratique des stratégies pour restructurer le collectif […]. Son leadership permet de ressouder et de donner une direction au collectif des prisonnières et de remettre en place ce système pédagogique, d’abord dans la prison de Hasharon et puis dans celle de Damon.

Lors de ces différentes incarcérations, Khalida a organisé, avec la participation d’autres prisonnières, plusieurs formations en prison. Elle a rétabli l’examen du tawjih, l’équivalent du bac, qui a été reconnu par le ministère des prisonniers et de l’éducation. Donc depuis 2015, plus d’une trentaine de femmes, jeunes et adultes, ont aussi pu passer leur bac en prison. Et pour beaucoup d’entre elles, ça leur a permis, une fois sorties, de s’inscrire à l’Université.

Elle a aussi organisé une formation sur les droits internationaux et les droits humains. Donc depuis 2017, environ 32 femmes de la prison de Hasharon reçoivent un diplôme de droit international reconnu par le ministère des prisonniers et de l’éducation.

Depuis 2020, et ça c’est une première dans les prisons pour femmes, il y a un cursus universitaire en travail social reconnu par l’Université d’Al-Quds al-Maftouha, qui est destiné aux femmes condamnées à des longues peines. C’est une licence, pour l’instant.

Les neuf femmes qui composent, on va dire, la première promotion de cette licence en prison, ont pu terminer la rédaction de leur mémoire de licences avant d’être libérées lors de l’échange qui a eu lieu entre le 25 novembre et le 1er décembre 2023.

Bien évidemment, toutes ces formations auto-organisées ont lieu dans des conditions d’éducation extrêmement difficiles, dans une confrontation constante, une confrontation qui renforce la détermination et l’action des prisonnières.

Et je cite, Khalida : « Quand ils ont fermé notre classe, on s’est mis en grève. Quand ils ont confisqué nos stylos, nous avons utilisé des crayons de couleur. Quand ils ont pris nos tableaux, nous avons utilisé une fenêtre en plexiglas qu’on transportait en douce d’une pièce à l’autre. Ça demandait un grand effort de préparation pour continuer à faire nos activités, malgré la répression et le contrôle des gardiens. C’était une forme de défi et de résistance. C’est cela qui donnait une valeur ajoutée à l’éducation. Les détenues développaient une vraie passion pour l’éducation. Le défi devient une forme de désobéissance, une résistance dont on pouvait être fiers ».

Outre le cours et les séminaires, Khalida insiste beaucoup sur l’importance des livres et de l’ouverture à la lecture en prison. La littérature, l’histoire et la philosophie semblent ouvrir un horizon politique important pour les prisonnières de différentes origines. À ce propos, dans une lettre qu’elle a réussi à faire sortir clandestinement de prison et qui sera lue par ses filles lors d’une conférence internationale sur la littérature palestinienne, Khalida partage le rôle essentiel que la littérature joue dans le quotidien des prisonnières : « Les livres constituent le fondement de la vie en prison ». La modeste bibliothèque utilisée par les détenues fait l’objet d’inspections constantes. Cela encourage les prisonnières à imaginer des moyens créatifs pour protéger les livres susceptibles d’être saisis. Empêcher les livres d’être confisqués par les autorités carcérales constitue l’une des tâches les plus importantes des prisonnières. Elles sont parvenues à faire rentrer en secret un grand nombre de livres, en dépit des contraintes très strictes. Elles ont pu lire de nombreux livres de Ghassan Kanafani, les romans La mère de Maxime Gorky, Les misérables de Victor Hugo ou encore les livres de Nawal El Saadawi, de Sahar Khalifeh, d’Edward Saïd, d’Angela Davis et Albert Camus, font partie des livres qui ont été introduits en fraude avec succès et qui sont les livres préférés des prisonnières.

Cependant, aucun des livres de Gramsci n’a jamais été autorisé en prison, en raison de ce qui semble être une position très hostile des autorités d’occupation envers Gramsci.

Les conditions matérielles dédiées en prison constituent un enjeu fondamental dans le combat des prisonnières pour leur droit à la formation.

Dans ce contexte, la redéfinition des espaces matériels et de leurs fonctionnalités a été un élément décisif dans la lutte des prisonnières pour redéfinir leur faculté d’agir derrière les barreaux.

Si d’un côté les gardiens s’engagent à contrôler et à gérer la position physique et spatiale des détenus, à en empêcher contrôler les mouvements, les détenues cherchent à imposer leur contre-perception de l’espace. Ainsi, la création d’une bibliothèque de livres interdits avec des couvertures échangées, l’utilisation d’une fenêtre en guise de tableau, le refus d’interrompre un cours en refusant le comptage, ce sont des exemples de ces processus de construction de contre-pouvoirs à l’intérieur des prisonnières israéliennes.

Enfin, l’action pédagogique en prison est aussi une action collective. Les prisonnières s’entraident dans l’apprentissage, quel que soit leur niveau. Et même les prisonnières qui n’étudient pas, qui n’y participent pas, participent à cette action pédagogique, par exemple, en recopiant les manuels scolaires et les livres importants pour avoir plusieurs exemplaires en cas de fouilles et de confiscations de la part des gardiens ; en guettant, par exemple, l’arrivée des gardiens pour arrêter les cours à temps et en cochant les cahiers, les livres et les stylos sur leurs habits de prière ; ou en sortant clandestinement à leur libération les dissertations et les recherches de leurs camarades qui sont restés en prison pour qu’elles puissent être validées par le ministère de l’éducation et le ministère des prisonnières.

Les familles aussi participent de l’extérieur en apportant lors des visites des livres interdits, recouverts et camouflés. Donc enseigner et apprendre en prison constitue un acte de résistance politique et à la fois matériel et symbolique.

Et j’arrive à ma troisième partie. La pédagogie comme pratique de liberté : redéfinir la pédagogie et le rapport au savoir depuis la prison.

La phrase « nous avons transformé la prison en école, en université » est devenue presque un slogan répété sans cesse par les prisonnières, anciennes prisonnières, hommes comme femmes.

Pour autant, ma recherche m’amène à m’interroger sur la façon dont les systèmes pédagogiques en prison, bien au-delà d’une simple transposition du système éducatif, que ce soit secondaire ou universitaire qui existe dehors, peut prendre plutôt la fonction de laboratoire des pédagogies critiques et libératrices.

Layane, étudiante de sociologie, militante politique, a passé 16 mois en prison en 2020. Elle m’a raconté qu’après avoir lu et discuté en prison et avec les membres du comité éducatif, le livre Pédagogie de la liberté de Paulo Freire, elles l’ont mis en pratique. Pour elle, l’expérience d’apprentissage en prison était vraiment un processus d’éducation dialogique. Je cite Layane :

« Dans les systèmes éducatifs qu’on avait créés en prison, on essayait de comprendre le contexte qu’on vivait à travers des théories qu’on étudiait ensemble, en essayant de mettre en pratique une éducation qui ne reproduise pas des relations de pouvoir et de dominations. Dans un lieu de siège et de privation, on a pratiqué une éducation de la liberté plus puissante que dehors, où le modèle d’éducation reste celui de l’éducation bancaire. Dehors, les étudiants perçoivent l’éducation comme quelque chose d’obligatoire, d’utilitariste, pour avoir un diplôme et pouvoir travailler. Ce n’est pas très clair le lien entre ce qu’on apprend et la réalité qu’on vit dans un contexte colonial. En prison, au contraire, le lien entre la théorie et la pratique est toujours présent. […] Moi, j’ai enseigné, mais en même temps, j’ai énormément appris des filles à qui j’enseignais et d’autres femmes en prison avec moi. C’est une pédagogie de la liberté. On n’étudie pas seulement pour obtenir un diplôme, mais pour résister, pour nous émanciper à la fois au sein de notre société et dans la lutte contre le colonialisme et l’oppression ».

Donc l’éducation n’est pas seulement un moyen pour acquérir des connaissances, des compétences ou même un diplôme, mais aussi une arme de conscience critique qui permet de faire face aux oppressions, une arme d’apprentissage de la liberté, comme l’a dit Layane.

Penser l’éducation comme une arme de conscience critique et d’apprentissage exige de redéfinir et de repenser sans cesse les pratiques pédagogiques pour inventer une pédagogie plus inclusive et engagée. Les prisonnières ayant enseigné en prison se mettent au travail pour s’adapter au mieux aux profils très hétérogènes des apprenantes et donc à adapter leurs pratiques, mais aussi les programmes et les activités culturelles. […] l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, c’est la première étape avant le processus de politisation et conscientisation. Khalida, qui donne un cours des droits humains et des droits internationaux et les prisonnières, avec des profils différents, exigent de partir de l’expérience d’oppression vécue et de lier la théorie et la pratique. Et donc de partir vraiment de ce qu’elles avaient vécu en le reliant aux accords qu’elles venaient d’étudier.

Et Layane se souvient, quant à elle, que la prison a changé les rapports au savoir de certaines détenues. En disant qu’après sa sortie, elle était intervenue dans une conférence sur la prison et avait parlé des recherches d’une autre détenue sur les théories des Foucault, appliquées à leur condition de prisonnière. Et qu’à la fin de la conférence, un cousin de cette détenue était venu la voir, lui demander s’il s’agissait vraiment de sa cousine, parce qu’elle avait fini le lycée, elle détestait l’école et d’ailleurs elle ne réussissait pas. Donc cette expérience pédagogique montre, à la fois que la pédagogie pratiquée en prison fait émerger de nouvelles relations à l’apprentissage. C’est une expérience de transformation profonde pour les enseignantes et pour les étudiantes.

En effet, en prison, chaque étudiante, quel que soit son niveau, est amené ou sera amené, à transmettre et enseigner à son tour. Les programmes pédagogiques en prison intègrent aussi la question des formes de domination des genres, aussi bien par l’occupant israélien qu’au sein de la société palestinienne.

Plusieurs participantes décrivent la période de détention comme un moment de réflexion sur la lutte nationale, autant que sur leur position au sein de la famille, de la société et du projet de libération nationale.

« C’est en prison, que j’ai compris que tout ce que j’avais subi par l’occupation israélienne, ce n’était pas seulement en tant que palestinienne, mais aussi en tant que femme » m’expliquait une jeune femme de 20 ans, qui était 6 ans en prison. L’importance de ces processus d’apprentissage en prison ne se limite donc pas seulement aux cours et aux diplômes, mais c’est aussi un lieu d’apprentissage politique et des constructions personnelles et idéologiques. Une disposition à des discussions, des débats, avec des profils de femmes très diverses, ainsi qu’à la variété aussi des profils et des positionnements politiques qui se rencontrent en prison, entraînent des conséquences variées pour les détenues. Certaines ont consolidé leurs convictions politiques, d’autres les ont changées, d’autres encore ont appris à s’organiser collectivement en essayant de médier entre les positionnements différents. Ainsi, Hanine, par exemple, qui était rarement sortie de son village, et n’avait jamais côtoyé des positions politiques, expliquait comment le fait de s’être retrouvée dans la même cellule les militantes qui représentaient le leadership du mouvement, et d’assister à leurs conversations, lui avait permis de connaître et d’approfondir les différences idéologiques, ainsi que les similarités entre le Front populaire et le Jihad islamique, ainsi que de s’interroger sur les raisons de sa propre appartenance politique.

Les engagements politiques et parfois féministes des détenues se font par la rencontre entre femmes d’origine, de classe, de culture et de positionnements politique différents.

La rencontre entre femmes des villes, des villages, entre Palestiniens de Gaza et de 48, qui d’une certaine façon ne se rencontraient qu’en prison. Cela a permis à beaucoup d’entre elles de prendre et de partager leurs vues respectives de comparer les traditions et les accents différents ; de prendre de nouveaux mondes et de nouveaux lieux ; de comprendre les différentes formes de violations infligées par l’occupation coloniale selon les territoires ; de découvrir les différentes stratégies pour y résister. Au sein des prisons israéliennes, elles découvrent la Palestine et les Palestiniens.

Ainsi, leurs imaginaires et leurs connaissances de la Palestine sont devenus plus vastes, tout comme le réseau de contacts, de relations et en prison, qui s’étend maintenant sur tous les territoires.

Les détenues formatrices ont une attention particulière au parcours des femmes après la prison.

Elles partagent une volonté de faire reconnaître la formation en prison par des diplômes officiels valables à l’extérieur. Cette perspective vise à apporter des aides concrètes à la réinsertion des anciennes prisonnières dans la société palestinienne et à renforcer la confiance et la capacité d’agir des femmes prisonnières pour ouvrir leur horizon de possibilités une fois sorties.

Layane fait partie, par exemple, de celles qui en ont bénéficié alors qu’elle est entrée en prison en étant analphabète. Une autre prisonnière, lui a fait cours jour après jour pendant six ans pour qu’elle apprenne à lire et à écrire. Quand elle est sortie, elle lisait des romans entiers. Elle a pris des cours de maths, d’arabe. Elle est sortie en prison avec un bagage de savoirs et de connaissances à utiliser dehors. Une fois dehors, elle a commencé une formation et elle a trouvé un travail comme comptable. Le programme universitaire PSI, mis en place par Khalida, a comme but d’inspirer et de renforcer la conscience des détenues pour qu’elles puissent poursuivre leur éducation et accéder à l’emploi une fois qu’elles ont été libérées.

En effet, le décalage entre la qualité de la formation reçue en prison, le manque de reconnaissance et le déficit dehors, est présent à la fois dans les discours des hommes, mais encore plus pour les femmes prisonnières. Ce décalage entre le dedans et le dehors est encore plus marqué.

Même si, comme explique Stéphanie Latte Abdallah grâce au combat des femmes prisonnières de première génération qui se sont engagées avec des collectifs et des associations pour s’opposer aux discours sur les déshonneurs jetés sur les femmes prisonnières. Aujourd’hui la prison est donc rarement présentée comme un stigmate. Ceci n’est pas le cas pour tout le monde et dépend fortement du contexte social, familial, géographique et politique.

Plusieurs femmes rencontrées donnent ainsi donc la condition d’isolement vécue après la prison : raconter l’impact de l’enfermement sur leur avenir professionnel, et aussi sur leur place de la société, en dénonçant donc le manque d’opportunités de travail et leur exclusion du secteur de l’emploi. D’autres expriment la difficulté du retour de leur famille dans une société dans laquelle elles se sentent d’une certaine façon parfois moins libre. Certaines anciennes détenues ont donc cherché à remédier à cette situation avec des initiatives collectives individuelles qui, pour la plupart, faute de moyens n’ont pas duré, et au fil des années, de nombreux collectifs et réseaux d’anciennes prisonnières ont permis quand même de tisser des liens entre les différentes générations des prisonnières, malgré l’isolement dans lequel elles peuvent se trouver une fois sorties de la prison.

Donc, malgré tous les freins à la prison et en dehors, l’expérience de cours, les lectures collectives, les discussions et les débats, mais aussi parfois l’isolement de l’extérieur et des normes sociétales, ont permis des prises de conscience et des organisations autonomes chez les femmes qui ont souvent mené les prisonnières - avec bien sûr des variations selon les milieux et les époques - à remettre en cause les formes de domination existantes et à s’imposer comme des actrices de lutte au sein de la prison et en dehors. Tout cela a été obtenu au prix de lourds sacrifices des corps, des vies, d’affects, de santé mentale et physique de ces femmes détenues.

Aujourd’hui, au moins 62 Palestiniennes se trouvent en prison, dans la prison des al Damon, dans des conditions extrêmement difficiles qui entravent encore davantage leur capacité d’action et d’organisation. Mais l’histoire du mouvement des prisonnières, qui reflète aussi, d’une certaine manière, l’histoire de la lutte anticoloniale palestinienne, montre cependant, face à toute nouvelle technique de domination, de torture, de gestion de la population mise en place par l’État israélien, qu’il y a toujours de nouvelles formes de résistance, accompagnées d’un nouveau moyen de lutte créatif et varié, qui émergent dans les prisons et en dehors. Cela jusqu’à la libération de tous et toutes les prisonnières. »

Dans un second temps, la communication reposait sur une série de questions des auditeurs :

Valentina Napolitano : En t’écoutant parler, j’ai tout de suite pensé au film 3 000 nuits, avec cette femme palestinienne détenue qui fait grandir son enfant en prison. Et du coup, ça m’amène à te poser une question un peu, liée aussi avec les problématiques que j’aborde sur la question des recompositions, des transformations familiales dans ces contextes de violence. Une des questions que je voulais te poser, c’est qu’est-ce que ça fait, en termes de transformation familiale, l’absence de ces femmes, et comment ça transforme aussi les liens, les relations familiales en prison ?

J’avais une question aussi, tu l’as évoquée dans la dernière partie de ta présentation, sur l’émergence d’une conscience féministe, de l’association de la lutte coloniale, mais aussi à la lutte contre d’autres formes d’inégalité et de domination. Si tu pouvais revenir sur ce mouvement féministe palestinien, et mieux expliquer, donner quelques éléments de contexte, et quelles sont les continuités entre le mouvement des prisonnières et l’émergence d’un féminisme palestinien en dehors de la prison ?

Et puis, peut-être que je m’arrêterai avec une dernière question. D’abord, si tu pouvais donner des éléments sur le profil des femmes qui ont été libérées lors de l’échange qui a été négocié pendant le cesser le feu. Parce qu’il y a eu des femmes, certaines, sont très connues, si tu pouvais en fait revenir sur leur profil.

Et enfin, une question sur ta méthodologie, parce que tu travailles sur un terrain très difficile.Donc si tu pouvais nous donner aussi quelques éléments sur la manière dont tu enquêtes. Comment tu travailles, quels sont les outils, où tu... ? Et comment le 7 octobre va impacter, a impacté ton terrain ?

Asja Zaino : Oui, alors, par rapport aux relations familiales et à la restructuration des relations familiales en prison. Évidemment, ça dépend de plusieurs éléments. Aussi, plus en général, de la réaction à la fois de la famille et puis donc du village à l’arrestation de ces femmes. La question de la maternité en prison, c’est une question qui est toujours très présente : à la fois, les liens maternels en prison sont exploités tout au long de l’interrogatoire, avec toutes les tentatives de faire culpabiliser les femmes qui appartiennent à des interrogatoires israéliens, qui exploitent aussi tout un tas de stéréotypes orientalistes vis-à-vis de la femme arabe dans les formes de torture qu’ils utilisent. Et donc, par exemple, ils s’appuient beaucoup sur ce genre de culpabilité de la mère qui abandonne l’enfant, etc.

C’est très difficile, enfin, comment dire, moi, là, je peux citer, parce que je n’ai pas encore, comment dire, je n’ai pas encore commencé à l’élaborer, je peux citer plutôt des choses que j’ai pu observer pendant mes enquêtes de terrain, notamment, justement, dans le cadre de la famille auprès de laquelle j’habite, où la prison fait partie, comme dans beaucoup de villages, d’une histoire de famille, où il y a vraiment une transmission et aussi une préparation à la prison qui passe de père en fils. Dans la famille dans laquelle je passe beaucoup de temps, ça passe aussi beaucoup de mère en fille.

C’est une préparation à la prison, donc ça appuie aussi sur des choses différentes, sur aussi préparer à comment réagir à toutes les formes de torture, des tortures de genre qu’elles peuvent subir en prison. Donc, il y a à la fois une préparation de la prison entre la mère et la fille, et aussi, par exemple, dans le cas d’une femme d’un côté de Naplouse qui était allée en prison pendant la deuxième Intifada. Quand elle est sortie, son expérience de prison, sa rencontre et les discussions avec les autres femmes lui ont permis, une fois sortie, de pouvoir s’affirmer, de pouvoir affirmer la volonté de ne pas vouloir continuer son mariage parce qu’elle considérait impossible d’être en couple avec quelqu’un qui n’était pas politisé, qui ne partageait pas tout son rapport à la lutte. Et donc, dans cette séparation, le modèle héros de ces enfants est devenu la mère. Les enfants, ils se présentent comme le fils de cette dame-là. Et ça s’est passé à travers cette expérience de prison qui a permis aussi de conscientiser un tas de choses, et qui a permis aussi tout un réseau de femmes qui se construit entre territoires et villages différents qui, parfois, peuvent être aussi un appui économique, économique et psychologique et social, lorsque les femmes se retrouvent complètement isolées.

Et donc, forte de tout ça, elle a pu, en tout cas, affirmer son indépendance et sa volonté de pouvoir conduire une vie seule à travers la dimension de la prison.

Après, comment dire, il y a plein de situations différentes. Il y a plein de, comme on voit dans 3000 Nuits, il y a plein de relations aussi de mariage qui s’interrompent, qui s’interrompent au moment de la prison ou après la libération, parce que du coup, en prison, elles prennent plein des positions politiques, des charges politiques. Il y a toute une pratique politique. Elles sont représentantes des prisonnières. Elles peuvent être représentantes de la cellule. Et donc, souvent - et encore une fois, ça dépend du profil, du contexte, etc. - souvent, quand elles sortent, elles se retrouvent face à un vide où toutes les compétences qu’elles ont pu développer en prison et les positions aussi importantes qu’elles ont pu avoir en prison n’existent plus. Et donc, parfois, notamment dans des situations où les familles veulent protéger les filles, les femmes après la sortie de prison, il y a souvent, dans certains contextes, une tendance à limiter leur liberté de déplacement par peur qu’elles se fassent arrêter.

Et donc, elles se retrouvent paradoxalement dans une situation moins libre que quand, en prison, elles pouvaient expérimenter la lutte et tout un tas de positions politiques.

Par rapport à l’émergence d’une conscience féministe en prison. On va dire que, par exemple, les premières générations de prisonnières qui sont sorties sont un peu celles qui ont porté, pendant les années [19]80 et l’époque de la première Initifada, pas mal d’associations et de collectifs de femmes et aussi avec des revendications féministes. Je pense qu’il y a clairement un lien entre le mouvement des femmes en prison et ce qui se passe, et des revendications qui justement montrent, par exemple, quand il y a eu ce mouvement Tal’at[2], où le slogan c’était « Il n’y a pas de libération de la terre sans la libération des femmes », plusieurs des jeunes femmes qui étaient à la tête de ce mouvement avaient connu la prison. Ça c’est plus récent.

Même si le mot « féministe » n’est pas utilisé bien-sûr partout, mais c’est à ce moment-là, c’est au sein des prisons et vraiment en relation avec des rencontres avec des femmes très différentes qu’il y a une réflexion sur des formes de domination subies en prison, ainsi qu’en dehors, par le système colonial mais aussi par la société palestinienne.

Et c’est aussi parfois ce lien entre cette porosité qui existe entre le dedans et le dehors qui a permis à certaines prisonnières d’essayer de résoudre certains problèmes familiaux, problèmes qu’elles avaient au sein de la famille, à travers le collectif des prisonnières qui donc, forts aussi de certaines positions de respectabilité, sont intervenus pour, par exemple, empêcher qu’un mariage forcé n’ait lieu, etc. Et donc il y a cette porosité entre le dedans et le dehors qui a aussi un impact sur ce qui se passe à l’extérieur.

Alors pour les femmes libérées lors de la grève, beaucoup avaient été arrêtées après le 7 octobre et avaient toutes été placées en détention administrative. Par exemple, Ahed Tamimi a été arrêtée suite à ce que son téléphone a été hacké. Un post antisémite fake a été publié sur son compte Instagram. Suite à ça, il y a eu toute une campagne des colons qui a appelé à son arrestation ainsi qu’à l’arrestation de toute sa famille. Elle a été arrêtée et placée en détention administrative pour cette publication.

Parmi les femmes qui ont été libérées, il y a, à part trois femmes qui sont prisonnières de 48 - alors je me souviens juste de Shatila et Nawal, je ne me souviens pas le nom de la troisième, pardon, qui ont été exclues de cet échange - mais sinon toutes celles qui avaient été condamnées à des longues peines et qui avaient été arrêtées plutôt dans le cadre de la Habat al-Quds, ce qu’en France ils appellent l’Intifada des couteaux : petit soulèvement qui a eu lieu entre 2015-2016 pendant lequel une population très jeune, des jeunes femmes, ont été arrêtées ou exécutées, accusées d’avoir tenté de poignarder, souvent avec des ciseaux ou des couteaux, des soldats ou des colons. Donc elles ont été arrêtées et condamnées à des longues peines : 15, 16, 13 ans de prison.

Parmi elles, elles sont au moins 11 de ces femmes qui sont sorties. Il y a Shorouq Dwayya, Malek, Israa Jarbis. Cette dernière dont on a beaucoup parlé de son histoire, c’est une femme qui a fait un accident de voiture près d’une colonie. Une bonbonne de gaz a explosé, donc les soldats pensaient qu’elle voulait faire un attentat. Ils l’ont laissée brûler dans la voiture - elle avait des brûlures sur 80% du corps, et elle n’a pas eu de soins, sinon par le collectif des prisonnières. Et ça c’est quelque chose qui arrive très souvent en prison, une prise en charge, à la fois physique mais aussi mentale, du collectif des femmes, des femmes blessées. Parce que notamment à partir de 2015-2016, il y a eu pas mal de femmes qui sont rentrées en prison étant blessées par des balles tirées par des soldats, sans être vraiment soignées, et qui bénéficient toute une prise en charge de la part du corps collectif. Il y avait beaucoup de prisonnières qui me disaient « je suis devenue les mains d’Israa » parce qu’elle ne pouvait pas manger, ou « je suis devenue les jambes d’Amal ». Donc avec aussi cette transformation, un corps collectif qui devient un corps individuel. Il y a souvent cette dimension des soins en prison pris en charge par les prisonnières.

Parmi ces prisonnières qui sont sorties, il y a notamment toutes celles qui ont pour la première fois suivi cette licence en prison, qui ont suivi les cours, qui ont écrit des mémoires. J’en entendais parler par les femmes prisonnières qui les suivaient, parce qu’il y avait quand même un suivi un peu comme un directeur de mémoire, mais en dehors de la prison, par les anciennes femmes qui se passaient à travers les avocats. Maintenant l’idée c’est, en tout cas, de rencontrer ces femmes pour vraiment voir à la fois comment ce cours s’est développé, quel a été, quel est le sens justement que ces femmes attribuent à cette formation en prison, et pour voir les mémoires qu’ils ont écrites, etc.

Concernant ma méthodologie, je me base essentiellement sur les récits oraux et écrits de ces femmes, et sur l’observation de leur vie, de leur lutte après la prison. Parce que je n’ai pas accès aux prisons, je n’ai accès qu’aux cours militaires. Quand je travaillais sur les prisonniers de Nabi Saleh, j’ai pu assister à des procès dans le tribunal de la prison d’Ofar, mais je n’ai pas accès aux prisons israéliennes. Or vu que chez les prisonnières, il y a beaucoup moins de téléphones qui rentrent en cachette par rapport aux hommes, c’est assez compliqué. Quand j’ai travaillé avec les hommes prisonniers, je peux avoir des contacts par téléphone. Chez les femmes, c’est plus difficile. Donc je me base essentiellement sur les récits d’anciennes prisonnières. Il y en a certaines qui ont été réarrêtées depuis, mais certaines sont aussi de potentielles futures prisonnières. Ainsi ce n’est pas, et n’est jamais au moment où elles sont en prison que je les rencontre. Je me base sur les récits de ces prisonnières, sur les archives du musée Abu Jihad en Palestine, qui est un musée qui récolte tout, où il y a des documents, des manuscrits, écrits par les prisonniers et les prisonnières à partir du mandat britannique dans les prisons, et où il y a donc des dossiers, plusieurs lettres, reçus par différentes détenues à différentes époques. J’essaie aussi de travailler sur les récits, sur la littérature des prisons, sur des biographies de prison, des autobiographies de prison, que les prisonnières de différentes époques ont écrites : comment elles mettent en mot leur expérience ? Enfin, il y a cette émission radio, Sawt al-Arab. La radio a vraiment un rôle fondamental, surtout chez les femmes en prison, parce que pendant très longtemps, ça a été un peu le seul moyen d’être au courant de ce qui se passe, et d’être en lien avec l’extérieur. Donc il y a cette émission radio, par exemple, qui est écoutable en prison, et où les familles, mais aussi les anciennes camarades de prison, font à la fois des dédicaces, mais aussi très souvent, font passer des messages en code aux prisonnières, les informent aussi des naissances, des décès, des mariages, des cendres de leur famille.

Un des enjeux les plus importants pour moi, c’est vraiment que ce soit un travail dialogique, et que, pour moi c’est très important, au moment de mon retour prochainement, de restituer les premiers résultats à mes interlocutrices, de voir aussi ce qu’elles en pensent. Parce que cette idée de la prison comme laboratoire d’éducation critique et libératrice, c’est vraiment quelque chose qui a émergé en parlant avec Layane.

Et je pense que c’est important aussi de citer mes interlocuteurs, pas forcément comme source sur laquelle moi je théorise, mais aussi de te rendre compte de ce qu’elles ont produit. Parce qu’il y a beaucoup de prisonnières qui commencent à écrire, à travailler, à réfléchir sur leur propre expérience. Khalida Jarrar travaille sur un projet avec l’Université de Birzeit pour créer une archive de l’histoire et de la lutte des femmes prisonnières. Parce qu’il y a justement un manque d’informations et de connaissances, et dans une perspective intersectionnelle, d’analyser l’expérience des femmes prisonnières dans un perspective de classe, de race et de genre. Pour moi, c’est très important que mes interlocutrices sachent ce que j’écris sur elles, ce que je fais de leur vie qu’elles me livrent.

Et après, il y a des femmes prisonnières sans lesquelles je n’aurais jamais pu faire ma thèse, parce que déjà, en général, et je pense, après le 7 octobre, encore plus, évidemment c’est un sujet sensible.

Évidemment, en Palestine, il y a pas mal de questions et d’enjeux liés aux informations, et que beaucoup de ces femmes peuvent se retrouver en prison, peuvent être réarrêtées, peuvent avoir du sursis, au fait de livrer à qui on parle, à qui on livre les informations. […]

Parce qu’il y a certaines prisonnières très célèbres qui sont contactés par tous ceux et celles qui travaillent sur les prisonnières, que ce soit en Palestine ou ailleurs, notamment Khalida et d’autres.

Et donc, à travers d’autres femmes qui sont un peu moins célèbres, je pense que c’est aussi possible d’avoir accès à des femmes qui n’avaient jamais parlé de leur expérience de prison avant, et ce qui donne aussi d’autres réponses, ce qui donne aussi d’autres récits. C’est différent quand c’est des femmes qui sont habituées à parler de leur expérience, à en parler à la fois aux médias, à la fois aux chercheurs, à y réfléchir, à l’analyser, à des femmes qui la livrent pour la première fois après des années ou juste après la prison.

D’autres questions ont été posées, parmi elles : Est-ce qu’il serait possible de savoir plus sur les autorités israéliennes ? Est-ce qu’elles ont un avantage en n’interdisant pas totalement ces pratiques ? Est-ce qu’il y a un stigmate associé au fait d’être une femme et d’avoir fait de la prison ? Est-ce que cette éducation jouerait un rôle face à ce stigmate ?

Asja Zaino : Là, je n’ai pas réussi à le faire émerger de mon récit. Ce sont des pratiques obtenues à travers des formes de résistance constante. Ça veut dire qu’en fait, les prisonnières ne peuvent pas, si elles sont à plus de trois dans une cellule, les gardiens vont intervenir pour faire en sorte qu’elles ne soient pas ensemble. Et donc par exemple – là je ne vais pas dévoiler toutes les techniques qu’elles utilisent - mais elles font cours en marchant, en marchant dans la cour. Aussi, il y a eu plusieurs étapes concernant le camouflage des livres. Finalement, ils [les geôliers israéliens] ont pu le découvrir, mais pas tout de suite. En fait, les prisonniers et les prisonnières ont quand même depuis toujours trouvé toujours des moyens de résistance assez créatifs pour détourner ce regard. Par exemple, quand Khalida Jarrar a commencé ce cours des droits humains. Ils la soupçonnaient, mais ils n’étaient pas sûrs qu’elle était en train de faire ce cours-là. Et puis, sur la télévision palestinienne, ils ont fait toute une émission sur les succès de Khalida Jarrar en prison et de ce diplôme. C’est à ce moment-là qu’il y a eu des formes de répression beaucoup plus fortes, où ils ont voulu l’isoler.

Donc, je pense que d’un côté, le fait d’avoir d’une certaine façon une structure du mouvement des prisonniers qui gère les différentes parties, etc., peut permettre d’avoir une gestion de la population carcérale moins chaotique de la part de l’administration pénitentiaire. Mais ce qui est important, je pense, c’est que ce ce ne sont pas des concessions de l’administration pénitentiaire. Ce sont des choses qui ont été arrachées par la lutte. Et que chaque fois, et justement à chaque échange, à chaque moment de faiblesse, à chaque moment critique, l’administration pénitentiaire en profite pour enlever toutes les victoires, pour retirer toutes les victoires. Donc, à nouveau, maintenant, il n’y a plus de crayons, il n’y a plus de stylos, etc. Donc, je pense que c’est important de montrer comment c’est cycliquement enlevé et cycliquement re-arraché par les prisonniers.

Concernant le stigmate des prisonnières d’unité palestinienne. Au début, justement, ces formes de torture basées sur les genres de torture sexuelle en prison ont été ce qu’on appelle des « viols stratégiques ». C’était aussi pour, à la fois pour arrêter la lutte des femmes, mais aussi pour jeter du déshonneur sur l’image de la femme prisonnière. Et il y a eu tout un travail des femmes pour lutter contre ça, notamment Aïcha Odeh. Aïcha Ode, c’est une prisonnière qui a subi un viol en prison, sous torture, et qui, dix ans après – elle a été arrêtée en 1969 - a mis en récit أحلام بالحرية (Dreams of Freedom), son interrogatoire, dans lequel elle a parlé explicitement de ce qu’elle avait subi.

Et c’est un travail qui a été fait par elle et par beaucoup d’autres femmes, notamment du FPLP, mais pas seulement. Afin d’essayer justement de dissocier cette vision de l’honneur liée au corps de la femme et pour revendiquer l’honneur du corps de la femme palestinienne dans la lutte qu’elle a mis en place contre les autorités israéliennes. Et ça, c’est ce qui s’est passé dans les années [19]70, puis au fur et à mesure, grâce aussi à ce travail des prisonnières, l’image des femmes prisonnières est beaucoup moins stigmatisée, mais bien évidemment, ça dépend vraiment beaucoup du contexte et de la réaction de la famille - c’est ce que me disent la plupart des femmes.

Et donc actuellement, il y a beaucoup de femmes, des jeunes femmes qui vont faire des tournées dans des écoles, par exemple, dans des villages pour à la fois préparer les jeunes filles à la prison et à la fois pour préparer, pour discuter avec les familles des prisonnières de ce qu’elles ont subi, de ce qu’elles vivent en prison et du fait que ça ne veut pas dire de les protéger, de leur empêcher de sortir, etc. Donc il y a tout un travail de conscientisation fait par des jeunes, très jeunes femmes sorties des prisons, dans les écoles et dans les petits villages.

Est-ce qu’en cas de viol il y a des procès ? Est-ce qu’ils sont montés à l’encontre de ces gardes israéliennes ou pas ?

Je ne pense pas. Il y a eu des associations comme Bethlehem qui ont pu dénoncer certains cas. Mais je ne sais pas. En fait, il y a eu le témoignage d’une femme de 48, qui est censée être citoyenne israélienne, qui a porté plainte contre un harcèlement sexuel subi en prison. Mais elle a été classée sans suite. Je ne connais pas, en tout cas, des procès.

Tu as évoqué la pédagogie des opprimés. Est-ce que c’est un ouvrage et des méthodes qui circulent parmi les prisonnières ? Ou est-ce que c’est toi qui l’utilises dans ton travail ?

Et tu as aussi parlé de pièces de théâtre. Est-ce que tu peux nous en dire un peu plus sur le projet de théâtre qui ont existé ?

Est-ce que tu peux nous en dire un peu plus sur la continuité de ces projets après la libération ?

Donc pour la pédagogie des opprimés, c’est Layane justement qui en a parlé en première et Khalida.

Donc pour parler des dernières générations, on va dire à partir de 2019, que justement ils se sont appuyés, enfin ils ont lu… En fait, dans le mouvement des femmes prisonnières, il y a différents comités. Donc elles s’organisent par comités.

Il y a le comité de la bibliothèque, donc c’est un comité qui s’occupe de gérer les livres, l’entrée, la sortie, les livres interdits, etc. Il y a un comité qui s’occupe plutôt il y a un comité qui s’occupe plutôt d’accueil récréatif. Il organise des fêtes, comme l’Aïd... Il y a tout un travail par exemple des cuisines de prison, où par exemple il y a un projet - je dévie, mais il y a un projet des prisonnières d’écrire tout un livre de recettes de prison sur comment elles cuisinent, en détention, à partir de rien…

Donc ce comité, par exemple, prépare à la fois les fêtes et justement des pièces de théâtre.

Les pièces de théâtre dont j’ai entendu parler par exemple, c’était dans les années [19]70. Il y avait une ancienne enseignante qui avait commencé à écrire des histoires pour enfants en prison.

Après c’est devenu sa carrière. Et elle avait écrit aussi une pièce plutôt comique, une pièce théâtrale, pour faire une surprise à ses camarades. Il y avait vraiment tout un processus de préparation.

Donc c’était à la fois : se cacher des gardiens, mais aussi se cacher des autres camarades pour préparer la surprise. Elles faisaient des répétitions, elles avaient pu créer une espèce de scénographie, mais vraiment à partir d’objets qu’elles avaient cachés, qu’elles avaient transformés, etc.

Récemment, ils ont joué une pièce qui était plutôt une pièce de théâtre d’un célèbre acteur égyptien qu’une des femmes connaissait par cœur. Et donc après, elle a appris à toutes les autres, elle a donné les différents rôles, et elles ont pu rejouer. Il y a eu des moments où elle jouait de la Dabkeh.

Mais évidemment, tout ça, ça a peu duré. C’était tout de suite réprimé. Elles étaient souvent mises en isolement, ensuite elles étaient frappées. Tout ça représentait vraiment de gros sacrifices.

Mais donc ça, c’est plutôt l’exemple type de pièces de théâtre qui existent.

Et puis il y a des petites pièces. Elles ont toutes une espèce de journaux intime de prison sur lequel elles écrivent l’une à l’autre. Et parfois, j’ai pu lire des petits dialogues, mais là, c’étaient plutôt des jeunes prisonnières de 15, 16 ans.

Sinon, c’est Layane et le comité éducatif - qui est donc le comité qui s’occupe vraiment d’élaborer des programmes éducatifs sur l’année - avec des examens, des contenus, des cours, etc. Elles se sont dit, face à cette population où il y a beaucoup de jeunes filles qui ont quitté l’école, des femmes dont certaines sont analphabètes etc., on ne peut pas reproduire un système d’éducation qui reproduit des systèmes de domination. Et donc il est essentiel de partir vraiment des conditions de vie de ces femmes et de faire tout un travail pour qu’elles puissent les conscientiser et puis les changer. Les organisatrices du comité éducatif ont lu les ouvrages de Paulo Freire, et comme elles disent, « on a essayé de les mettre en pratique ». Donc là, c’est vraiment elles qui les citent, mais après, en regardant les processus éducatifs au sein de la prison, même avant que ça soit dit, que c’est en s’inspirant à Paulo Freire, il y a pas mal d’éléments qui peuvent nous faire dire que ce sont des formes de pédagogie critique, de pédagogie libératrice, etc.

Ces engagements/orientations politiques s’apparentent majoritairement à une adhésion à un parti politique ou avez-vous observé plutôt des revendications/appartenances politiques trans-partisanes ou non-partisanes ?

Non, justement, toutes les revendications des prisonnières sont pour la plupart, sont presque tout le temps transpartisanes. En fait, dans le mouvement des prisonnières, par exemple, il y a des élections dans lesquelles il y a la représentante des prisonnières qui est élue. La représentante des prisonnières, qui change toutes les... ça dépend de combien d’années, ça dépend des profils des prisonnières. C’est la seule qui est autorisée à parler avec les gardiens, avec l’administration pénitentiaire, pour contrer toute tentative de l’administration pénitentiaire coloniale de séparer, de diviser, d’exploiter les divisions entre les prisonnières.

Donc il y a la représentante des prisonnières qui a comme rôle de mener les revendications des prisonnières, mais donc de toutes les prisonnières, tous partis confondus.

Après, il y a des réunions des prisonnières qui appartiennent à différentes organisations politiques, donc c’est plutôt des réunions partisanes dans lesquelles il y a des réflexions, des revendications…

C’est vraiment un système. Il y a la cellule, et il y a le responsable de la cellule, puis la section, il y a le responsable de la section, et puis il y a le responsable des prisonnières.

Donc il y a des formes de revendications parfois qui sont propres à la cellule, mais comme je l’ai dit, les femmes prisonnières sont beaucoup moins réparties selon l’appartenance politique que les hommes. Et par exemple, pendant les dernières années, la cellule où il y avait les figures de leadership des prisonnières, il y avait deux militantes qui étaient respectivement du FPLP et du Jihad Islamique, ensemble.

Parfois, elles s’unissent du coup à des revendications plus larges du mouvement des prisonniers : quand le mouvement des prisonniers hommes lance une grève, et parfois elles ont aussi mené des grèves qui leur appartiennent à elles.

Et donc par exemple, quand elles ont mené une grève très très longue contre l’utilisation des caméras - parce que toutes les prisons sont faites pour des hommes, et ne sont pas faites pour les femmes. Ce qui a des impacts importants, par exemple les toilettes sont dehors, les douches sont dehors.

Il y a des caméras de partout, et donc il y a des femmes voilées qui n’enlèvent jamais leurs voiles parce qu’elles savent que derrière les caméras il y a des hommes qui les regardent.

Voilà, il y a tout un impact aussi sur comment, sur la construction des prisons, sur le fait que les prisons sont construites pour des hommes. Alors toutes ces luttes qu’elles ont menées contre les caméras, c’étaient des luttes qui les concernaient principalement, et donc elles n’étaient pas forcément en lien avec les mouvements des hommes qui après les a soutenus, etc.

Donc c’est plutôt ça, davantage que des revendications partisanes, ce sont plutôt parfois des revendications spécifiques à leur condition de femmes prisonnières.

« Cette communication a été effectué dans le cadre du cycle de conférences intitulé « La Palestine au prisme des sciences sociales » , qui propose d’éclairer la guerre actuelle au prisme des sciences sociales et sur le temps long. Plus précisément il souhaite éclairer les manières dont sont produits et contestés les rapports de domination qui organisent le quotidien des populations palestiniennes. La recherche en sciences humaines et sociales sur la Palestine est riche. Elle documente, analyse et historicise depuis des décennies les dispositifs de pouvoir, les discours politiques et les mobilisations collectives qui tissent l’ordinaire des vies palestiniennes. Elle s’appuie sur des longues coopérations entre collègues d’institutions de recherche françaises, palestiniennes, libanaises, jordaniennes, italiennes, ou encore belges. Il nous semble nécessaire, encore plus aujourd’hui, de diffuser et de partager ces précieux travaux.

Organisation : Mariette Ballon, Chiara Calabrese, Taher Labadi, Marie Laguardia, Marie Levant, Valentina Napolitano (IRD), Eugénie Rébillard, Michele Scala, Sahar Aurore Saeidnia »

Pour approfondir :

L’ouvrage de Asja Zaino, Des hommes entre les murs

Sa thèse, Résister à l’enfermement en tant que femme palestinienne : L’impact du système carcéral israélien sur les trajectoires des Palestiniennes par Asja Zaino, sous la direction de Chantal Verdeil et de Mériam Cheikh.

[1] Du nom du soldat de Tsahal capturé en 2006, et échangé cinq ans plus tard contre mille otages palestiniens.

[2] Signifie « sortir » en arabe. Mouvement initié par les femmes palestiniennes en septembre 2019, suite à la mort de Israa Ghrayeb par les membres de sa famille, et qui dénonçait les violences domestiques.


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