Violences policières : la France brutale

jeudi 5 octobre 2023.
 

En 2018, le mouvement des Gilets jaunes avait prouvé que la police française appliquait une doctrine du maintien de l’ordre inefficace et proscrite chez nos voisins. L’assassinat de Nahel nous a rappelé tragiquement, au tout début de l’été, qu’elle est traversée par un racisme structurel. Retour sur une « exception » française qui ne nous honore guère.

Que ce soit les supporters de foot, les « Gilets jaunes », les manifestants contre la loi travail ou la réforme des retraites, les « zadistes » de Notre-Dame-des-Landes, Bure ou Sainte-Soline, les amateurs de freeparty, toutes et tous ont goûté à cette amère réalité : la police française gère souvent la foule dans la brutalité. Alors qu’en Europe, la mode est aux techniques de désescalade, notre pays défend une doctrine d’usage de la violence.

Si les images tournent en boucle sur les réseaux sociaux et que le dossier est mis sur le devant de la scène depuis la crise des Gilets jaunes notamment, le maintien de l’ordre et ses excès n’est pas nouveau.

Une histoire ouvrière et coloniale

Le 1er mai 1891, à Fourmies, la police ouvre le feu sur une manifestation pour la journée de huit heures. Le bilan est de neuf morts et de trente-cinq blessés. En 1950, à Brest, Édouard Mazé, militant CGT meurt, tué par les forces de l’ordre lors d’une manifestation des ouvriers du bâtiment et des dockers. En 1955, à Nantes, Jean Rigollet, ouvrier maçon, est mortellement blessé par balle alors qu’il participe à une manifestation… Dans l’histoire française, les ouvriers ont, pour certains, payé de leur vie la participation à des mouvements d’émancipation.

Emmanuel Blanchard, historien spécialiste de l’histoire de la police, de l’histoire de l’immigration et du maintien de l’ordre en situation coloniale, rappelle que « dans l’empire, le rétablissement de l’ordre était destiné à “mater” les colonisés »1. Les forces de l’ordre réprimaient brutalement les « indigènes ». Ces violences prenaient place en dehors et sur le sol métropolitain. L’usage des armes est courant. En Indochine, on utilise l’Armée de l’air pour tirer sur des rassemblements de paysans. En Algérie, on mate toute rébellion, faisant des milliers de morts.

Après la Seconde Guerre mondiale, les défilés parisiens de « colonisés » sont la cible des policiers. On normalise, à leur égard, l’usage de la brutalité. En 1952, lors d’une mobilisation, la police tue par balle un Algérien. En 1953, la police ouvre le feu contre une nouvelle manifestation et tue sept hommes. Le 17 octobre 1961, c’est un massacre qui a lieu dans les rues de Paris, contre les Algériens. Des dizaines, voire des centaines, de morts (2).

Les ouvriers, les colonisés ont un point commun : leur place dans le monde social. Le maintien de l’ordre n’est pas un sujet technique, mais un outil de plus dans l’arsenal de la violence sociale. Une foule est bien traitée ou mal traitée selon qu’elle est bien ou mal née. Encore aujourd’hui, les mécanismes de domination sont inhérents à la manière dont on traite un groupe, un cortège. Le maintien de l’ordre très offensif, violent, incombe aux groupes dont la reconnaissance politique est la plus faible. Cela discrimine évidemment les personnes selon leurs origines ethniques. Cela peut aussi toucher des groupes sociaux : les ouvriers, les écolos… Cela s’applique aussi pour des pratiques marginales : ultras de foot, teufeurs.

Un durcissement depuis 2010

Après un mouvement de pacification de la gestion des foules au cours du XXe siècle, les spécialistes notent un retour aux méthodes musclées.

Fabien Jobard, sociologue spécialiste des recherches en normativité,, en compagnie de son collègue Olivier Fillieule, rapproche les techniques à l’œuvre contre les Gilets jaunes, en 2019, avec le modèle de maintien de l’ordre « de la fin du XIXe siècle : tolérance zéro à partir du moment où des sommations ont été faites conformément à la loi de 1848 sur les attroupements, et pratique de la “louvoyante” consistant à intervenir après les premiers heurts, même minimes, en lâchant des petits pelotons d’agents tous azimuts pour disloquer les groupes et procéder à des arrestations » (3).

Le bilan humain du mouvement des Gilets jaunes est hallucinant à tout point de vue : humainement, près de 2 000 blessés et judiciairement, plus de 5 500 interpellations.

Contrairement à ce qui aurait pu arriver, l’épisode violent des « Gilets jaunes » n’est pas une parenthèse. Il est une illustration de la normalisation de la brutalisation policière, dans la gestion des foules. Le sociologue date ce processus au début des années 2010. De fait, en 2009, l’arrivée de dotations en lanceurs de balles de défense (LBD), d’abord de manière expérimentale, et très vite généralisée alors même qu’il y avait eu plusieurs blessés, notamment aux yeux, rend les intervention plus dangereuses. Associée à des techniques souvent uniques en Europe, comme les grenades explosives, la doctrine française est, pour Fabien Jobard, « autoritaire » et « éloignée de l’esprit comme de la lettre du droit de la manifestation ».

Un maintien de l’ordre inefficace et dangereux

Pour Cédric Moreau de Bellaing, sociologue du droit spécialiste de la police, le mouvement des Gilets jaunes met à l’agenda politique la question des moyens du maintien de l’ordre et la remise en cause des violences policières. Il analyse la distance entre la population et le corps policier : « Les indices de confiance dans les institutions policières restent élevés, mais il y a une méfiance qui s’est installée en lien avec une tendance sociale qui existe depuis plusieurs années et que j’appelle la tentation du face à face » (4). De fait, les policiers se disent être des cibles de la violence… comme une part grandissante de la population.

Au-delà des techniques, c’est la posture des policiers qui changent. Pour Cédric Moreau de Bellaing, les agents se sentent autorisés à utiliser des techniques qui étaient auparavant réservées à des corps d’élite ou spécialisés. Les techniques d’immobilisation, auparavant réservées à des brigades antigang, peuvent aujourd’hui être déployées pour des refus d’obtempérer, lors de contrôles routiers par exemple.

Pour le sociologue du droit, il y a eu une vingtaine d’années pendant lesquelles peu de problèmes majeurs se sont posés en matière de maintien de l’ordre. Or, les autorités françaises et les alternances politiques ne se sont pas interrogées sur les évolutions à venir, face aux nouvelles formes de mobilisation. Pire, elles ont introduit des outils décriés qui créent le danger, là ou d’autres pays (Italie, Belgique, ou encore Allemagne) ont fait le choix d’interdire les LBD dans la gestion des foules.

En quelques années, on est passé d’une stratégie de maintien de l’ordre défensive, basée sur la discussion et la mise à distance des protestataires, à une stratégie offensive, de contact et d’interpellations, pour alimenter les chiffres de Beauvau. Les manifestations de dizaines de milliers de personnes escortées par deux scooters de la police nationale ont été remplacées par la généralisation de défilés entièrement ceinturés par les forces de l’ordre : devant, derrière, sur les côtés.

Le rôle des images et de l’info continue

Une des forces des victimes de violences, ce sont les images. Omniprésentes dans notre société, elles ne sont plus l’apanage d’une autorité qui contrôle ce qui est diffusé. Régulièrement, lors de gestions de foule brutales, des personnes brandissent leurs téléphones, filment et diffusent elles-mêmes. Conséquence, des images amateurs font le tour des réseaux sociaux en un week-end et les chaînes d’info finissent par les relayer. Ici, des lycéens à genoux, là des féministes en train de se faire traîner à terre par des CRS.

Christian Mouhanna, chercheur spécialiste des organisations policières, de la justice pénale et du milieu carcéral, exprime un paradoxe : « Il est intéressant de voir que la vidéosurveillance dont on a équipé nos villes n’a jamais servi à contrôler le travail des policiers. […] Le smartphone devient un outil de contrôle des policiers. D’ailleurs, on le voit pour les manifestations, on le voit aussi dans les banlieues » (5). La construction médiatique est donc essentielle pour les victimes. Elle est une des clés de leur reconnaissance dans leur position de victime.

À l’échelle européenne, l’exception française

En 2010, neuf pays ont initié une recherche dénommée Godiac (good practice for dialogue and communication as strategic principles for policing political manifestations in Europe). Ce projet, soutenu par l’Union européenne, vise à expérimenter des méthodes nouvelles d’apaisement des relations entre populations et forces de l’ordre, lors des mouvements de protestation sociale. La France n’y participe pas.

Olivier Fillieule, sociologue du politique français, résume ironiquement cette situation : « En France, les forces de l’ordre disent avoir inventé le maintien de l’ordre et montrent une belle résistance à coopérer et à recevoir des leçons des autres sur leurs stratégies » (6).

Réformer le maintien de l’ordre

Pour la population, comme pour les fonctionnaires de police, il est urgent de réformer. Toute la gauche, autour de la NUPES, doit porter haut ce sujet. La répartition des effectifs est une des clés au renouvellement du lien entre population, notamment dominée et/ou discriminée, et forces de l’ordre. Le maintien de l’ordre doit avoir pour but la désescalade de la violence, pas sa banalisation.

Réformer, contrairement à ce qu’avancent certains syndicats de policiers, c’est améliorer les conditions de travail des policiers. Cela passe par des enveloppes budgétaires dédiées à la remise en état et à l’agrandissement des locaux de travail bien souvent exigus, où les bureaux partagés sont la norme. Des moyens supplémentaires pour renouveler les équipements, notamment les logiciels-métiers. C’est enfin des moyens pour renforcer le suivi psychologique des agents.

Il faut rétablir une police de proximité, renforcer les moyens de police judiciaire. Il est nécessaire d’ouvrir des commissariats et postes de police. La BRAV-M doit être dissoute. Les effectifs de l’antigang et de l’anticriminalité doivent être exclus des opérations de maintien de l’ordre. La gauche toute entière doit revendiquer l’interdiction des armes mutilantes, des techniques dangereuses d’immobilisation ou de nasse dans la gestion des foules.

Pour contrôler et réparer les violences commises par des policiers, il est nécessaire de se doter d’organismes dédiés. L’Inspection générale de la Police nationale (IGPN) et l’Inspection générale de la Gendarmerie nationale (IGGN) ne peuvent pas remplir ce rôle. Il faut les remplacer par une autorité indépendante.

Marlène Collineau

NOTES

1.Interview accordée au Monde, le 9 septembre 2022.

2.Voir Jean-Paul Brunet, Police contre FLN. Le drame d’octobre 1961, Flammarion, 1999, et Jean-Luc Einaudi, Octobre 1961. Un massacre à Paris, Pluriel, 2011 (1èreéd. 2001, chez Fayard.)

3.Olivier Fillieule et Fabien Jobard, Politiques du désordre, Le Seuil, 2020.

4.Dans un numéro de l’émission La Grande table intitulé « Maintien de l’ordre : la doctrine a-t-elle changé ? », France Culture, 31 janvier 2020.

5.Débat dans Les Matins de France Culture, 10 mars 2020.

6. Cité par Simon Auffret, « Maintien de l’ordre en manifestation : la France à l’écart des initiatives européennes pour une “désescalade” », Le Monde, 31 janvie


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