Des fossiles exceptionnels bousculent l’histoire de la vie

vendredi 29 mars 2024.
 

Des centaines de spécimens vieux de 470 millions d’années, exceptionnellement bien conservés, ont été mis au jour près de Pézenas, dans l’Hérault, par un couple de paléontologues amateurs. Cette découverte remet en cause la thèse d’un effondrement de la vie à cette époque.

Des fossiles exceptionnels bousculent l’histoire de la vie

Lui, Éric, a un brevet de technicien supérieur en maintenance industrielle et il est chargé de projet chez Enedis. Elle, Sylvie, a un Capes d’histoire-géographie et enseigne au collège Jules-Verne de Carcassonne, dans l’Aude. Tous deux ne pensaient certainement pas un jour découvrir l’un des sites paléontologiques les plus remarquables au monde. Même dans leurs rêves les plus enfouis…

Éric et Sylvie Monceret sont ce que l’on appelle des « amateurs éclairés ». Férus de paléontologie depuis leur adolescence, cela fait près de 40 ans maintenant qu’ils parcourent la Montagne Noire, au sud du Massif central, loupes et marteaux dans le sac à dos, à la recherche de fossiles. Il faut dire que leur histoire est intimement liée à l’histoire géologique de la région. Les parents de Sylvie, qui en sont originaires, ont transmis leur passion des fossiles à leur fille, puis à leur gendre.

L’un et l’autre sont membres de longue date de la Société d’études scientifiques de l’Aude, une société savante qui consacre une partie de ses travaux et réflexions aux recherches paléontologiques menées dans le département et aux alentours. C’est à ce titre que le couple arpente régulièrement le versant sud de la Montagne Noire, dans le but d’y trouver des traces de vie fossilisée depuis des millions et des millions d’années.

« La Montagne Noire a une longue tradition de collectionneurs amateurs. Cela fait 180 ans que se succèdent des générations de passionnés pour y prélever des fossiles. Nous nous inscrivons dans cette filiation », précise Sylvie. La passion pour la paléontologie, couplée à des séjours réguliers dans la maison familiale, a progressivement poussé les époux Monceret à suivre le sillon creusé par leurs prédécesseurs. « En 1989, nous avons eu la chance de rencontrer l’abbé Courtessole, l’un des plus grands spécialistes de la Montagne Noire. Il nous a fortement encouragés à y poursuivre nos recherches. Il nous a alors mis en relation avec un autre passionné, Daniel Vizcaïno », se souvient Sylvie. « C’est une histoire de rencontres », sourit Éric.

Et de science. Comme le relate ce dernier : « Pendant des années, nous n’avons pas arrêté d’écumer les bibliothèques, de contacter des chercheurs, d’échanger avec eux. » Il précise : « En paléontologie, il est courant que des chercheurs amateurs travaillent en étroite collaboration avec des universitaires. Nous sommes complémentaires : nous réalisons les fouilles sur le terrain et eux analysent et décrivent les fossiles que nous dénichons. »

Premières découvertes

Notes, cartes, publications scientifiques… Au fil de ses recherches, le couple accumule quantité de documents et d’informations. Il peaufine sa connaissance de la Montagne Noire, et en particulier sa partie méridionale, potentiellement riche en découvertes… Éric et Sylvie veulent « apporter [leur] pierre à l’édifice ».

Le filon de l’abbé Courtessole se révèle bon. Sur le terrain, aux environs du petit village de Cabrières, appelé à une renommée mondiale alors inattendue, ils exhument quelques premiers fossiles : des carapaces d’arthropodes, des coquilles de bivalves, etc. ; bref, des spécimens somme toute classiques pour ce type de site.

Mais, après quelques déambulations sur place, et plusieurs coups de marteau dans la roche, surprise ! Le couple tombe sur des organismes à corps mous, des spécimens extrêmement rares. Et pour cause : « Les gisements fossilifères classiques sont généralement composés des parties dures des animaux, qui se sont minéralisées et ont donc résisté aux épreuves du temps. Les parties molles, quant à elles, de nature organique – comme le système digestif des animaux ou la cuticule des végétaux par exemple – se dégradent au contraire avec le temps. La chance d’en trouver des traces aussi bien conservées était donc infime », explique Bertrand Lefebvre, paléontologue à l’université Claude-Bernard de Lyon, l’un des premiers scientifiques à qui les Monceret envoient leurs trouvailles.

Pendant deux ans, on a effectué un véritable travail de fourmi. On a tapé comme des dingues !

Éric Monceret, codécouvreur des fossiles

Alors qu’ils viennent de mettre au jour ces fossiles remarquables, Éric et Sylvie posent pour un temps sacs à dos, loupes et marteaux. « Le nombre des spécimens à corps mous était beaucoup trop limité pour que Cabrières soit digne d’intérêt », raconte Sylvie. Le couple se consacre alors à d’autres projets, il ne vient plus qu’occasionnellement fouiller la Montagne Noire. Sept à huit ans s’écoulent. Jusqu’au séjour qu’effectue Éric au Maroc en 2018.

Là-bas, il se rend, dans le cadre d’une campagne de fouilles, dans le massif des Fezouata, dans l’Atlas, où se trouve l’un des rares gisements fossilifères dit « à préservation exceptionnelle » au monde. Ce que les paléontologues appellent, en empruntant une expression allemande, des « Konservat-Lagerstätten ». « Le site des Fezouata abrite une faune et une flore datant de 470 millions d’années environ incroyablement bien conservées. Ce genre de sites se compte sur les doigts d’une main à l’échelle de la planète », fait savoir Bertrand Lefebvre.

« Ce voyage m’a mis la puce à l’oreille », confie Éric qui fait alors le lien avec les fossiles trouvés au pied de la Montagne Noire. Quelques semaines après son séjour au Maroc, le couple retourne à Cabrières. « Et pendant deux ans, on a effectué un véritable travail de fourmi. On a tapé comme des dingues ! », se remémore Éric, amusé. Résultat ? le travail de longue haleine finit par payer.

Des mollusques, des vers, des éponges et des algues

Les paléontologues amateurs déterrent des centaines de fossiles vieux de 470 millions d’années eux aussi : pas moins de 400 à ce jour, tous en excellent état de conservation. À l’instar du site marocain des Fezouata, le site de Cabrières fait son entrée dans le cercle très fermé des Konservat-Lagerstätten.

Au fur et à mesure de leurs investigations, Éric et Sylvie envoient leurs prélèvements à Bertrand Lefebvre et à l’un de ses collègues paléontologues de l’université de Lausanne (Unil), Farid Saleh. Avec leurs équipes, ils expertisent les fossiles de Cabrières. Dans les caisses, une faune fossilisée classique (arthropodes, bivalves…), mais aussi – et surtout – des mollusques, des vers, des éponges et des algues, sous la forme d’empreintes incrustées dans la roche et parfaitement reconnaissables à l’œil nu.

Comment expliquer leur conservation exceptionnelle ? « C’est très certainement dû à la conjonction de deux phénomènes, répond Bertrand Lefebvre. D’abord, ces spécimens, vivant plutôt sur le fond marin, à quelques dizaines de mètres de profondeur seulement, ont dû être rapidement ensevelis, à la suite de tempêtes, par exemple. Ensuite, ils ont dû être totalement privés d’oxygène, ce qui a eu pour conséquence de stopper leur processus de dégradation naturelle, avant qu’ils ne se minéralisent et deviennent des fossiles. »

La découverte de Cabrières comble un trou dans notre représentation de l’évolution de la vie sur Terre.

Bertrand Lefebvre, paléontologue

Si l’état de conservation des fossiles de Cabrières interpelle d’emblée les paléontologues, une autre observation retient toute leur attention : la richesse et la diversité des spécimens présents. Ce ne sont pas quelques fossiles, glanés ici et là, que collectent finalement Éric et Sylvie, mais des centaines. Une particularité qui met à mal la thèse aujourd’hui en vigueur d’un effondrement à grande échelle de la biodiversité, essentiellement marine, il y a 485 millions d’années.

Comme l’explique Bertrand Lefebvre : « La découverte de Cabrières comble un trou dans notre représentation de l’évolution de la vie sur Terre. Jusqu’à présent, nous pensions que le passage du cambrien à l’ordovicien, il y a 485 millions d’années, était caractérisé par une très forte diminution de la biodiversité marine. Or, comme on retrouve des espèces cambriennes à Cabrières, typique de la période ordovicienne, l’hypothèse d’une continuité de l’évolution de la vie, et non plus d’une rupture brutale, est maintenant privilégiée. » En ce sens, la découverte des époux Monceret est révolutionnaire.

Alors, que s’est-il passé ? Si la vie n’a jamais cessé d’être abondante il y a un demi-milliard d’années, pourquoi les paléontologues n’ont-ils jamais découvert, jusqu’à ce jour, de gisements aussi riches et divers que celui de Cabrières ? Autrement dit, pourquoi la thèse de l’extinction de la vie a-t-elle prévalu durant des décennies ? La réponse est simple : les paléontologues n’avaient encore jamais fouillé les régions où grouillait la vie à cette époque, c’est-à-dire les zones polaires.

Des énigmes demeurent

« Aux temps du cambrien et de l’ordovicien, la Montagne Noire se trouvait aux environs du pôle Sud, fait savoir Bertrand Lefebvre. À l’époque, le climat de la planète était tropical, il était supérieur d’une douzaine de degrés en moyenne à celui que nous connaissons aujourd’hui. Comme toute forme de vie, les animaux et les végétaux ont tenté d’échapper aux très fortes chaleurs – on parle de 40 à 50 °C – en migrant vers des régions, des zones refuges, où les conditions de vie leur étaient plus favorables, à savoir les pôles. » Ce qui fait dire à Jonathan Antcliffe, paléontologue à l’Unil, que « le passé lointain nous donne un aperçu de notre possible futur proche ».

Riche d’enseignements, cette première étude du site de Cabrières a fait l’objet d’une publication scientifique, le 9 février dernier, dans la revue Nature Ecology and Evolution. « Cette publication constitue un nouveau point de départ pour nos recherches », fait savoir Bertrand Lefebvre. Plusieurs énigmes restent en effet à élucider.

« Nous devons reconstituer la “scène du crime”, sourit le paléontologue, pour savoir exactement ce qu’il s’est passé. Autrement dit, définir quel était précisément l’environnement des spécimens que l’on a trouvés et, surtout, comment ils ont pu rester en parfait état de conservation, bien que nous ayons déjà quelques indices. » Et Bertrand Lefebvre d’annoncer : « On va attaquer le dur désormais. »

Pour Éric et Sylvie, cosignataires de l’étude, l’aventure ne s’arrête pas là pour autant. « Nous avons encore des découvertes à faire », avance Sylvie. « On va continuer à fouiller. Peut-être que l’on trouvera des fossiles plus complets, voire de nouvelles bêtes », ajoute Éric. Quoi qu’il en soit, un autre travail de longue haleine les attend, dans un futur plus ou moins proche : transmettre leur passion de la paléontologie à la nouvelle génération. « Avec la découverte de Cabrières, on espère voir surgir un ou plusieurs jeunes intéressés… », confient-ils.

Anthony Laurent


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