Impérialisme, colonialisme russe ? De quoi parle-t-on ?

samedi 20 janvier 2024.
 

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Difficile dans un pays comme la France ultra alignée sur les positions géopolitiques nord américaines de trouver un média ayant un regard non partisan sur cette question sensible du fait de l’intervention militaire russe en Ukraine. Mais un tel média existe : c’est Le Monde diplomatique. Nous partageons donc ici un article de ce média non aligné sur les positions américaines ou russes.

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La Russie est-elle impérialiste ?

Source : Le Monde diplomatique. Novembre 2023

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par Jules Sergei Fediunin & Hélène Richard

Les milliards de dollars d’aide n’auront pas suffi ; la contre-offensive ukrainienne a échoué. Espérant maintenir les flux financiers en provenance des capitales occidentales, Kiev présente son agresseur comme une puissance coloniale qui menacerait l’Europe entière. Revenir sur l’histoire de l’empire russe et la place singulière qu’y occupe l’Ukraine invite à questionner cette idée.

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Attaqués par la Russie en février 2022, les Ukrainiens présentent leur combat comme une guerre de libération contre une ancienne tutelle resserrant son emprise. Le géographe Michel Foucher la définit comme une « guerre coloniale (1) », tout comme le président français Emmanuel Macron, qui a qualifié l’agression russe de « néocoloniale et [d’]impérialiste » lors de son allocution à la conférence de Munich sur la sécurité en février 2023. Elle aurait révélé la tendance expansionniste de Moscou, qui n’attendait qu’une occasion pour récupérer les territoires perdus de l’ex-URSS, de l’empire tsariste ou, selon certains analystes (2), prétendre à une domination du monde entier en tant que force civilisationnelle basée sur des valeurs « traditionnelles ». Empire, impérialisme, colonialisme : les qualificatifs se succèdent dans les analyses, comme s’ils renvoyaient à une même réalité. Impossible toutefois de comprendre la situation russe sans clarifier les termes.

Etats-nations, empires et colonies

Une chose est certaine : à partir d’un noyau constitué par la Moscovie du XIIIe siècle, la Russie s’est constitué un vaste territoire présentant les traits d’un empire. Au-delà de la variété de ses formes historiques, ce type d’entité politique se définit, de manière générale, par le maintien d’un système fondé sur la distinction et la hiérarchie entre les populations et les territoires (3). Pour qu’un empire existe, il faut un degré élevé de différenciation entre le centre et ses marges, qu’elle soit d’ordre culturel, ethnique, géographique ou administratif. Dans le cas des empires européens, cette différence est particulièrement nette. Les colonies françaises ou britanniques d’Asie et d’Afrique sont séparées géographiquement de la métropole ; les « indigènes » y ont un statut juridique subalterne et sont administrés par des bureaucraties spéciales. Les « exceptions » de l’Algérie (divisée en trois départements français) ou de l’Irlande (intégrée au Royaume-Uni) ont confirmé la règle : les empires européens se sont fondés sur l’établissement de colons issus de la métropole, jugés moralement supérieurs et aptes, par là même, à exploiter des peuples autochtones majoritaires.

Si cette différenciation disparaît ou s’estompe, alors il ne s’agit plus d’un empire mais d’un État-nation, avec, le cas échéant, des particularismes régionaux ou des formes de fédéralisme. Ainsi, la consolidation nationale s’est-elle poursuivie dans les métropoles impériales : la France « assimilant » les Bretons et les Basques (moins les Corses), et l’Espagne tempérant son unité par un fédéralisme, parfois vacillant, comme le montre la vitalité de l’indépendantisme catalan. En d’autres termes, la métropole qui se projette vers l’extérieur connaît elle aussi un processus d’unification nationale parallèle (connaissant des degrés variables). Ainsi, l’Angleterre poursuit l’intégration dans son giron des îles Britanniques tout en lançant son expansion territoriale et commerciale vers l’Amérique du Nord, puis l’Asie et l’Afrique.

Parce qu’il s’est étendu dans une continuité territoriale, l’empire russe présente des traits singuliers. Au point que les milieux instruits ne percevaient pas leur État comme un empire, encore moins colonial (4), malgré sa dimension grandiose, reliant les berges de la Baltique à la Sibérie orientale, et la diversité des peuples et des cultures réunis sous la même couronne. L’expansion territoriale s’est faite de manière progressive, en cooptant souvent les élites locales, comme ce fut le cas de l’Hetmanat cosaque vers 1648 (en Ukraine actuelle), qui s’allia avec Moscou avant de perdre son autonomie. À l’exception notable des Juifs, cantonnés à la « zone de résidence » dans la partie occidentale de l’empire, il n’existait pas de statut juridique subalterne fondé sur des critères raciaux ou ethniques. En revanche, une hiérarchie s’est établie entre, d’une part, les populations de Sibérie, du Caucase et d’Asie centrale, païennes (et par la suite baptisées) ou musulmanes, désignées comme « inorodtsy » (peuples allogènes ou étrangers) et, d’autre part, les populations slaves (polonaise, ukrainienne, biélorusse), baltes et allemandes, conquises à l’Ouest. Ces dernières formaient, selon l’expression de Marc Raeff, un « glacis culturel » (5). À leur contact, les élites russes accédaient, dès le XVIIe siècle, et plus encore à partir du règne de Pierre le Grand (1682-1725), à la civilisation européenne. Autrement dit, elles entendaient « se civiliser », plutôt qu’imposer leur propre culture matérielle et morale aux populations des marges occidentales.

S’il y a eu une colonisation en Russie, celle-ci fut elle aussi d’un genre particulier. Dans le langage officiel, le terme de « colons » a été réservé aux Allemands, invités par Catherine II (1762-1796) à mettre en valeur les terres des bords de la Volga en raison de leur éthique protestante laborieuse et de leurs savoir-faire techniques, ainsi qu’aux Serbes ou aux Grecs appelés à peupler les pourtours de la mer Noire, parfois au détriment des Russes et des Ukrainiens qui s’y trouvaient. L’installation de paysans russes comme ukrainiens en Sibérie ou au Turkestan (Asie centrale) se développe au XIXe siècle. Or cette conquête de l’Est ne prend pas la forme de colonies bien séparées territorialement et administrativement de la métropole. Selon la formule de l’historien Vassili Klioutchevski (1841-1911), « l’histoire de la Russie est l’histoire d’un pays qui se colonise lui-même. L’espace de cette colonisation a coïncidé avec l’expansion de l’État ».

Sur le modèle assimilateur français

Durant le XIXe siècle et au début du siècle suivant, sous l’influence des Jacobins puis de la IIIe République française, des intellectuels — du décembriste (6) Pavel Pestel, favorable à une république égalitaire, au « constitutionnel démocrate » Piotr Struve — ont avancé des projets d’unification nationale, cherchant à niveler les distinctions et les hiérarchies entre les populations.

Dans la formation du « cœur national », jamais complètement réalisée en raison des dimensions continentales de l’empire, les Ukrainiens et les Biélorusses (majoritairement des paysans) devaient occuper une place toute singulière. Après la conquête de la Pologne orientale, et à la suite des « partages » de ce royaume entre la Prusse, l’Autriche et l’empire tsariste à la fin du XVIIIe siècle, la couronne russe cherche à les rallier contre la noblesse polonaise, au sein de laquelle monte un sentiment national — dont la force fut attestée par les insurrections de 1830 et 1863. Craignant l’expansion du « polonisme », le pouvoir tsariste mobilise la doctrine de l’unification des Slaves orthodoxes de l’Est en une nation russe « trinitaire » : les Grands-Russiens (devenus « Russes » à la période soviétique), les Petits-Russiens (Ukrainiens) et les Blancs-Russiens (Biélorusses) (7). Comme le note l’historien Alexeï Miller, « les Petits-Russiens n’ont jamais fait l’objet [dans l’empire tsariste] d’une discrimination fondée sur leur origine. Ils ont toujours été invités à faire partie de la nation russe, mais le droit à revendiquer le statut de nation distincte leur a été refusé (8) ». Ce constat exclut la pertinence du prisme colonialiste pour analyser l’histoire des relations russo-ukrainiennes, du moins si l’on entend par ce terme le phénomène qui fut propre aux empires européens d’outre-mer. À l’émergence de mouvements portant une idée de la nation ukrainienne dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le centre impérial répond par une politique de russification sur le modèle assimilateur français, qui a éradiqué les langues régionales, dans l’objectif de forger une communauté nationale intégrée. En 1863, puis 1876, sont publiés les décrets limitant l’usage du « petit-russe », perçu par les administrations impériales comme une variante populaire et rurale du russe. Mais l’hésitation des élites politiques, la faiblesse relative des infrastructures de l’État et, surtout, l’absence d’éducation primaire universelle (qui ne sera introduite qu’en 1930) cantonnent la russification aux villes. Les populations paysannes, majoritaires, demeurent largement ukrainophones.

En 1917, l’empire s’effondre sous le poids de la guerre. La période est propice à la multiplication des revendications nationales. En Ukraine, d’éphémères entités politiques, telle la République populaire ukrainienne, dirigée par Mykhaïlo Hrouchevsky, Volodymyr Vynnytchenko puis Simon Petlioura, et l’Hetmanat de Pavlo Skoropadsky proclament leur indépendance. La guerre civile révèle aussi les divisions du nationalisme politique ukrainien. À la faveur des succès de l’Armée rouge, Lénine impose une réponse originale à la « question nationale ». Qualifiant l’empire tsariste de « prison des nations », l’URSS se fonde comme une fédération de républiques formellement indépendantes, composées chacune d’un noyau national et au sein desquelles des droits culturels sont reconnus aux autres minorités. C’est le principe de reconnaissance de « nationalités » (appartenance ethnique) qui apparaît désormais dans les recensements et sur les passeports des citoyens soviétiques. Dans les années 1920, le jeune État soviétique favorise l’émergence de cultures nationales, la promotion des langues et des élites locales, le tout sous l’étiquette d’« indigénisation » (korenizatsiïa), une forme de discrimination positive avant l’heure (9). L’identité soviétique était censée prendre progressivement le dessus sur les appartenances nationales, pensées comme des survivances d’un passé que le socialisme saurait réduire. Le projet s’accomplit avec un succès relatif, particulièrement chez les Russes, dont la langue s’est imposée comme la lingua franca de l’URSS et même du socialisme mondial.

La défense d’une zone d’influence

Avec la Russie, la Biélorussie et l’éphémère Transcaucasie (1922-1936), l’Ukraine dispose alors d’un statut de membre fondateur de l’État soviétique. Son poids économique, son accès stratégique à la mer Noire, le nombre important de ses cadres instruits lui donnent une place privilégiée au sein de l’URSS. Elle a pour revers une répression de toute velléité d’indépendance réelle, d’autant plus qu’en Galicie, rattachée à la Pologne, un nationalisme intégral ukrainien se structure dans les années 1930, en s’inscrivant dans la vague des mouvements fascisants qui s’épanouissent à travers l’Europe. Du point de vue de Moscou, il constitue un pôle d’attraction dangereux pour une Ukraine soviétique particulièrement meurtrie par la collectivisation et la grande famine de 1932-1933. La lutte contre le « nationalisme bourgeois » et l’annexion des territoires ukrainophones de Pologne (Galicie, Transcarpatie) en 1939 puis 1944 n’apportent qu’une solution transitoire. Il n’empêche que, à l’époque soviétique, les Ukrainiens sont officiellement reconnus comme une nation à part entière, dans les strictes limites que lui imposent les liens de « fraternité » avec les Russes (10).

Ce n’est que rétrospectivement que l’Union soviétique sera réinterprétée comme un empire (11). Durant la guerre froide, le terme d’« empire soviétique » n’est utilisé que par une minorité d’historiens, tel Richard Pipes, alors titulaire de la chaire d’histoire à l’université Harvard, qui fut conseiller du président américain Ronald Reagan et proche des diasporas anticommunistes d’Europe de l’Est. Après 1991, ce paradigme tend à s’imposer, avec le succès éditorial de l’historien Timothy Snyder (Terres de sang, 2012) ou de la journaliste Anne Applebaum. Dans une veine plus universitaire, des chercheurs s’emploient à relire l’expérience soviétique au prisme de la notion d’empire (imperial turn). Parallèlement se propage, dans les discours politiques, la vision d’une Russie programmée pour agresser ses voisins. Portée notamment par les acteurs politiques d’Europe centrale et orientale, cette analyse appelle à poursuivre l’endiguement de Moscou en étendant l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) vers l’est, et ce en dépit de l’affaiblissement spectaculaire de la Russie au sortir de la période soviétique.

On prête à M. Vladimir Poutine le projet précoce de rétablir l’« empire soviétique ». Il est souvent fait référence à un texte qu’il publia en décembre 1999 (« La Russie à l’aube du nouveau millénaire »), le jour de son accession à la présidence par intérim. Le successeur de Boris Eltsine y associe la « division politique de la société » et l’affaiblissement de la puissance du pays. Son discours fustige avant tout l’idée de « révolution », de changements brutaux conçus par des minorités animées par des « idéologies ». Forgeant une pensée conservatrice, il prône l’unité nationale ainsi que les réformes progressives, à rebours de la libéralisation brutale, imposée « de l’extérieur », et qui aurait conduit le pays au bord de la dislocation. Parlant du patriotisme, M. Poutine précise : « Lorsque ce sentiment est exempt d’arrogance nationale et d’ambitions impériales, il n’a rien de répréhensible. C’est une source de courage, de constance et de force pour le peuple. » Dans son texte, il n’évoque pas la seconde guerre de Tchétchénie, lancée quelques mois plus tôt. Mais sa conception d’un « État fort » implique la défense de la souveraineté et, partant, la lutte acharnée contre tout sécessionnisme. Cela dit, faire de ce discours les prémices d’une entreprise de rétablissement des frontières soviétiques relève d’une lecture anachronique, et simplement fausse.

Dans les années 1990, à Moscou, domine plutôt l’idée que la Russie et l’Ukraine vont refonder une forme d’association d’un type nouveau, à l’instar de l’« État d’union » russo-biélorusse lancé en 1997. Fait notable, l’effondrement de l’URSS s’est fait par un acte d’autodissolution signé par les dirigeants de trois républiques slaves : Russie, Biélorussie, Ukraine. Pour ces deux dernières, l’indépendance a été moins le fruit d’une volonté de mettre fin à une « occupation » soviétique, comme c’était le cas dans les pays baltes, que celle de revoir leurs relations sur des bases plus équitables. Le 8 décembre 1991, dans le pavillon de chasse de Viskuli en forêt de Belovej (Biélorussie), le premier président de l’Ukraine, Léonid Kravtchouk, fort des 90 % de voix en faveur de l’indépendance de l’Ukraine recueillis lors du référendum organisé huit jours plus tôt, fondait, avec les chefs d’État russe et biélorusse, Eltsine et Stanislav Chouchkevitch, la Communauté des États indépendants (CEI, que l’Ukraine quittera en 2018).

Cependant, les dirigeants russes considèrent encore l’Ukraine comme faisant partie de la sphère d’influence « naturelle » de Moscou, à l’image de la doctrine Monroe formulée par Washington qui considère le continent américain comme son pré carré. Le terme qu’il convient d’utiliser est donc celui d’une politique impérialiste, à condition de saisir ce qualificatif dans sa relative banalité, c’est-à-dire la prétention d’une puissance, ici régionale, à exercer une influence sur une certaine zone géographique, à travers des partenariats de type économique (avec la création de la Communauté, puis l’Union, économique eurasiatique) ou sécuritaire (avec l’Organisation du traité de sécurité collective [OTSC]). À ce jeu, la Russie se trouve sur la défensive face aux États-Unis et à l’Union européenne, qui étendent leurs propres structures militaire (OTAN) et économiques (accords d’association) vers l’est… L’espace postsoviétique devient dès lors un terrain d’influences et d’ingérences croisées. Sans être centrale, l’intervention armée fait partie de la panoplie des outils utilisés par le nouvel État, notamment dans les régions sécessionnistes prorusses en Moldavie (Transnistrie) et en Géorgie (Abkhazie, Ossétie du Sud), sans prétention à l’annexion formelle. Son objectif est alors de garder un levier de contrôle politique sur ces pays où il affronte de nouveaux concurrents.

Pour les raisons historiques citées plus haut, la bascule de l’Ukraine vers l’Ouest constitue une ligne rouge pour Moscou, plus encore que celle des États baltes ou de la Géorgie. La polarisation du paysage politique ukrainien, où s’affrontent des forces prorusses et pro-occidentales, en fait un terrain propice aux ingérences étrangères annonciatrices de confrontations plus larges. Le sommet de l’OTAN à Bucarest en 2008 constitue un tournant. L’Ukraine, mentionne son communiqué final, a vocation à entrer dans l’Alliance atlantique, Paris et Berlin s’opposant toutefois à l’octroi d’un statut de candidat officiel à l’adhésion. Ce nouvel affront pour la Russie transforme l’Ukraine en chiffon rouge, sans lui apporter des garanties de sécurité supplémentaires.

L’environnement stratégique joue un rôle majeur dans la crispation nationaliste au sommet de l’État russe (12). En témoigne l’entrelacement constant, dans les discours récents de M. Poutine, de la pomme de discorde sécuritaire — l’élargissement de l’OTAN vers les frontières russes — et des envolées sur l’unité russo-ukrainienne : l’émancipation de l’Ukraine est vécue à la fois comme le déchirement des liens historiques, voire nationaux, et comme une atteinte au droit « légitime » de la Russie d’agir sur son environnement régional.

En butte à une perte d’influence depuis 1991, la Russie n’a eu de cesse d’observer l’adversaire américain, volontiers perçu comme omnipotent : pour l’imiter, inventer des moyens de réplique (quand c’est possible) et défendre sa zone d’influence contre les incursions occidentales (13). L’effondrement de l’Union soviétique constitue un choc pour une grande partie de l’élite militaire russe : la perestroïka gorbatchévienne imaginée comme étant fomentée par Washington conforte ces acteurs dans l’opinion que, dans le « nouveau monde », il est possible d’engranger des gains stratégiques considérables sans tirer un seul missile. Au cours des années 2000, l’idée que les guerres modernes se mènent de manière privilégiée par des moyens non militaires se renforce. Les stratégies dites « indirectes » — campagnes informationnelles, cooptation de dirigeants étrangers, installation de régimes amis — auraient désormais une efficacité supérieure à l’usage brut de la force. Les « révolutions colorées » dans l’espace de l’ex-URSS (Géorgie, Kirghizstan, Ukraine) comme, plus tard, les « printemps arabes » en Afrique du Nord et au Proche-Orient connaissent le même type de théorisation : pour les stratèges russes, ces événements sont le produit d’une politique délibérée d’exportation par les États-Unis d’un « chaos contrôlé », étape préalable parfois à des interventions militaires comme en Irak (2003) ou en Libye (2011). La doctrine russe appelle à « contourner la lutte armée ». L’usage de la force — elle-même conçue comme une action-éclair et décisive — n’intervient qu’en dernier recours, en cas d’échec des stratégies indirectes.

JPEG - 103.4 ko Lilya Chavaga. — « PastFuture Landscape » (Paysage passé présent), 2017-2022 © Lilya Chavaga — www.chavaga.com Ainsi, l’annexion de la Crimée en 2014 — par le truchement de soldats sans insignes et soutenue par des relais politiques internes — a été perçue comme une application réussie de cette nouvelle pensée. Or ce succès tactique a éloigné la Russie de son objectif stratégique : disposer à ses frontières d’une Ukraine prorusse (ou du moins « neutre »). Ayant sécurisé le contrôle de la base navale de Sébastopol par la voie de l’annexion, la Russie s’est trouvée en face d’un État certes plus petit, mais plus défiant encore et mieux armé grâce à l’assistance occidentale. L’invasion de l’Ukraine, précédée d’ultimatums à l’adresse des États-Unis et de l’OTAN en novembre-décembre 2021, visait encore une action ponctuelle : renverser le gouvernement de Kiev, sur le modèle de l’attaque américaine contre le régime taliban en Afghanistan (2001) puis contre le gouvernement de Saddam Hussein en Irak (2003). Et ce en dépit des échecs essuyés par les États-Unis, un adversaire aussi honni que copié jusque dans ses erreurs. « La décision de lancer l’opération militaire spéciale », constate le chercheur Dimitri Minic, loin de relever d’un projet de conquête territoriale savamment mûri, est davantage la « conclusion malheureuse de l’échec de la stratégie indirecte russe en Ukraine ».

Commencée comme une intervention « impérialiste », la guerre contre l’Ukraine change de nature à mesure qu’elle s’enlise : elle devient une de ces guerres typiques de l’effondrement d’ensembles composites qui ont pour enjeu le tracé des frontières entre États-nations en formation. Celles-ci se sont d’abord cantonnées à la périphérie de l’ex-URSS, notamment dans le Causase. Après deux décennies de stabilité, la Russie a remis en cause le statu quo territorial, en Crimée puis à une plus grande échelle, dans le but affiché de résister aux avancées stratégiques euro-atlantiques dans sa prétendue zone d’influence. En proclamant, dès septembre 2022, sa souveraineté sur quatre régions ukrainiennes partiellement occupées, Moscou a indiqué la manière dont elle souhaiterait voir le problème tranché. Considérer cependant cette attaque comme le prélude d’une agression contre Vilnius, Tallinn ou Varsovie relève d’un contresens : Moscou n’a ni les moyens de menacer l’OTAN, ni la volonté de reconstituer un empire. Il s’agit pour elle de redéfinir son « cœur national », aux dépens de l’Ukraine mais aussi de la Biélorussie en voie d’absorption avancée, eu égard à la grande dépendance du régime de M. Alexandre Loukachenko vis-à-vis de Moscou. En ce sens précis, la phase actuelle du conflit russo-ukrainien pourrait être qualifiée de postimpériale et, plus encore, de nationaliste (14), sur un modèle proche de l’affrontement des Serbes et des Croates.

Des deux côtés de la ligne de front, ukrainisation et russification se répondent. L’ukrainisation correspond à un processus classique de construction d’un État-nation : un peuple, une langue, un gouvernement central (15). Depuis 2014, et plus encore après février 2022, il s’accélère. Les écoles publiques enseignant dans des langues autres que l’ukrainien ont cessé d’exister en Ukraine. Le gouvernement cherche à démanteler l’Église orthodoxe ukrainienne, rattachée au patriarcat de Moscou, pour la remplacer par une Église autocéphale nationale, créée en 2018 (16) ; après les toponymes soviétiques, les noms relatifs à la Russie sont bannis pour désigner les lieux publics, la « dérussification » rejoignant ainsi la « décommunisation » entamée en 2015 ; des statues de chefs militaires et d’artistes, considérées autrefois comme patrimoine commun de la Russie et de l’Ukraine, sont détruites ; des livres en russe sont retirés des bibliothèques publiques, etc.

Appels à « décoloniser » l’État fédéral La russification comporte des dimensions plus incertaines. Pour l’heure, elle passe par l’occupation militaire, la « passeportisation » de la population, l’extension de la bureaucratie de l’État, de son système d’enseignement (en russe) et du rouble. Mais une palette de discours s’applique à ce processus : certains jouent sur l’ambiguïté entre Russes et russophones, présentant les derniers comme des citoyens « naturels » de la Fédération de Russie ; d’autres imaginent que l’identité des régions annexées par le Kremlin — s’il en conserve le contrôle — pourrait rester ukrainienne dans un État fédéral qui se définit toujours comme « pluriethnique et multiculturel ». Ainsi, le ministère de l’éducation a annoncé la préparation d’un manuel d’ukrainien, basé sur des standards soviétiques, afin de permettre aux élèves des quatre régions annexées d’apprendre l’ukrainien parmi d’autres « langues maternelles » (de facto, langues de minorités nationales), tandis que le russe sera langue obligatoire de l’enseignement (17). Ces hésitations reflètent le caractère bicéphale du nationalisme russe qui, depuis son éclosion au milieu du XIXe siècle, a oscillé entre la tentation de former un État-nation, qui favorise les intérêts du groupe ethnique majoritaire, et le projet impérial, qui repose sur la volonté de dominer des espaces et des populations ethniquement et culturellement divers.

À Kiev, mais aussi dans certains cercles occidentaux, une autre vision s’impose. L’État fédéral russe lui-même est assimilé à un empire colonial. La surreprésentation de minorités ethniques dans les rangs de l’armée est soulignée ; les tensions dans les régions fournissant cette « chair à canon » sont scrutées à la loupe. En octobre 2022, le Parlement ukrainien a reconnu le gouvernement tchétchène exilé de M. Akhmed Zakaïev, déclaré la Tchétchénie comme étant un « territoire temporairement occupé par la Russie » et condamné le « génocide contre les Tchétchènes » perpétré par le Kremlin dans les années 1990. Le 31 janvier 2023, le Parlement européen accueillait le Forum des peuples libres de Russie, une organisation regroupant des représentants des groupes ethniques « non russes », appelant à l’indépendance des républiques périphériques de la Fédération, notamment de la Bouriatie, de la Iakoutie et du Tatarstan.

Pour un analyste du Center for European Policy Analysis (CEPA), think tank établi à Washington, l’objectif de la politique américaine « devrait être la décolonisation de la Russie ». « Plutôt que de se focaliser sur un changement de régime ou la personnalité de Vladimir Poutine, poursuit-il, tous les pays traitant avec la Russie devraient avoir cet objectif de long terme en tête » (18). Certains historiens joignent parfois leur voix à ce concert. Tel Alexander Etkind, de la Central European University (université d’Europe centrale), qui admet que la désintégration de la Russie « poserait d’énormes problèmes, dont celui de l’arsenal nucléaire et (…) des conflits frontaliers » pour conclure : « Ces guerres seraient-elles pires que la guerre actuelle ? Probablement pas » (19). Pour un scénario balkanique, le nucléaire en plus, bel optimisme.

* Jules Sergei Fediunin & Hélène Richard **

Notes

(1) Michel Foucher, Ukraine, une guerre coloniale en Europe, Le 1 - L’Aube, Paris - La Tour-d’Aigues, 2022.

(2) Claudio Sergio Ingerflom, Le Domaine du maître : l’État russe et sa mission mondiale, Presses universitaires de France, Paris, 2023.

(3) Lire Jane Burbank et Frederick Cooper, « De Rome à Constantinople, penser l’empire pour comprendre le monde », Le Monde diplomatique, décembre 2011.

(4) Marc Raeff, « Un empire comme les autres ? », Cahiers du monde russe et soviétique, Paris, vol. 30, n° 3-4, juillet-décembre 1989.

(5) Ibid.

(6) L’insurrection décembriste est une tentative de coup d’État militaire, le 14 décembre 1825, pour imposer au tsar Nicolas Ier l’instauration d’une Constitution. Son échec sera suivi d’une sévère répression.

(7) Roman Szporluk, « Nationalism after communism : Reflections on Russia, Ukraine, Belarus and Poland », Nations and Nationalism, Cambridge, vol. 4, n° 3, 1998.

(8) Alexeï Miller, « National Identity in Ukraine : History and Politics », Russia in Global Affairs, Moscou, vol. 20, n° 3, 2022.

(9) Terry Martin, The Affirmative Action Empire : Nations and Nationalism in the Soviet Union, 1923-1939, Cornell University Press, Ithaca, 2001.

(10) Andreas Kappeler, Russes et Ukrainiens, les frères inégaux. Du Moyen Âge à nos jours, CNRS Éditions, Paris, 2022.

(11) Mark Beissinger, « Rethinking empire in the wake of Soviet collapse », dans Zoltan Barany et Robert G. Moser (sous la dir. de), Ethnic Politics After Communism, Cornell University Press, 2005.

(12) Lire Juliette Faure, « Qui sont les faucons de Moscou ? », Le Monde diplomatique, avril 2022.

(13) Dimitri Minic, Pensée et culture stratégiques russes. Du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2023.

(14) Jules Sergei Fediunin, « La guerre russo-ukrainienne, un conflit nationaliste », AOC, 24 février 2023.

(15) Lire Nikita Taranko Acosta, « Ukrainisation à marche forcée », Le Monde diplomatique, mai 2019.

(16) Lire Kathy Rousselet, « Divorces à l’orthodoxe », dans Manière de voir, n° 188, « Ukraine. Jusqu’où l’escalade ? », avril-mai 2023.

(17) « Au MID, on nous raconte comment se déroule l’apprentissage de la langue ukrainienne dans les nouvelles régions » (en russe), Izvestia, 10 avril 2023.

(18) Edward Lucas, « After Putin », CEPA, Washington, DC, 19 juin 2022.

(19) Alexander Etkind, « La Russie est un empire en déclin qui finira par s’effondrer », L’Express, Paris, 18 juin 2023.

** HD


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