70 ans après les grandes grèves de "36" La presse traite mai juin 36 comme un mythe lointain

jeudi 15 juin 2006.
 

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Un " mythe ", qui s’est " brisé en un an ", une " victoire électorale de justesse ", un " changement de ligne décidé par Staline ", un " programme limité ", un " feu d’artifice social ", (Michel Winnock dans Libération) un " mouvement antifasciste qui échoue " (Alain Bédoué, France inter)... voilà les mots les plus souvent utilisés par les faiseurs d’histoire libérale officielle d’aujourd’hui à propos du 70° anniversaire du Front populaire. C’est tout juste s’ils ne reprennent pas les célèbres antiennes pétainistes (et aussi celles plus récentes de François Fillon) sur le Front populaire " fourrier de la débâcle de 40 ", " ruinant la France " avant " de la livrer à l’Allemagne "...

C’est vrai qu’il y avait bien des faiblesses dans le Front populaire : elles sont effectivement " datées ", liées au contexte des années 30.

Mais il y avait des forces extraordinaires dans le mouvement social de 1936, celles-là sont toujours d’actualité.

Comparaison n’est pas raison, il faut se méfier des analogies en histoire, mais pour l’éducation des jeunes générations, on peut apprendre a soixante ans d’intervalle des leçons des luttes sociales de nos ainés.

Les cinq faiblesses du “rassemblement populaire”

1°) L’alliance avec la droite :

Le " rassemblement " entre partis constitué et connu sous le nom de " Front populaire" n’était pas un front de " gauche ". Les deux partis de gauche, Parti socialiste et Parti communiste étaient alliés, en fait avec une composante dont la nature était incontestablement " bourgeoise ", le Parti radical. Celui-ci était de tous les gouvernements, et de toutes les alliances, à droite, à gauche : il en était le centre, fournissant le plus grand nombre de ministres, et de nombreux chefs de gouvernement à tous les postes possibles : après Georges Clémenceau, les deux Edouard, Edouard Herriot, Edouard Daladier, André Tardieu, Gaston Doumergue, Paul Painlevé, Albert Sarrault. Tous avaient géré l’économie et les institutions au mieux des intérêts des grands groupes capitalistes depuis la fin de la Première guerre mondiale.

Après la poussée nationaliste et la chambre " bleu horizon " du 16 novembre 1919, après l’échec des grandes grèves de mai 1920, après la scission de la vieille Sfio au congrès de Tours, une lente concentration économique, industrielle et géographique s’opère, tandis que le salariat augmente en nombre (sur 20 millions d’actif, environ 40 % de salariés).

La courbe du revenu national, à prix constants, de 1920 à 1931 fait apparaître une profonde crise en 1921, suivie d’une remontée en 1924, d’oscillations de 1924 à 1928, de la “grande” crise en 1929, d’une nouvelle phase de progrès rapide qui ramène le revenu national à 33 % environ au-dessus de son niveau de 1913. L’œuvre de reconstruction s’effectue, sous la poigne de Raymond Poincaré, de Tardieu, en dépit des difficultés du franc, des dettes et de la question conflictive et récurrente des " réparations " de guerre. Le cartel des gauches l’emporte en 1924, alliance des radicaux et du Ps, sans que ce dernier participe au gouvernement et alors que le Pcf s’est auto-exclu de l’accord. Les radicaux, eux-mêmes sont partagés, entre les " radicaux du Sénat " élus pour 9 ans au suffrage indirect, et les députés de l’Assemblée davantage dépendants du suffrage direct tous les 4 ans. Selon les avancées de la droite aux élections de 1928, ou le retour d’une majorité "cartelliste " radical-socialiste en 1932, de multiples combinaisons, se succédaient sans empêcher la crise de s’infiltrer partout avec son cortège de misère, de détresse économique et de conflits sociaux.

Même si le marasme de la crise de 1929 se dissipe en été 33, une rechute se produit en janvier 34 et c’est ce climat délétère, ces crises politiques (et les scandales comme l’affaire Stavisky), ces difficultés économiques qui président à la journée des Ligues fascistes du 6 février 34 puis à la réaction unitaire de la gauche, le 12 février 34, et enfin à la naissance du Rassemblement populaire " pacte d’unité d’action " signé le 27 juillet 1934, scellé par une manifestation unitaire grandiose le 14 juillet 1935.

En fait le " Front popu " est à la fois une aspiration, un choc, un enthousiasme unitaire, mais il est largement construit par une " poussée de la base ", et lorsque les dirigeants du Pcf décident de le mettre en œuvre, c’est en le plaçant à la remorque des radicaux et de leurs exigences. Paradoxalement, ce sera au moment où les radicaux perdent pied que le Pcf s’allie avec eux... D’emblée il y avait contradiction entre la nature de l’alliance réalisée et les aspirations qui l’avaient engendrée. Une telle contradiction aurait d’ailleurs pu être balayée si....

2°) Si les staliniens n’avaient réussi à freiner le mouvement :

Car la politique devenue de " Front populaire " n’était pas une politique librement improvisée sous l’impulsion spontanée des travailleurs français au plan national... Cela ne fonctionnait pas ainsi du temps de la Comintern sous Staline en 1934-36.

En fait Hitler était arrivé au pouvoir en février 1933 : considéré comme quantité négligeable et phénomène éphèmère par la direction de Joseph Staline, et même comme un signal de l’effondrement imminent du capitalisme et de la proximité de la révolution socialiste, cet événement fut d’abord l’occasion d’exacerber la ligne ultra gauche de tous les Pc, allemands, français, italiens, etc.

Tous les Pc, en effet, combattaient en priorité le " social-fascisme " c’est à dire les socialistes considérés comme des traîtres plutôt que les vrais fascistes jugés... peu dangereux. Les militants des différents Pc passaient l’essentiel de leur énergie à combattre leurs frères socialistes que leurs ennemis nazis, si bien que ces derniers l’emportèrent chaque jour un peu plus et que leur menace devint réelle non seulement contre " les démocraties " mais contre l’Urss elle-même.

Staline entreprit alors de renverser le cours de sa politique ultra gauche et de créer un " front " ouvert aux démocraties, et à leurs partis. Il signa une entente militaire, un pacte de défense réciproque en mai 1935 avec Laval : la défense de l’Urss exigeait partout et en France, une " défense nationale " (les " deux ans " de service militaire) renforcée et des crédits militaires supplémentaires.

C’était un tournant " unitaire " certes, mais dont la fonction n’était pas d’encourager les luttes sociales, elle visait à créer un front large de défense dans le cadre de l’ordre établi. C’est pourquoi le Pcf ne s’alliera pas seulement aux socialistes, mais ira chercher des alliés bien au-delà d’eux, avec les “forces bourgeoises” de droite : le but n’était pas un " front de classe ", ni un " front unique ", pas une alliance sociale, mais au contraire, une alliance interclassiste, un “front national”, aux visées sociales trés limitées. C’est pourquoi, quand les grèves de mai-juin 36 déferlèrent, le Parti communiste les subit, les suivit mais fit tout pour les arrêter, l’Humanité titrant : " Le programme du Front populaire, tout le programme du Front populaire, mais rien que le programme du Front populaire ". Maurice Thorez s’écria qu’ " il fallait savoir arrêter une grève ". L’Humanité alla ensuite jusqu’à mettre avec force les points sur les " i " : " Les radicaux ont raison ! ". Les grévistes et ceux qui les soutenaient furent vivement dénoncés, insultés, isolés.

3°) les socialistes " secoués "

Les partis de gauche unis dans le Front populaire ont gagné le 3 mai 36, ensemble, un demi-million de voix par rapport à 1932 ce qui n’est pas énorme comme progression. Mais le désistement réciproque avait fait des merveilles : par rapport à 1932, il y a 72 communistes au lieu de 10, (+ 500 %) 146 Ps au lieu de 97, 116 radicaux au lieu de 159. Pour la première fois le Parti radical, en perte de vitesse, cesse d’être le plus grand parti de la gauche (- 400 000 voix) et le Ps boosté, devient à la fois le centre de gravité de la coalition et le plus fort partenaire du " Front popu ".

La radicalisation s’effectue à gauche, au détriment de l’élément " extérieur " au front de classe : les radicaux. Pourtant, du fait du Pcf, le gouvernement formé le 4 juin, 31 jours après le second tour, ne reflète pas cette évolution de la base, ce n’est, a contrario, qu’une alliance Ps-radicaux.

Coincés, les socialistes se heurtent à la fois aux radicaux et aux staliniens : ils se proposent alors, selon Léon Blum, une sage stratégie " d’occupation du pouvoir " et non pas de " conquête du pouvoir ". Blum attend même un mois entier après la victoire électorale avant de composer son gouvernement. Mais c’est au cours de ce mois-là que la vague de grèves et d’occupations spontanées se déclenche dans tout le pays.

Le 8 mai, dans l’Aisne, trente ouvriers des Fonderies St-Michel occupent les premiers leur usine et remportent la victoire en 5 jours dans le silence de la presse. Dans la seconde quinzaine de mai, c’est l’extension de la grève avec occupation, immédiate et musclée : le 11 mai, les usines Bréguet au Havre, le 12 mai, Latécoère à Toulouse, le 15 mai, 700 ouvriers occupent les usines Bloch à Courbevoie, puis le mouvement fait tâche d’huile, sans tenir compte des objections des directions syndicales : chez Hotchkiss à Levallois, chez Renault, Nieuport, Lavatte, Farmann, Dewoitine, Amiot, Citroën, dans tout le pays. Puis les 250 000 ouvriers de la métallurgie parisienne...

Silence absolu du côté des directions du Ps et du Pcf... Terreur du côté des " 200 familles " et du patronat qui demande l’évacuation de ses chères usines, et exige que Léon Blum se presse de gouverner pour arrêter tout cela... Dés le 2 juin, le Peuple, journal de la Cgt unifiée demande que " dés ce matin ", les délégués des usines se mettent en rapport avec leurs directions syndicales pour permettre la reprise du travail au plus vite ! Pourtant la vague gonfle d’heure en heure dans le bâtiment, l’alimentation, la chimie, le livre, l’habillement, les grands magasins.

Daladier, Salengro avec l’accord de Thorez appellent des renforts de gardes mobiles sur Paris. Léon Blum demande à la radio " aux travailleurs de s’en remettre à la loi " appelle " au calme, à la dignité, à la discipline " mais n’est en rien écouté : 800 000 ouvriers entrent en lutte dans le Nord, les mineurs annoncent la grève générale le 8 juin... Que pouvait la stratégie modérée, subordonnée aux radicaux, du Front populaire face à une telle radicalisation sociale ? Léon Blum ne cessa d’être balloté entre ses tentatives de calmer l’enthousiasme des grévistes et sa volonté de respecter les engagements initiaux pris avec les radicaux et les staliniens, engagements que lui-même approuvait, en son for intérieur, totalement ?

4°) L’antifascisme mal assumé

La question espagnole s’est imposée dés juillet 36 au cœur de toute l’histoire européenne. Alors que les élections donnaient la victoire au " Frente popular ", les fascistes, depuis le Maroc, lancent leurs troupes contre la République ! “Surpris par un coup d’état militaire dangereux, vous demande envoi immédiat de matériel : armes, avions, fraternellement " télégraphie à la France, Giral au nom du gouvernement espagnol légitime, démocratiquement élu. " Ce matériel très modeste va expédié " déclare Pierre Cot, ministre de l’Air français. Il ne le sera pas. Jean Zay, plus tard, confessa " Il eut suffi en juillet 1936 d’une aide insignifiante au gouvernement de Madrid pour qu’il étouffa la rébellion dans l’œuf " !

Pourtant le peuple espagnol, dans un extraordinaire sursaut, un des soulèvements les plus héroïques de l’histoire de l’humanité, à Barcelone, à Madrid, presque à mains nues, au prix d’extraordinaires sacrifices parvient à endiguer à partir du 19 juillet le coup d’état militaire, fasciste.

Mussolini et Hitler, eux, aident Franco et renversent cette situation.

Il faut choisir en France : tandis que dans toutes les réunions et meetings du Front populaire, les masses exigent " des avions, des canons pour l’Espagne ", Blum choisit la " non intervention " avec des trémolos de regret dans la voix " afin d’éviter une nouvelle guerre " ...qui, de toute façon, devait éclater en 1939. Lorsque, aujourd’hui, les commentateurs officiels, libéraux, dans toute la presse, de la France de 2006, expliquent que “le Front populaire n’a pas su préparer l’affrontement avec le fascisme”, ils omettent de dire que tous leurs confrères de l’époque, étaient opposés à l’intervention en Espagne, et que c’est cette absence d’intervention qui a permis aux pays fascistes de se renforcer et de s’entraîner. Les staliniens en Espagne freinèrent comme en France, toute révolution sociale : Staline était d’abord préoccupé de donner des gages aux anglais, de ne pas se couper des "démocraties ", pour lui, il n’était pas question de gréves générales, il n’y avait pas d’autre objectif, en France et en Espagne, que de conserver au pouvoir de larges coalitions à direction bourgeoise - alliées à l’Urss.

5°) Un cœur de la gauche socialiste faible

Les radicaux, c’était fondamentalement la droite. Ce sont d’ailleurs les " radicaux du Sénat " qui mettront fin au gouvernement de Léon Blum dés qu’ils le pourront. Le Pcf, avait fait sa propre police intérieure et s’était " stalinisé " au service de la politique extérieure de l’Urss et non plus des aspirations de sa base ouvrière. Restait le Parti socialiste, plus démocratique, plus perméable aux courants sociaux : en son sein, les Jeunesses socialistes d’abord, ruèrent dans les brancards, demandant une plus grande écoute des aspirations sociales. Fondées par Jaurès en 1912, elles avaient connu une première crise en 1920, répondant unanimement à l’appel de la révolution russe. En 1933, deuxième crise, la Sfio excluant les jeunes membres du " groupe Amsterdam-Pleyel " (du nom d’un des premiers et plus célèbres des rassemblements antifascistes). Une nouvelle radicalisation s’effectuait parmi les 2000 membres des jeunesses socialistes de la Seine, influencés par le courant de gauche " adulte " de Ziromski-Pivert : ils deviennent ainsi l’enjeu d’une bataille entre les " néos " (socialistes qui devaient tourner au fascisme) les staliniens (qui ne pouvaient supporter des jeunesse socialistes trop fougueuses et qui firent pression sur le Ps pour qu’ils soient matées) et l’appareil majoritaire du Parti qui tenta de les intégrer, de les manœuvrer puis les chassa...

Ces jeunes se battaient pour une unité d’action Ps-Pc sans les radicaux, un “front unique”, un gouvernement Blum-Cachin, mais pas avec Herriot.... Ils soutenaient les grèves, radicalisaient la lutte antifasciste et le combat social, mais leurs correspondants adultes hésitèrent, se coupèrent d’eux, avant d’être à leur tour, poussés dehors. Fred Zeller raconte dans ses mémoires (" Témoin du siècle ") :

" Nous étions en train de réaliser que l’unité d’action prise en main par les directions stalinienne et socialiste était en fait un nœud coulant passé au cou des jeunes et de la gauche socialiste révolutionnaire ". Léon Blum leur proposa des " postes " dans le parti, à condition qu’ils renoncent à leur journal, à leur unité, à leurs combats. Ils refusèrent et furent exclus... La tendance de Marceau Pivert se trouva ensuite dans la même situation, et dû créer le " Psop " (parti socialiste ouvrier et paysan). Mais cette " gauche socialiste " était trop faible, divisée, et ne put peser aux moments décisifs au cœur du parti.

Belles leçons à tirer pour les jeunes d’aujourd’hui...

Les cinq forces du mouvement populaire : 1°) une vraie dynamique populaire

Ce que nos historiens libéraux, hier comme aujourd’hui, ont toujours tendance à sous-estimer, sinon à gommer, c’est l’importance de l’action des masses et la volonté qu’elles expriment majoritairement, démocratiquement. A peine le mouvement victorieux anti-Cpe est-il achevé qu’ils l’oublient...

En 1936, c’est le peuple qui a voulu et imposé l’unité : les dirigeants du Pcf n’ont fait, après l’avoir violemment combattue de toutes leurs forces, que l’approuver pour mieux la contourner et la dévoyer derrière les radicaux. La célèbre réaction populaire au coup fasciste du 6 février 34 fut cette manifestation du 12 février, qui commence " séparément " et qui fusionne dans l’enthousiasme les cortéges socialistes et communistes : elle donnera le " ton ". Les salariés en ont assez de ces divisions entre socialistes et communistes qui durent depuis quinze ans et qui empêchent toute victoire. La Comintern stalinienne balbutie avant de prendre le " tournant " et de passer d’une ligne ultra gauche " classe contre classe " (communistes contre " sociaux-traîtres ") à une ligne de “Front populaire” (unité non seulement avec les socialistes mais avec les radicaux et partis bourgeois). Pourtant de mars 1934 à mai 1936, l’unité réelle, combative, se forge à la base : le 5 mars 34, Paul Rivet, Alain, Paul Langevin forment un " comité de vigilance des intellectuels antifascistes ". Le Pacte d’unité Ps-Pc, hélas étendu ensuite aux radicaux, est signé le 27 juillet 34. Un an plus tard le 14 juillet 35, c’est une manifestation grandiose d’unité qui montre déjà que le peuple en " veut plus " que ses dirigeants. L’unité syndicale est en marche et se réalise au congrès de Toulouse en mars 1935 : la Cgt redevient la centrale syndicale unique. Le " programme commun " électoral est ensuite élaboré...

Les grèves commencent en fait dés le début du printemps : les caissières et vendeuses des grands magasins demandent et obtiennent des augmentations de salaires : au début elles réclament 2 à 3%, enhardies, s’appuyant sur la force du mouvement, elles demanderont bientôt 15 puis 25 %... Le raz-de-marée de mai-juin 36 a été souvent décrit, dans son impétuosité, dans ses profondeurs, avec le bonheur de tous ces salariés étonnés de leur propre audace, spontanés, dépassant et de loin, leurs " dirigeants " socialistes et communistes... Même après la signature des accords Matignon les 8 et 9 juin, même après les 40 h, les conventions collectives, même après les hausses de salaires de 7 à 15 %, même après les congés payés (rajoutés le 11 juin, ils n’étaient pas prévus), la reconnaissance du contrat collectif, du droit syndical, des délégués ouvriers, le mouvement continue... "Les travailleurs ne doivent pas se laisser aller à l’illusion quez tout est possible, selon la formule irresponsable de marceau Pivert ! Il faut savoir terminer une gréve dés que la satisfaction est obtenue " crie Maurice Thorez. Léon Blum s’en prend aux " meneurs de grève " qui " en exigeant plus qu’on ne peut donner, font le jeu des ennemis du Front populaire ". Ca ne fait rien, le mouvement déferle... Il a fallu alors que les dirigeants mettent les bouchées doubles, dénoncent, menacent, divisent, freinent, bloquent pour que reflue lentement la force des grévistes...

Provocations policières, refus d’aider le front populaire espagnol, querelle internes, spéculations forcenées et deux dévaluations, hausse des prix et recul de 15 % du pouvoir d’achat, les patrons reprennent très vite et en gros ce qu’ils avaient cédé en détail. Les " décrets de 37 " vident les 40 h de leur impact, en introduisant les " flexibilités ", les “équivalences”...

2°) l’unité syndicale

Les plus grands moments de l’histoire sociale de notre pays correspondent à l’unité syndicale réalisée ou en passe de l’être...

La fusion de mars 1935 fut l’occasion d’une syndicalisation massive, comme cela n’eut lieu que deux fois en un siècle (la seconde fois fut après la Libération). C’est là qu’on vérifie a contrario que la faiblesse des effectifs syndiqués est dûe principalement à la division : dés que l’unité se réalise, le syndicalisme redevient de masse !

La marche à l’unité syndicale en accompagnant le Front populaire encouragea les grèves, donna la force aux salariés d’occuper leurs entreprises, ils avaient, grâce à leur unité, confiance en eux, en leurs luttes... La leçon est claire : les appareils qui ont intérêt à la division savent que c’est leur principale force pour casser les luttes, pour ne pas répondre aux aspirations de millions de salariés. Tant qu’il y a des " petits clans bureaucratiques " des petites équipes qui se querellent, se font concurrence, l’essentiel n’est pas atteint. Le mot d’ordre d’unité syndicale, au delà de ce grand moment, est toujours au cœur des grandes batailles historiques qui suivirent : de 1968 à 1995, de 2003 à 2006

3°) Les grèves avec occupation

Ce fut une expérience sans précédent mais immédiatement significative contre la toute puissance, l’arrogance du patronat. Les Maitres des Forges tombèrent des nues quand " leurs biens ", " leurs usines " furent occupées, et qu’il leur fut interdit d’y entrer par ceux qui y travaillaient tous les jours.

Le message était clair : “ C’est nous, les salariés, qui faisons tourner les machines, c’est nous qui produisons, sans nous, vous n’êtes rien, et ce que vous prétendez vous appartenir, c’est nous qui l’avons construit, c’est nous qui y vivons”. Les fêtes, les meetings, l’ambiance du Front populaire étaient bel et bien révolutionnaires, c’est pourquoi les patrons ont cédé si vite et si brusquement ce qu’ils avaient refusé pendant des décennies. Les récits des accords Matignon, la précipitation de ceux-ci montrèrent bien que toutes les parties sentaient l’immense pression social. Ce sont les rares moments de l’histoire ou la vérité s’impose, où la démocratie fonctionne au mieux : des millions de gens parviennent collectivement, par leur lutte, à obtenir ce qu’ils méritent et ce qu’ont leur a refusé habituellement, en les trompant, en les manipulant, en les divisant. L’occupation, ajoutée à la grève, et la naissance de délégués ouvriers, étaient le signe que " tout était possible " comme l’affirma le socialiste Marceau Pivert.

Mais les appareils ne l’entendaient pas ainsi, persuadés qu’ils savaient mieux que le peuple ce qui était bon pour lui : ils s’arqueboutèrent donc de toutes leurs forces pour faire évacuer les usines ! Les salariés n’ayant pas d’autre parti, ni même de force, de pôle à gauche suffisamment puissant pour les conduire plus loin, refluèrent et dans ces cas-là, les patrons, et les droites sont sans pitié, pour reprendre ce qu’elles ont momentanément concédé...

4°) L’héroïque peuple espagnol

Même en traitant le sujet, ici, superficiellement, il faut intégrer dans ce qui était l’un des atouts majeurs du front populaire... la mobilisation extraordinaire du peuple espagnol contre le putsch franquiste fasciste.

Ca n’était prévu, ni dans les plans des " démocraties ", ni dans ceux de Staline, ni dans ceux des fascistes eux-mêmes. Franco et les siens croyaient avoir partie gagnée en quelques heures dés lors qu’ils entraînaient l’essentiel de l’armée derrière eux. Les prétendus " démocrates " britanniques n’avaient aucune envie de risquer quoi que ce soit pour défendre la démocratie en Espagne. Ne pas intervenir pour les chefs du Front populaire français, c’était se condamner à mort politiquement. La seule synergie qui pouvait retarder la victoire du fascisme en Europe, elle existait entre les peuples français et espagnols. Toute reculade, toute temporisation était une concession à Mussolini et Hitler.

Mais toute mobilisation avait une dynamique révolutionnaire : il fallait s’appuyer sur les revendications sociales convergentes des peuples français et espagnols.

Le soulèvement populaire de Barcelone notamment, à partir du 19 juillet 26, surprit les fascistes trop sûrs d’eux, et repoussa de deux ans la défaite. Il aurait pu même être victorieux avec une aide conséquente et en temps utile du gouvernement français.

" Inconséquent " l’antifascisme du front populaire, " la France livrée à Hitler”,”le Front populaire fourrier de la défaite " de 40 ? Quand on entend cela dans la bouche des droites, des libéraux d’aujourd’hui, on a de quoi s’indigner : car c’est leur campagne d’enfer à l’époque contre tout soutien à la république espagnole qui a laissé le fascisme gagner à la fin des années 30 et qui lui a permis finalement, quand il l’a voulu, d’imposer la deuxième Guerre mondiale.

5°) Les racines du " modèle social français "

Enfin, surtout, les premières grandes conquêtes sociales, enrichies à la Libération, sont bien venues des grèves du temps du front populaire, en dépit des patrons et dirigeants.

Les “congés payés” qui en sont restés le symbole le plus éclatant dans l’imagerie, le souvenir populaire, ne figuraient pas au programme du " Pacte " de 1934 signé par Ps et Pcf ni dans les premières propositions de Léon Blum avant les accords de Matignon !

Sans doute les patrons qui méprisaient l’idée que le peuple puisse être payé sans travailler, ont-ils finalement préféré cette solution pour faire évacuer leurs usines occupées : mieux valait envoyer les travailleurs en vélo avec accordéon au bord de la mer que de les laisser paralyser les machines dans les locaux productifs...

Dans le début de début de ce 21 ° siècle sur le " modèle social français " il y a un profond silence sur l’histoire des mouvements sociaux qui l’ont construit : comme si tout avait été " octroyé ", comme si tout venait d’en haut, comme si c’était une question économique académique entre " écoles " d’experts libéraux ou non...

Comme si jamais le peuple n’avait fait irruption, n’avait manifesté ses préférences, sa volonté, n’avait imposé des changements profonds. Comme si en novembre décembre 95 ce n’était pas le peuple qui avait commencé à résister au libéralisme de Juppé, puis encore le peuple en 2003 à la réforme Fillon contre les retraites, puis en 2005 toujours le peuple contre le projet scélérat de constitution européenne, puis en 2006 le peuple remobilisé comme jamais face au Cpe et à la liquidation du Code du travail...

Le " modèle social français " a sa source essentielle dans le peuple et dans ces grands mouvements de grève de mai-juin 36. Comme c’est curieux, les " commémorations officielles " n’ont fait mention que du vote du 3 mai 1936 : France inter a choisi ce jour-là pour son émission " le téléphone sonne " pas le jour de l’extension des grèves, les 8, 9 juin, en dépit des accords Matignon.

Gérard Filoche, mai 2006


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