Diderot, penseur politique précurseur

vendredi 11 août 2023.
 

- 1) Quelques citations de Diderot
- 2) Diderot, un penseur politique d’actualité  ?
- 3) «  Indignez-vous, citoyens  !  »
- 4) La morale n’est pas fondée sur la religion  : 
vers une idée fondatrice de la laïcité
- 5) Pour Diderot, la société la plus juste est celle qui laisse chacun libre d’épanouir son énergie propre

1) Diderot, penseur type des Lumières

Quelques citations de Diderot

- L’éclectique est un philosophe qui, foulant aux pieds les préjugés, la tradition, l’ancienneté, le consentement universel, l’autorité, en un mot tout ce qui subjugue la foule des esprits, ose penser par lui-même, remonter aux principes généraux les plus clairs, n’admettre rien que sur le témoignage du sens et de la raison. (Denis Diderot, Article "Eclectisme" de L’Encyclopédie)

- « Le premier pas vers la philosophie, c’est l’incrédulité. »

- « Il n’y a que les passions et les grandes passions qui puissent élever l’âme aux grandes choses. »

- « Il n’y a qu’une seule vertu, la justice ; un seul devoir, de se rendre heureux »

- « Le consentement des hommes réunis en société est le fondement du pouvoir. »

- « Otez la crainte de l’enfer à un chrétien, et vous lui ôterez sa croyance. »

- « Dieu : un père comme celui-là, il vaut mieux ne pas en avoir. »

- « L’idée qu’il n’y a pas de Dieu ne fait trembler personne ; on tremble plutôt qu’il y en ait un. »

- « Quel est donc ce Dieu ? Un Dieu plein de bonté... Un Dieu plein de bonté trouverait-il du plaisir à se baigner dans les larmes ? »

- « Je puis tout pardonner aux hommes, excepté l’injustice, l’ingratitude et l’inhumanité. »

- « La guerre est un fruit de la dépravation des hommes ; c’est une maladie convulsive et violente du corps politique ; il n’est en santé, c’est-à-dire dans son état naturel, que lorsqu’il jouit de la paix. »

- « Le poète a reçu de la nature la qualité qui distingue l’homme de génie : l’imagination. »

- « Il n’y a plus de patrie ; je ne vois d’un pôle à l’autre que des tyrans et des esclaves. »

- « La perfection évangélique n’est que l’art funeste d’étouffer la nature... »

- « Tous les gueux se réconcilient à la gamelle. »

- « L’homme est le terme unique d’où il faut partir et auquel il faut tout ramener. »

2) Diderot, un penseur politique d’actualité  ?

L’année 2013 marque le tricentenaire de la naissance de Denis Diderot (1713-1784). Plus connu comme le maître d’œuvre de l’Encyclopédie, le philosophe était aussi un penseur politique engagé.

La pensée politique de Diderot demeure méconnue. Sans doute parce qu’on ne trouve pas dans son œuvre d’exposé systématique, mais un pluralisme d’écriture qui rompt avec la forme du traité. Et pourtant, chez Diderot la politique est partout. Le philosophe a mûri une réflexion approfondie sur les conditions de possibilité de la communauté politique, et appelé ses contemporains à réaffirmer leurs droits. Fervent défenseur de la laïcité et de la citoyenneté, Diderot s’indigne contre l’esclavage. À ses yeux, le despotisme et l’esclavage constituent des violations manifestes des droits fondamentaux qui peuvent légitimer le tyrannicide. Parce que «  aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres  ».

Anna Musso

3) Denis Diderot était le prosateur préféré de Karl Marx

Dans les années 1860, en Angleterre, circulait un jeu de société, nommé Confessions, qui fut plus tard connu en France sous le nom de ­Questionnaire de Proust. À la question : «  Quel est votre prosateur préféré  ?  » Marx répondit  : «  Diderot.  » Il avait indéniablement le goût sûr.

Plus instructive est la lettre, du 15 avril 1869, qu’il adresse de Londres à Engels, alors à Manchester, lettre dans laquelle il lui annonce, entre autres, deux envois  : celui de la traduction française du Manifeste communiste, par Paul Lafargue, et celui d’une édition du Neveu de Rameau, de Diderot  : «  Je découvre aujourd’hui, écrit-il (1), by accident que nous avons à la maison deux exemplaires du Neveu de Rameau, je t’en envoie donc un.  » Et il poursuit  : «  Ce chef-d’œuvre unique te ­procurera un plaisir renouvelé.  »

Depuis le début du XIXe siècle, Diderot était reconnu en Allemagne, où les plus grands penseurs l’ont pris comme premier interlocuteur. L’histoire de la découverte du Neveu de Rameau mérite qu’on s’y arrête un instant.

Diderot, de son vivant, avait caché à tous l’existence de cet ouvrage dont la rédaction s’étendit, on le sait maintenant, durant de nombreuses années. Un jour, un manuscrit anonyme fut trouvé par Schiller, qui le communiqua à Goethe. Ce dernier y reconnut une œuvre de ­Diderot et, plus encore, une œuvre d’un caractère inouï («  Ce dialogue éclate comme une bombe au milieu de la littérature française  », écrivit-il…). Goethe le traduisit aussitôt et le publia en 1805. Le manuscrit fut perdu et c’est cette traduction allemande qui fut d’abord retraduite en français et publiée en 1821. Ce ne fut qu’en 1891 que le manuscrit autographe de Diderot fut découvert chez un bouquiniste du bord de Seine, quai Voltaire, avec son titre véritable, Satire seconde.

Outre Goethe et Schiller, l’étendue et la ­variété du génie diderotien – génie ­romanesque, esthétique, dramaturgique, philosophique – avaient passionné ­Schlegel, Lessing, Jacobi, Hegel. Et Marx s’inscrit dans cette lignée. Peut-être même est-ce à Hegel qu’il dut la connaissance du Neveu de ­Rameau. Dans la Phénoménologie de l’esprit, en effet, Hegel fait lire plusieurs passages du dialogue de Diderot qu’il entrelace à son propre texte.

Ce qu’Hegel a lu chez Diderot c’est, dans le monde dominé par l’absolu inessentiel, l’argent, la perversion de tout, exprimée dans ce dialogue entre Moi, philosophe plat et bonhomme, «  la conscience honnête  », et Lui, «  la conscience déchirée  », musicien raté, prodigieux esprit, cynique parasite, flatteur du riche qu’il méprise. Et dans sa lettre, Marx cite longuement celui qu’il nomme, en toute familiarité, «  old Hegel  »  : «  La conscience déchirée qui, consciente de son propre déchirement, l’exprime est le rire ironique sur l’être là comme sur la confusion de tout et sur soi-même…  » Elle est «  la tromperie universelle de soi-même et des autres et l’impudence d’énoncer cette tromperie est justement pour cela la plus haute vérité  ».

Ces passages d’Hegel cités par Marx disent d’abord l’intérêt que présente à ses yeux cette expression exceptionnelle de la contradiction et de la pensée dialectique qu’est le Neveu de ­Rameau  ; sans doute aussi disent-elles la fascination qu’exerce la verve étincelante de ce dialogue, où se mêlent toutes les passions, tous les antagonismes, tous les enjeux d’une société corrompue, sans que le mot de la fin nous dise autre chose que  : «  Rira bien qui rira le dernier…  »

Mais nous sommes alors en 1869. L’édition que Marx procure à Engels est celle de 1863, que ses éditeurs, pour s’excuser auprès de leurs lecteurs de publier un ouvrage aux «  théories audacieuses et dissolvantes  », flanquent de ce qu’ils appellent «  un correctif  », voire un «  contrepoison  », à savoir «  l’analyse de la Fin d’un monde et du Neveu de Rameau de ­Monsieur Jules Janin  ». Le plumitif Janin venait en effet de donner au dialogue de Diderot une suite, et une fin larmoyante et édifiante dans laquelle le cynique parasite mourait en bon chrétien sur un pathétique grabat  !

Le commentaire de Marx est mordant  : «  L’écart entre Diderot et Jules Janin, c’est sans doute ce que les physiologistes dénomment métamorphose régressive. Esprit français avant la Révolution française et sous Louis Philippe  !  »

Non content d’envoyer «  le chef-d’œuvre unique  » de Diderot à son ami, Marx l’avait aussi fait apprécier à sa famille. Témoin, en décembre de la même année, une lettre de Jenny Marx à Kugelmann, regrettant de ne pas pouvoir lui envoyer «  le Neveu de Rameau et les discours de Camille Desmoulins  », qu’elle ne trouve plus chez les libraires londoniens (lettre du 23 décembre 1869). Du Manifeste au ­Discours (2) de Camille Desmoulins, le Neveu de Rameau était, décidément, bien associé…

(1) Correspondance, de Karl Marx, volume X. 
Éditions sociales, 1984, pages 78-79.

(2) Peut-être s’agit-il du Discours de la lanterne 
aux Parisiens, réédité justement en 1869.

Par Marie Leca-Tsiomis, Responsable de la revue Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie.

4) On entend dans l’œuvre de ce penseur engagé une sorte de rumeur  : «  Indignez-vous, citoyens  !  »

Par Franck SALAÜN, enseignant-chercheur à l’Université Montpellier-III 
et membre de l’Institut de Recherche sur la Renaissance, l’âge Classique et les Lumières (CNRS)

Y a-t-il des cas où l’indignation s’impose vraiment à chacun  ? Diderot pense que oui, à condition cependant que l’éducation et les mœurs n’aient pas recouvert le tact moral. Pour Diderot, le langage politique ne se réduit pas à une fonction de communication, il est conçu comme une intervention, un engagement sincère. Selon le philosophe, c’est l’adhésion des individus qui permet à la communauté politique de se refonder en permanence. De ce point de vue, la supériorité du régime démocratique ne fait aucun doute. A contrario, le despotisme politique et l’intolérance religieuse consacrent une grande partie de leurs forces à dissuader les individus d’exprimer leur désaccord. Pour Diderot, un véritable pacte social suppose que l’origine de l’autorité soit précisée et qu’elle fasse l’objet d’un consensus. De plus, certains droits doivent être reconnus comme inaliénables, à commencer par la propriété de soi et de ses biens, ce qui, comme Diderot tente de le démontrer à Catherine II, fait du servage une négation pure et simple du droit naturel et la marque d’un gouvernement despotique.

Il diffuse la même idée à propos de l’esclavage dans l’histoire des deux Indes. Là encore, le fait de ne pas s’indigner du calvaire vécu par les esclaves accuse en retour l’idéologie dominante. L’esclavage fait partie des scandales qu’il faut dénoncer, pour améliorer le sort de ceux qui en sont victimes, puis afin d’obtenir l’abolition de cette pratique barbare. Or, pour parvenir à faire disparaître l’esclavage, il faut commencer par réintégrer tous les individus dans une même communauté. Par conséquent, il est primordial d’affirmer, sans aucune ambiguïté, «  qu’il n’est point de raison d’État qui puisse autoriser l’esclavage  ». En effet, c’est parce que les Noirs ne sont pas considérés comme des hommes que ceux qui pourtant s’émeuvent à la lecture d’un roman restent insensibles à leurs souffrances. Il faut donc marteler sur tous les tons cette vérité et son corollaire  : tous les êtres humains appartiennent à la même espèce, chaque homme est propriétaire de sa personne. Une fois ces principes admis par tous, il sera parfaitement impossible de justifier l’esclavage des Noirs et le servage.

La situation de Diderot était, c’est évident, très différente de celle de Stéphane Hessel, né deux siècles après lui, mais une préoccupation commune les réunissait  : réaffirmer l’existence d’une communauté humaine en suscitant l’indignation. Des deux, l’engagement de Diderot est sans doute le plus difficile à définir, mais ses effets sont bien réels. Diderot, il est vrai, n’a pas pris la tête d’un mouvement insurrectionnel, mais il a contribué, durant plusieurs décennies, à renouveler les conditions du débat en France et à l’étranger. Ses œuvres, ses conversations, ses collaborations, l’image qu’il a voulu donner de l’activité intellectuelle ont favorisé l’émergence de l’opinion publique.

Les faits semblent lui avoir donné raison. Je crois reconnaître les effets de cette effervescence dans les mises en garde adressées par Malesherbes à Louis XVI en juillet 1787, à la veille de la convocation des États généraux  : «  Il faut que le roi songe que ce qui s’est passé dans d’autres temps n’est pas applicable au siècle présent (…). Depuis quarante ans, on ne cesse de discuter les droits respectifs des souverains et des peuples, et il n’est point de particulier qui n’examine sous quelles conditions il est obligé d’obéir.  » Considérant que le roi doit son autorité à la nation, et qu’il lui a laissé espérer une libéralisation, il lui recommande de satisfaire son vœu principal, «  celui d’avoir des assemblées où tous les citoyens aient des représentants en état de défendre leurs droits  ».

L’engagement de Diderot est comparable à une guérilla menée contre l’oppression, un travail de sape destiné non à détruire simplement l’Ancien Régime, mais à le remplacer, insensiblement si possible, brutalement le cas échéant, par une société démocratique. Pour cela, les individus doivent s’unir et exiger que la souveraineté soit restituée à la nation. «  Peuples, écrit Diderot dans les Fragments politiques échappés du portefeuille d’un philosophe, ne permettez donc pas à vos prétendus maîtres de faire même le bien contre votre volonté générale.  » On croit entendre, dans l’œuvre de Diderot, une sorte de rumeur qui dit  : «  Indignez-vous, citoyens  !  » Mais en prêtant davantage l’oreille, on entend  : «  Indignez-vous, si vous voulez devenir citoyens  !  »

Extrait de l’intervention prononcée le mercredi 27 mars lors du colloque «  Diderot, un aventurier du matérialisme  », organisé par 
la revue la Pensée, la Fondation Gabriel-Péri 
et le Groupe d’études du matérialisme rationnel (GEMR), avec le soutien de la Société française d’études du XVIIe siècle.

Les actes du colloque seront publiés dans 
le n° 374 (avril-juin 2013) de la Pensée.

5) La morale n’est pas fondée sur la religion  : 
vers une idée fondatrice de la laïcité

Par Colas DUFLO, professeur de littérature à l’Université de Picardie Jules-Verne

Nicolas Sarkozy, dans son discours au Palais du Latran de 2007, affirmait  : «  La morale laïque risque toujours de s’épuiser quand elle n’est pas adossée à une espérance qui comble l’aspiration à l’infini.  » Il poursuivait  : «  Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur.  » Un tel discours ne reflète pas une position isolée, mais bien plutôt une opinion en voie de se généraliser, dont l’expression par le chef d’un État officiellement laïque n’est qu’un symptôme frappant. Il s’agit de la réaffirmation d’une très ancienne thèse sur les fondements religieux de la morale. À qui ne prend pas les préjugés anciens pour des vérités éternelles et s’interroge sur ces questions, l’Entretien d’un philosophe avec Madame la Maréchale de *** de Diderot vient fournir d’utiles pistes de réflexions (1).

Dans ce dialogue enjoué et limpide, Diderot se met lui-même en scène, dialoguant avec une bonne dame dévote, tout étonnée de voir un athée notoire se conduire en homme de bien. Il montre que la morale n’est pas fondée sur la religion, mais bien plutôt dans la nature humaine, dans la nécessité pour la société de se maintenir et dans l’intérêt bien compris. Ce qui fait la bonne conduite d’un individu est sa bonne disposition envers son prochain, encouragée par l’éducation qu’il a reçue et par les rapports humains qui valorisent la bonne action et condamnent la mauvaise. Si la religion peut freiner quelquefois telle ou telle méchanceté, elle est en fin de compte bien plus nuisible qu’utile, parce qu’elle divise nécessairement les hommes au lieu de les réunir  : «  Songez qu’elle a créé et qu’elle perpétue la plus violente antipathie entre les nations. (…) Songez qu’elle a créé et qu’elle perpétue dans une même contrée des divisions qui se sont rarement éteintes sans effusion de sang.  »

La société fonctionne de manière heureuse, en réalité, parce que personne ne se conduit en appliquant à la lettre les préceptes de telle ou telle religion, car toutes ont été fondées par quelques enthousiastes mélancoliques qui ont inventé des règles qui convenaient à leur caractère  : «  Il y a dans les livres inspirés deux morales  : l’une générale et commune à toutes les nations, à tous les cultes, et qu’on suit à peu près  ; une autre, propre à chaque nation et à chaque culte, à laquelle on croit, qu’on prêche dans les temples, qu’on préconise dans les maisons, et qu’on ne suit point du tout.  »

Au reste, Diderot n’est pas prosélyte et, si la Maréchale se trouve confortée dans sa vie et dans ses bonnes actions par l’imagination d’un être tout puissant témoin de ses actions, il ne faut pas la décourager. Chacun doit pouvoir vivre selon sa croyance si elle ne prétend pas s’imposer aux autres  : «  Je permets à chacun de penser à sa manière, pourvu qu’on me laisse penser à la mienne.  »

Une bonne société est une société où le mérite est récompensé. Plutôt que le prêtre, quelle que soit sa confession, on favorisera donc l’instituteur, qui transmet à chacun l’éducation nécessaire pour comprendre où est son intérêt bien compris, pour savoir faire des choix éclairés dans sa vie fondés sur une culture partagée et des connaissances vraies, éducation qui devrait donner à tout individu, si l’État fonctionnait convenablement, sa chance de trouver une place dans la société selon son mérite  : «  Faites que le bien des particuliers soit si étroitement lié avec le bien général, qu’un citoyen ne puisse presque pas nuire à la société sans se nuire à lui-même  ; assurez à la vertu sa récompense comme vous avez assuré à la méchanceté son châtiment  ; que sans aucune distinction de culte, dans quelque condition que le mérite se trouve, il conduise aux grandes places de l’État  ; et ne comptez plus sur d’autres méchants que sur un petit nombre d’hommes qu’une nature perverse que rien ne peut corriger entraîne au vice.  »

À l’heure où l’on s’interroge sur le sens à donner à la laïcité à la française, il est peut-être urgent de relire Diderot (2).

(1) Entretien d’un philosophe
 avec Madame la Maréchale de ***, Diderot, GF-Flammarion, 107 pages, 3,50 euros.

6) Pour Diderot, la société la plus juste est celle qui laisse chacun libre d’épanouir son énergie propre

Par Annie Ibrahim, membre du Groupe d’Études sur le Matérialisme Rationnel (GEMR) 
et responsable de séminaire au Collège International de Philosophie à Paris

Malgré son pluralisme d’écriture, la philosophie matérialiste de Diderot est politique de part en part. C’est lui qui, dès 1747, dans la Promenade du sceptique déclarait  : «  Imposez-moi silence sur la religion et le gouvernement et je n’aurai plus rien à dire  » ; lui encore, dans une lettre à Sophie du 25 juillet 1762  : «  Le texte courant de nos causeries de la rue Royale, c’est tantôt la politique, tantôt la religion.  » La philosophie naturelle, l’esthétique et l’éthique sont tout autant traversées par le politique, animées par la rencontre d’éléments dont le mode d’agrégation en un tout n’est pas sans portée politique. Un seul exemple  : les lecteurs de l’article «  Animal  » au tome I de l’Encyclopédie, ennemis du philosophe et défenseurs français du christianisme, Barruel et le janséniste Chaumeix, ne s’y sont pas trompés  : ils ont clairement vu que cet article était bien davantage une poudrière politique qu’une rubrique zoologique, dès lors qu’il affirme la sensibilité universelle de la matière, le déterminisme des actions humaines et le passage graduel d’êtres plus ou moins léthargiques jusqu’à «  la classe des animaux tels que nous  ».

Plus directement, en février 1752, l’Encyclopédie est interdite par un arrêt du Conseil d’État  ; l’entrée de Diderot en politique avec l’article «  Autorité politique  » y est pour beaucoup  : «  Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du ciel et chaque individu de la même espèce a le droit d’en jouir aussitôt qu’il jouit de la raison (…). La puissance qui s’acquiert par la violence n’est qu’une usurpation et ne dure qu’autant que la force de celui qui commande l’emporte sur ceux qui obéissent (…). La même loi qui a fait l’autorité la défait alors  : c’est la loi du plus fort.  » À l’instar de cet article, les textes politiques de Diderot, que l’on ne trouve pas seulement dans les ouvrages et articles consacrés de manière explicite à la politique, constituent dans son matérialisme la seule «  position  » susceptible de penser une aporie ouverte par l’antagonisme de deux affirmations  : Tout est nature. Tout est liberté.

De ce point de vue, les aléas de la rencontre sont, dans la politique, ce qui permet d’affronter cette aporie, voire de la résoudre. Le matérialisme athée et l’antifinalisme n’entraînent pas une indifférence de Diderot à l’égard de l’avenir politique qu’il envisage non en termes de progrès mais selon sa conception matérialisée de la perfectibilité. Dans sa dimension politique, le concept de perfectibilité, illustré par l’histoire des grands hommes, permet de comprendre que la société la plus «  juste  » est celle qui laisse chacun libre d’épanouir son énergie propre, selon la nature entendue du point de vue biologique comme du point de vue du droit. L’art politique de se perfectionner ne vise donc pas la perfection mais un aménagement des conditions de vie tolérant le nouveau, l’imprévisible et le provisoire. En prenant en compte les aléas de l’origine et de l’histoire du corps social, Diderot propose l’utopie réalisée d’une auto-organisation politique, illustrée non par l’image métaphorique de la machine, mais par celle de la vie organique et animale  : «  L’agriculture, la population et le commerce se tiennent indivisiblement  ; leur décadence et leur prospérité sont les suites d’une seule et même cause. Ne point donner des coups de pied dans la ruche, laisser travailler les abeilles en repos (…). Un moyen de rendre un problème insoluble, c’est d’en augmenter les conditions  : Pas trop gouverner.  » Il n’empêche  : dans son inconstance, le corps organique se soulève contre les atteintes du mal et de la douleur  ; de même, le corps politique, à l’instar de l’entreprise de l’Encyclopédie, reconnaît aux citoyens la vocation révolutionnaire de leur droit à l’insurrection.

Pour aller plus loin  : 
Autour d’Althusser, sous la direction d’Annie Ibrahim, 
Éditions le Temps des cerises. 
Et Diderot, un matérialisme éclectique, Éditions Vrin.

Annie Ibrahim


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